Le texte suivant est une traduction d’un article initialement publié, en anglais, sur le site du Scientific American, en mai 2020.
Les Pygmées coexistaient avec la faune et la flore depuis des millénaires – jusqu’à l’arrivée des professionnels de la conservation associés aux industries extractives.
Dans l’obscurité totale, assis sur le sol de la forêt avec nos corps si proches qu’ils se touchent, nous chantons, chaque voix produisant une mélodie différente et yodlée pour créer une dense harmonie. Au fil des heures, les mélodies individuelles se fondent les unes aux autres, et nous commençons à nous perdre dans la fresque humaine et acoustique que nous avons créée. L’intensité du chant se construit, sa coordination se perfectionnant jusqu’à ce que la musique devienne si belle que le soi se dissous. Une telle splendeur attire les esprits de la forêt vers le camp pour qu’ils se joignent à nous, telle est la croyance des BaYaka. Comme de minuscules points luminescents, ils flottent autour de nous, s’approchent puis se réfugient dans la forêt, leurs voix subtiles sifflant de douces mélodies se glissant occasionnellement à travers la polyphonie. Submergés par la beauté que nous avons créée ensemble, certains lancent « Njoor ! » (« Ma parole ! »), « Bisengo » (« Quelle joie ! ») ou « To bona ! » (« Juste comme ça ! »).
Dans ces moments, vous avez l’impression d’être la forêt, votre conscience s’étendant pour englober les arbres, les animaux et les personnes autour de vous. Expérimenter une telle générosité, comme j’en ai eu la chance durant ma recherche doctorante parmi les Pygmées BaYaka de la République du Congo dans les années 1990, est profondément émouvante. Une connexion gaie et affectueuse s’établit entre toutes les choses et tout le monde à proximité. Durant ce « jeu des esprits », une forme intense de théâtre, les BaYaka se sentent communier directement avec la forêt ; ils lui communiquent leur considération et leur attention tout en réaffirmant leur profonde relation mutuelle d’amour et de soutien. Comme disait mon ami Emeka : « Un BaYaka aime la forêt comme il aime son propre corps. »
Les BaYaka suivent des règles strictes dans la chasse et la cueillette. Ils récoltent les ignames sauvages en veillant à leur prolifération, ils évitent de tuer des femelles gestantes, et consomment ce qu’ils peuvent trouver à proximité. Durant plusieurs millénaires, leurs activités et celle des autres tribus Pygmées du bassin du Congo ont stimulé la productivité de la forêt, pour toutes les créatures, humains compris. Les BaYaka n’ont pas de mot pour la famine. Un soir j’ai essayé d’expliquer à Emeka et à d’autres rassemblés autour d’un feu qu’il existe des endroits où les gens meurent de faim, j’ai alors fait face à au scepticisme et à l’incrédulité.
Dans ces mêmes années 1990, des institutions internationales comme la Banque Mondiale, travaillant en partenariat avec les gouvernements nationaux et les agences de conservation, mirent en œuvre des modèles de développement durable dans le bassin du Congo. Ils divisèrent la forêt vierge en larges sections pour l’exploitation forestière et d’autres activités tout en mettant de côté des « aires protégées » comme refuge pour la faune et la flore. Selon une croyance née dans les politiques états-uniennes du XIXe siècle – la nature prospère quand les humains n’y touchent pas –, les gouvernements régionaux ont banni les groupes de Pygmées des réserves sauvages.
Dès lors, j’ai pu voir une jungle luxuriante, grouillante d’éléphants, de gorilles, de chimpanzés, de sangliers, de singes et d’antilopes devenir une zone boisée dégradée par les marchés nationaux et internationaux engloutissant les produits de la forêt. Les populations des éléphants d’Afrique centrale ont chuté de plus de 60 % entre 2002 et 2011, et le déclin se poursuit. Auparavant actifs, bien nourris et pleins de vie, les BaYaka aujourd’hui sont souvent des travailleurs journaliers sous-alimentés, dépressifs et alcooliques logés en bordure de leurs anciens territoires, terrorisés par les soi-disant éco-gardes, exploités commercialement et sexuellement par les étrangers. Ils ont prospéré dans le bassin du Congo pendant des dizaines de milliers d’années avant de succomber en quelques décennies à l’appétit de la civilisation industrielle pour les ressources naturelles et à son approche coloniale pour sécuriser ces richesses – en expulsant les indigènes de leurs terres natales.
En opposition à une telle vision hiérarchique de la conservation, souvent associée aux industries extractives et qui échoue régulièrement à remplir ses objectifs initiaux, une approche plus populaire de la défense des forêts et de la faune sauvage gagne régulièrement du terrain. Un rapport de 2019 produit par la Plateforme Intergouvernementale Scientifique et Politique sur la Biodiversité et les Services écosystémiques [IPBES, équivalent du GIEC pour la biodiversité] des Nations Unies affirme que les peuples indigènes sont concrètement les meilleurs pour maintenir la biodiversité sur leur terre. 80 % de la biodiversité terrestre sur la planète coïncident avec les 65 % de la surface de la Terre gérés par des indigènes ou des communautés locales. Ce nouveau paradigme de la conservation cherche à donner les moyens aux communautés locales de résister aux forces marchandes envahissant leurs territoires.
Les BaYaka eux-mêmes m’ont aidé dans cet effort. Le programme de la « Science Extrême des Citoyens » (Extreme Citizen Science ou ExCiteS) permet aux locaux de cartographier leurs ressources et les dangers les menaçant et de partager leurs connaissances écologiques avec les étrangers. Les outils et méthodologies que nous avons conçus dans le bassin du Congo se sont révélés utiles dans diverses parties du monde. Le réseau communautaire dans la forêt de Prey Lang au Cambodge a rencontré un tel succès en utilisant la dernière version de notre outil cartographique – l’application Sapelli – pour protéger la forêt – qu’elle a remporté le prestigieux Prix Équateur des Nations Unies en 2015, le Prix de l’Innovation de la Société Internationale des Forêts Tropicales de Yale en 2017 et l’Energy Globe Award en 2019.
L’homme bayaka idéal
Lorsque ma femme, Ingrid, notre fils de trois ans, Nando, et moi sommes descendus avec appréhension du canoë sur les rives sableuses de la Rivière Sangha dans le nord-ouest du Congo en 1994, ce fut Emeka qui nous accueillit avec un large sourire. Homme charismatique dans la trentaine, il était l’un des membres d’un groupe d’environ quarante Pygmées qui campaient là. Vivant à travers le bassin du Congo – de l’Ouganda en passant par le Rwanda et le Burundi à l’est jusqu’à l’océan Atlantique à l’ouest – les bandes de chasseurs-cueilleurs pygmées parlent un éventail de différentes langues et leur nombre est estimé entre 300 000 et un million. Tout tend à prouver que ce sont les habitants originels de la forêt ; les études ADN indiquent que leurs ancêtres ont vécu dans la région pendant au moins 55 000 ans.
Malgré leurs différences superficielles, ces groupes de Pygmées vivant toujours dans des forêts intactes partagent des approches similaires pour bien vivre dans cet environnement – leurs huttes en forme d’igloo faites de lianes et de feuilles, les outils qu’ils utilisent pour chasser ou collecter le miel, les caractéristiques de leurs chants pour communier avec les esprits de la forêt. Durant les trois années suivantes, Ingrid, Nando et moi avons parcouru plusieurs milliers de kilomètres à voyager à travers la forêt avec Emeka, sa femme, Mambula, et de nombreux autres membres de sa famille élargie. Nous partagions leur mode de vie animé et égalitaire. Nos compagnons nous apprirent à vivre comme des chasseurs-cueilleurs : comment marcher et progresser à travers des marécages ; se repérer en utilisant la piste des éléphants ; chasser des animaux ; récolter des fruits, des tubercules, des feuilles comestibles et des insectes saisonniers ; construire une digue sur les ruisseaux de la forêt pour piéger des poissons ; et jouer avec les esprits de la forêt.
Emeka — chasseur courageux et fort, père et mari attentionné, indulgent et appliqué, médiateur d’humeur constante, sage conseiller, talentueux orateur, chanteur, conteur et directeur de productions théâtrales improvisées sur le camp, et généreux de surcroît — était notre guide. L’économie des BaYaka repose sur le principe suivant ; si quelqu’un possède une chose que vous désirez, vous lui demandez, tout simplement. Vivre dans une telle économie du partage et de la demande (comme les anthropologues l’appellent) s’apparente à vivre dans un monde où les biens sont gratuits. Même si vous y contribuez rarement – par exemple, si vous êtes un enfant ou une personne âgée, ou si vous êtes mentalement ou physiquement handicapé – personne ne remet jamais en question votre droit de demander une part de tout ce qui est rapporté au camp. Emeka donnait invariablement tout ce qui était en sa possession.
Les BaYaka rejettent avec véhémence la réduction du monde naturel à une propriété privée. « Komba [le créateur] a créé la forêt pour qu’elle puisse être partagée par toutes les créatures », disait Emeka. Une fois, durant une chasse nocturne, nous avons campé près d’un groupe de gorilles. Le mâle au dos argenté, sentant la fumée de notre feu, s’est mis à rugir et à éructer pour nous intimider. Emeka était furieux. Criant et injuriant, il réprimanda le dos argenté qui imaginait que la forêt était sienne : elle est là pour satisfaire les besoins de toutes les créatures. Une autre fois, mon ami Tuba, désignant son jeune fils, me dit alors : « Regarde, il mange la nourriture de la forêt, et son corps devient plus fort. » En effet, les Bayaka se voient comme la forêt transformée en personnes – si bien qu’ils ne peuvent imaginer en vendre une partie comme je suis incapable de vendre mon pouce ou mon pied.
Dans le même esprit, les BaYaka soutiennent que la forêt conserve son abondance aussi longtemps que chacun respecte certains principes. La rareté ou le manque sont les conséquences des agissements d’individus qui ne partagent pas correctement, et de la disharmonie qui s’ensuit – pas seulement de l’incapacité de la nature à subvenir aux besoins. Un ensemble de règles appelé ekila assure la plénitude. Si une parcelle de forêt devient improductive, par exemple, les BaYaka en interdisent l’accès pour que plus personne n’y chasse et collecte ; l’interdiction est levée quand la zone se rétablit. Chacun, dans le camp, doit recevoir une portion de viande de la chasse et traiter la carcasse de l’animal avec respect. La forêt se soucie de ses habitants et désire entendre des sons agréables émanant d’eux ; partager des chants et des rires avec la forêt l’incitera à être munificente. Ainsi, les institutions sociales clés des BaYaka n’assurent pas seulement l’abondance mais célèbrent et génèrent aussi la joie.
Notre temps passé à vagabonder dans la forêt durant les années 1990 fut idyllique. Nous mangions des aliments sauvages et nous nous déplacions librement et sans crainte. Nous dansions et pratiquions les scènes d’esprits pendant des jours, parfois des semaines. « C’était un peuple qui avait trouvé dans la forêt quelque chose qui rendait la vie plus que digne d’être vécue, quelque chose qui en faisait, avec toutes ses difficultés, ses problèmes et ses tragédies, une chose merveilleuse, pleine de bonheur et exempte de tracas », écrivait il y a trois décennies l’anthropologue Colin Turnbull au sujet des Pygmées BaMbuti du nord-est du Congo, à presque 1 400 kilomètres de là. Je ressens à peu près la même chose au sujet des BaYaka.
Mais les problèmes couvaient. En 1993, la Wildlife Conservation Society (WCS) avait travaillé avec la Banque Mondiale pour établir le parc national de Nouabalé-Ndoki en République Démocratique du Congo. Couvrant 4 000 kilomètres carrés à la frontière du pays avec la République Centrafricaine, il était censé protéger les éléphants, les antilopes bongo, les chimpanzés et les gorilles. Comme les Pygmées laissaient très peu de traces de leur présence, les autorités et les scientifiques de la WCS ont déclaré que la zone était inhabitée. Lorsque les patrouilles de gardes forestiers ont croisé des chasseurs-cueilleurs dans la réserve, ils les ont expulsés. En résultat, les clans BaYaka du Congo ont été séparés de leurs proches de République Centrafricaine et ont perdu l’accès à de larges parcelles de forêts qu’ils connaissaient intimement depuis des générations.
Les frontières du parc se trouvent à quelques 150 kilomètres au nord de l’endroit où je me trouvais avec le clan d’Emeka, nous n’avions donc pas ressenti l’impact de sa création. Mais nous nous trouvions dans l’immense « zone tampon » qui comprenait de vastes concessions dédiées à l’exploitation forestière autour de la zone protégée. Ainsi débutait la fin d’un espace d’abondance et florissant où une large diversité d’espèces s’épanouissait.
L’arbre Sapele
Je me souviens de la première fois où nous sommes tombés sur une route forestière, en 1994. Mes compagnons BaYaka se plaignaient de la dureté de la surface sous la plante de leurs pieds, de la chaleur sans l’ombre des arbres, et des nombreuses mouches qui nous importunaient. Emeka et moi avons ri lorsque les femmes se réfugièrent loin dans la forêt, comme si un buffle les chassait, lorsque le premier camion grumier passa sur la route. Avec le temps, les routes en sont venues à quadriller la forêt, facilitant l’extraction de la viande de brousse, des plantes comestibles et d’autres marchandises à destination des marchés urbains.
Le magnifique sapele (Entandrophragma cylindricum) [autres dénominations : sapelli ou sapali] présentait un intérêt particulier pour les entreprises du bois. Imperméable, incroyablement solide, résistant aux parasites et possédant un beau grain irisé, ce bois dur est très demandé sur les marchés internationaux. Mais le sapele était essentiel au mode de vie des Pygmées. Un jour, après un trek de 60 kilomètres, alors que je me plaignais de mes pieds endoloris, Emeka a découpé une plaque d’écorce en forme de diamant dans un sapele non loin de là – une couche de sa peau, juste au-dessous de l’écorce, constitue un puissant agent analgésique et antibactérien. Emeka l’a placée à l’envers sur le feu de camp pour chauffer les huiles de la couche aux vertus médicinales. Puis il la posa sur le sol et me demanda d’appliquer mes pieds dessus. Le soulagement fut instantané, et merveilleux. J’ai souvent vu des enfants BaYaka atteints du paludisme inhaler des vapeurs d’eau chaude infusée avec de l’écorce de sapele pour réduire la fièvre.
Plus important encore sont les grands sapeles, s’élevant bien au-dessus de la canopée. Juste avant la saison des pluies, ils attirent des hordes de papillons (Imbrasia oyemensis) qui pondent des œufs sur les feuilles. À l’éclosion, les larves se transforment rapidement en de grosses chenilles tout à fait délicieuses et très nutritives, si abondantes qu’elles recouvrent le sol d’un épais tapis au pied de ces grands arbres. Les Pygmées apprécient les chenilles non seulement pour leur saveur mais aussi parce qu’elles arrivent au bon moment : les pluies dispersent les animaux qui ne se rassemblent plus autour des mêmes points d’eau, rendant la chasse imprévisible. « Komba envoie les chenilles pour nourrir les gens quand la chasse est difficile », m’a un jour dit Emeka alors que nous en faisions rôtir en brochette sur des braises chaudes et que nous savourions leur goût authentique et leur texture charnue.
Bien que les BaYaka aient été profondément bouleversés lorsque des bûcherons ont abattu des arbres « chenilles » qu’ils exploitaient depuis des générations, leur puissante éthique du partage les amenait à ne pas ressentir le besoin de résister ou de s’y opposer. « Il y a beaucoup d’arbres dans la forêt, pour tout le monde ; nous pouvons en partager certains », déclaraient initialement plusieurs d’entre eux.
Ma famille et moi avons quitté le Congo en 1997, au début de la guerre civile, mais j’ai continué à régulièrement me rendre dans la région pour mon travail de recherche. Après la fin du conflit, en 2000, un nouveau gouvernement a ouvert toutes les forêts restantes aux bûcherons, pour raisons lucratives. Ils ont construit de nombreuses routes, ce qui leur a permis d’atteindre des régions de plus en plus reculées. En 2003, la production annuelle de grumes avait plus que doublé par rapport aux années 1990, pour atteindre plus de 1,3 million de mètres cubes, et elle continuait à augmenter.
En découvrant cette tendance, les écologistes ont fait pression sur les sociétés d’exploitation forestière opérant dans le bassin du Congo afin qu’elles suivent les directives du Forest Stewardship Council (FSC). Cette certification oblige les sociétés à respecter les lois nationales, à minimiser leurs impacts environnementaux, à se tenir à l’écart des zones à haute valeur de conservation (comme les parcelles où la densité de chimpanzés est plus élevée) et à respecter les droits des travailleurs et des populations habitant la forêt. La multinationale Congolaise Industrielle des Bois (CIB) qui opérait depuis son siège situé à Pokola – une ville forestière sur la rivière Sangha – sur 1,3 million d’hectares dans la forêt des BaYaka, a décidé de tenter d’obtenir la certification FSC.
Selon moi, la société allait probablement continuer à abattre des arbres avec ou sans le label FSC – ce qui offrait une occasion rare et précieuse de protéger les droits et les ressources des Pygmées. Ayant auparavant étudié comment mettre en œuvre les principes du « consentement libre, préalable et informé » lorsque des populations vulnérables sont confrontées à la perspective de projets de développement sur leurs territoires, je suis devenu consultant rémunéré auprès du Tropical Forest Trust (actuellement appelé Earthworm), une organisation non gouvernementale que la CIB avait engagée pour l’aider à résoudre les problèmes sociaux liés à la certification FSC. Le trust m’a chargé de mettre en place un système permettant aux Pygmées habitant les concessions de la CIB de déterminer s’il fallait autoriser l’exploitation forestière sur leurs territoires.
Lorsque j’ai discuté de l’importance sociale et économique du sapele pour les Pygmées avec les dirigeants de la CIB, ils se sont inquiétés d’un conflit avec les quelque 10 000 BaYaka qui habitaient leurs concessions, ce qui les aurait empêché d’obtenir le certificat FSC. Des réunions tendues entre les BaYaka et le personnel de l’exploitation forestière ont suivi, lors desquelles je servais de médiateur, mais le fossé culturel s’est avéré insurmontable. Les chasseurs-cueilleurs étaient extrêmement mal à l’aise dans les immeubles de bureaux : des actes apparemment anodins, comme ouvrir des portes, leur semblaient intimidants, sans parler de tâches plus spécialisées, comme comprendre les ordres du jour et les formulaires. Dans leurs campements, cependant, Emeka et d’autres ont expliqué que seuls les sapeles dont la couronne émergeait de la canopée accueillaient de manière certaine les chenilles. Les BaYaka ont demandé que les bûcherons protègent ces arbres, ainsi que les sources naturelles, les tombes de leurs ancêtres, les bosquets sacrés, les arbres médicinaux et quelques autres ressources importantes.
J’ai proposé aux responsables de la CIB de soutenir les BaYaka dans la cartographie de ces sites et, à mon grand soulagement, ils ont accepté. Ingrid, qui travaillait dans le domaine de la santé publique, avait conçu un ensemble d’icônes pour aider les guérisseurs BaYaka à lire les étiquettes des médicaments à utiliser dans une pharmacie mobile qu’elle avait mise en place avec eux pour traiter les vers, le paludisme et d’autres pathologies. Cela m’a donné une idée. En collaboration avec les BaYaka et une société privée de logiciels appelée Helveta, qui développait des outils pour suivre les chaînes d’approvisionnement de matériaux rares (dans ce cas, des bois durs), nous avons conçu une interface graphique pour l’écran tactile d’un ordinateur de poche équipé d’un GPS. L’un des BaYaka se rendait sur un site à protéger – par exemple, un sapele émergent de la canopée – et touchait simplement le symbole de la « chenille » pour marquer son emplacement.
Le marquage a permis de passer outre les barrières linguistiques et culturelles. Lorsqu’ils ont superposé les cartes que les BaYaka avaient faites sur celles des sapeles qu’ils avaient marqués pour l’abattage, les bûcherons ont réalisé qu’ils pouvaient encore abattre suffisamment d’arbres pour réaliser un bénéfice. En collaboration avec les chasseurs-cueilleurs et les directeurs d’entreprises, j’ai mis au point un ensemble de procédures (par exemple, emmener des familles entières en excursion cartographique, car les hommes et les femmes BaYaka ne s’inquiètent pas de protéger les mêmes entités) visant à déterminer les conditions auxquelles les différents groupes BaYaka autoriseraient les bûcherons à entrer dans leur forêt. En 2006, la CIB est devenue la première grande société d’exploitation forestière à obtenir un certificat FSC dans le bassin du Congo. D’autres sociétés de cette vaste région ont également utilisé ce modèle, par la suite, dans leurs efforts de protection des droits des Pygmées et d’obtention de la certification FSC.
Bûcherons, braconniers, conservationnistes
Au fil des ans, j’ai vu tous ces efforts échouer. Le personnel surmené de l’entreprise a entamé un processus lent mais inexorable de démantèlement de toutes ces procédures – en contournant des obligations pesantes (en n’emmenant qu’un seul homme BaYaka pour réaliser la cartographie d’une zone, par exemple) ou en ignorant les problèmes techniques qui affectaient le matériel. Pourtant, les ressources marquées par les Pygmées étaient largement protégées. Si les chasseurs-cueilleurs – ou moi-même, en tant que médiateur avec le monde extérieur – avions anticipé ces impacts collatéraux importants de l’exploitation forestière, les BaYaka auraient peut-être refusé de donner leur consentement.
Auparavant, si quelqu’un voulait entrer dans la forêt, il devait avoir des guides Pygmées avec lui, et si les chasseurs-cueilleurs n’approuvaient pas le visiteur, ils refusaient de l’accompagner. Mais le réseau de routes d’exploitation forestière a permis aux braconniers commerciaux – qui chassaient non pas pour leur propre consommation mais pour des marchés intérieurs et internationaux insatiables – d’accéder à des zones vierges sans que les Pygmées puissent les contrôler. Ils ont utilisé les nouvelles routes pour effectuer des raids intensifs dans la forêt afin d’y trouver de la viande pour nourrir les consommateurs urbains. Le commerce de la viande de brousse était si lucratif qu’il a engendré des réseaux de braconnage bien organisés avec à leur tête des commanditaires appartenant aux élites étatiques comprenant des militaires ou des policiers. De plus, comme les camps d’exploitation forestière se sont développés au plus profond de la forêt, ils ont attiré les villageois bantous de sa périphérie qui sont arrivés pour fournir de la nourriture et d’autres services aux travailleurs. Les bidonvilles qui en ont résulté se sont développés pour contenir chacun des centaines de colons, dont beaucoup ont également commencé à chasser des animaux pour la viande de brousse.
Frustrés par la situation, les professionnels de la conservation de la WCS, du Fonds mondial pour la nature (WWF) et d’autres organisations ont réagi en employant des escouades d’éco-gardes afin de réprimer les crimes contre les espèces sauvages, créant sans le vouloir des milices qu’ils ne pouvaient pas contrôler. Beaucoup de ces gardes ont commencé à extraire des richesses de la forêt, coopérant parfois avec les réseaux de braconnage. Ils battaient et torturaient les Pygmées qu’ils trouvaient avec de la viande sauvage, même si cette dernière avait été chassée légalement. Après que les organisations de défense des droits de l’homme aient rendu publics ces abus dans les années 2000, les organisations de protection de la nature ont officiellement pris leurs distances avec les éco-gardes en encourageant les gouvernements locaux à les intégrer dans leurs ministères des forêts respectifs. Elles ont continué à soutenir les éco-gardes financièrement et logistiquement, mais elles ne pouvaient plus les discipliner ou les licencier, ce qui réduisait leurs obligations à rendre des comptes.
Autour de 2010, les agences de conservation ont commencé à collaborer avec les sociétés d’exploitation forestière pour contrôler le braconnage dans les concessions bordant les zones protégées. Les bûcherons ont audité le travail des éco-gardes afin d’estimer le nombre d’arrestations et de saisies de produits de contrebande (comme la viande de brousse). Incapables d’agir contre les puissants responsables du commerce illégal d’animaux sauvages, les éco-gardes ont commencé à s’attaquer à des cibles plus faciles : les chasseurs-cueilleurs et les villageois. Bien que les populations locales aient été légalement autorisées à chasser certaines espèces pour leur subsistance en utilisant des méthodes traditionnelles, dans la pratique, les éco-gardes considéraient tout morceau de viande comme preuve d’un acte de braconnage pour justifier des intimidations, des tortures et des passages à tabac.
À partir de 2007, la Chine a aggravé le problème en construisant des routes et d’autres infrastructures au Congo […]. Des centaines de travailleurs chinois sont arrivés pour la construction des routes, un afflux qui a coïncidé avec une augmentation importante du braconnage des éléphants. Les routes construites par les bûcherons étaient reliées aux routes nationales construites par les entrepreneurs chinois afin d’établir un réseau de transport efficace pour l’ivoire et la viande de brousse.
Les protecteurs de la vie sauvage ont réagi à l’intensification du braconnage en mettant les bouchées doubles sur la « conservation forteresse », comme l’appelle Victoria Tauli-Corpuz, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits des peuples indigènes. D’autres acteurs font une analyse similaire. La WCS, le WWF et d’autres organisations ont étendu les parcs nationaux existants en les reliant à des « zones de conservation transfrontalière », tels que le parc trinational de la Sangha, avec ses 750 000 hectares comprenant le parc national de Nouabalé-Ndoki. Travaillant souvent de concert avec les industriels de l’extractivisme, les agences de développement et les organisations de conservation ont continué créer de nouvelles zones protégées dans le bassin du Congo, sans le consentement des populations locales. En mars dernier, des enquêteurs du Programme des Nations unies pour le développement ont rapporté que les Pygmées Baka du nord-ouest du Congo accusaient les éco-gardes supervisés et financés par le WWF « de violences gratuites, d’humiliations et d’intimidations ». Les éco-gardes expulsaient les Baka en dehors des frontières du projet de parc national de Messok Dja, une situation dénoncée par les chercheurs : « En conséquence, les activités de chasse traditionnelle des Baka ont été criminalisées ».
Peur, faim et alcool
La quasi-totalité de la forêt étant divisée en zones de conservation et en concessions forestières, où les Pygmées sont persécutés pour la chasse et la cueillette, les BaYaka ne peuvent plus prospérer ni conserver leur identité, qui se fonde sur la forêt, qui est liée à la forêt. « Oh, c’était bien, tellement bien ! Du miel pour tout le monde ! Plus d’ignames sauvages que vous ne pouviez en transporter ! », déclarait Mongemba, le frère aîné handicapé d’Emeka, en 2013. « Maintenant tout est fini, terminé ! Maintenant, il n’y a plus que de la tristesse ! Nous avons tellement faim. La peur, la peur ! Les garçons ont peur d’aller dans la forêt. » Maindja, une grand-mère de 45 ans, explique : « Si nous allons dans la forêt, nous sommes capturés par des éco-gardes. C’est pourquoi nous ne mettons plus notre corps dans la forêt. Maintenant, nous restons dans les villages, pas dans les camps de la forêt. Et c’est ainsi que la sagesse des ancêtres et de leurs pratiques disparaissent. »
Craignant de camper dans la forêt comme ils le faisaient auparavant et contraints par la nécessité économique, de nombreux BaYaka traînent autour des camps de bûcherons ou des villages de paysans agriculteurs, cherchant du travail comme ouvriers agricoles, ou servant d’aide à domicile. La plupart des hommes sont trop effrayés pour aller chasser. Étant donné que la valeur culturelle et sociale de ces hommes a toujours été conditionnée par le fait qu’ils rapportent de la viande pour nourrir leur famille – ce qu’ils ne peuvent plus faire – leur estime de soi s’est effondrée. Exerçant désormais comme travailleurs marginaux et souvent payés uniquement en alcool distillé illégalement, beaucoup deviennent alcooliques, avec tous les problèmes psychologiques, sociaux et économiques que cette dépendance entraîne. De nombreuses femmes BaYaka souffrent de violences domestiques, et celles qui vivent autour des camps d’exploitation forestière sont souvent exploitées sexuellement par des étrangers.
Du point de vue des Pygmées, leur forêt a été convertie en une gamme de biens floraux et fauniques accaparés par des étrangers pour en tirer des profits mystérieux. La logique du développement durable – répondre à la demande mondiale de ressources en ouvrant la forêt aux industries extractives tout en compensant les dégâts par des zones protégées militarisées – leur échappe complètement. Les exploitants forestiers justifient la poursuite de l’abattage comme une forme de développement, mais les populations de la forêt en bénéficient rarement. Les professionnels de la conservation mettent l’accent sur les dommages causés aux espèces menacées par l’exploitation forestière, les routes et les pressions du marché pour justifier les restrictions draconiennes imposées aux chasseurs-cueilleurs et les abus des éco-gardes. Mais d’après l’expérience des Pygmées, les éléphants, les léopards, les gorilles et les chimpanzés étaient autrefois communs dans leur forêt – et leur rareté actuelle découle directement de la présence d’étrangers.
Ils ont raison. Fiona Maisels de l’université de Stirling en Écosse et ses collègues ont estimé en 2013 que les populations d’éléphants dans le bassin du Congo ne représentent plus qu’un tiers de leur effectif du début du millénaire. Le nombre de gorilles des plaines occidentales a également fortement diminué. Le U.S. Fish and Wildlife Service rapporte qu’environ cinq millions de tonnes d’animaux sauvages sont extraites chaque année de ces forêts, ce qui provoque des extinctions locales. Et selon le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), 80 % des grands mammifères de nombreux parcs nationaux de la République Démocratique du Congo (qui est voisine de la République du Congo) avaient disparu en 2010.
La déconnexion entre les chasseurs-cueilleurs et les défenseurs de l’environnement résulte en fin de compte de leurs philosophies contradictoires. Pour les BaYaka, l’abondance, l’état naturel des choses, est assurée par un partage équitable entre toutes les parties prenantes. La forêt est un être sensible avec lequel ils entretiennent des relations sociales d’entraide et de soutien par le biais de tabous, de rituels, de chants et de danses. La kyrielle d’animaux rencontrés dans cette région jusqu’à très récemment témoignait du succès et de la soutenabilité, sur le long terme, de cet art de vivre. En revanche, les conservationnistes et les experts en développement représentent un système économique mondial réifiant la nature, encourageant sa transformation en marchandise et permettant à des élites de décider de la distribution des ressources, ce qui entraîne la raréfaction des espèces.
Un nouveau paradigme
Cependant, un nouveau paradigme, dans la conservation de la nature, est en train de se constituer dans le monde entier. Des chercheurs, des militants et d’autres personnes issues de la société civile en général comprennent que les communautés locales sont les meilleurs protecteurs de la nature et cherchent à les aider. Bien que le concept de cartographie qu’Emeka et d’autres m’ont aidé à concevoir n’ait finalement pas pu sauver le mode de vie des Pygmées, il s’avère plus efficace dans des endroits moins compliqués sur les plans institutionnel et technologique – ceux où il y a moins de corruption, plus de démocratie et une gouvernance plus forte, par exemple, ou un meilleur accès aux réseaux de téléphonie mobile.
Mes expériences dans le bassin du Congo m’ont finalement conduit au groupe de recherche ExCiteS à l’University College London. Nous avons depuis développé Sapelli, une application modifiable pour smartphone permettant de collecter des informations sur les ressources vitales, les activités des braconniers et d’autres variables ; Geokey, un système de stockage de données ; Community Maps, des cartes utilisées pour visualiser les données dans un contexte approprié ; et une méthodologie pour la conception conjointe de projets avec les communautés indigènes et villageoises basée sur les préoccupations et les besoins qu’elles identifient. Ces outils aident les populations locales à gérer les ressources en collectant des données, en surveillant les changements et les défis, en déterminant comment y répondre et en les associant à des partenaires extérieurs afin qu’elles atteignent leurs objectifs.
Grâce à ces dispositifs, les Ju/‘hoan San de Namibie documentent les déplacements illégaux de bétail de leurs voisins étrangers vers les points d’eau de leur réserve qui sont utilisés par les animaux sauvages. Les Ju/‘hoan San contribuent aussi à surveiller les populations d’animaux sauvages qu’ils chassent pour leur subsistance. Au Kenya, les Massaïs du Maasai Mara s’inquiètent de la rareté croissante des plantes médicinales sauvages qu’ils utilisent. Afin de comprendre l’origine des dommages, ils ont recensé 123 espèces de plantes médicinales dont 52 % sont saines et indemnes. Il s’est avéré que le nombre croissant de camps de touristes était responsable d’une grande partie des dégâts causés aux 48 % de plantes dégradées. Les Massaïs étendent maintenant le projet au complexe de la forêt de Mau. Mieux encore, un groupe de l’université de Copenhague a travaillé avec la communauté de Prey Lang au Cambodge pour mettre fin à l’exploitation forestière illégale. En communiquant par téléphone portable, les volontaires traquent les bûcherons illégaux, tombent sur eux en nombre, photographient et géolocalisent leurs activités avec Sapelli et confisquent les tronçonneuses. Avec le soutien des administrateurs locaux, ils ont pu mettre fin à toutes les coupes de bois non autorisées.
Ces travaux reposent sur une réalité ; de nombreuses régions du monde sont riches en biodiversité grâce aux communautés qui y vivent depuis des centaines ou des milliers d’années, et non pas malgré elles. Les populations locales sont également les plus ardents défenseurs de l’environnement, car ce sont elles qui ont le plus à perdre lorsque celui-ci est dégradé.
Lors de ma dernière visite au Congo, en décembre 2019, Emeka m’a donné un message à transmettre aux lecteurs de Scientific American : « Nous sommes les gardiens de la forêt. Nous avons toujours été là, à prendre soin de la forêt. Depuis le commencement, nous avons tué des animaux, et ils ont toujours été là pour nous. Nous tuons des animaux pour nourrir nos enfants. Nous ne pratiquons pas l’agriculture ! Nous ne pêchons pas ! Mais maintenant, les éco-gardes nous arrêtent, notre forêt nous est interdite… Nous voulons que nos enfants n’aient pas à aller loin pour trouver des animaux – mais qu’ils en trouvent tout près de chez nous, comme c’était le cas avant, quand nous nous occupions de la forêt. Mais notre monde a été pillé. C’est un gros problème. Nous voulons être en bonne santé. Tâchez de régler ces problèmes, afin que nous puissions à nouveau connaître la joie ! »
Jerome Lewis
Traduction : Philippe Oberlé
Relecture : Lola Bearzatto
Nota bene : L’enthousiasme de ce Jerome Lewis pour des initiatives techno-gouvernementales n’ayant aucunement prouvé leur utilité, et parfaitement intégrées au développement de la société techno-industrielle capitaliste, celle-là même qui détruit les communautés qu’il espère préserver, est plus que douteux. L’intérêt de cet article est bien plutôt l’illustration qu’il nous fournit de l’absurdité, de l’échec, de la nuisance que constitue le développement durable.
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