Je me permets de regrouper ici quelques billets publiés ces dernières semaines sur les réseaux sociaux, parce qu’ils me semblent discuter d’à peu près la même chose — à savoir l’espoir d’un développement durable de la société techno-industrielle, principale espérance de la plupart des écolos, de la gauche, des écomarxistes, etc., et principal objectif des dirigeants de la société industrielle — et qu’ils pourront peut-être intéresser les lecteurs de notre site (rien de très nouveau, mais quelques remarques concernant l’actualité). Ce qu’on remarque, somme toute, Dwight Macdonald le soulignait déjà en 1946 : « [L]es aspirations traditionnelles que l’idéologie marxiste dominante a transmises aux masses européennes en sont venues à coïncider dangereusement avec les intérêts de leurs dirigeants, à tel point que les tribuns du peuple se retrouvent dans la situation, aussi absurde que désagréable, d’exiger ce qui leur sera accordé de toute façon. Ils ne disposent pas du vocabulaire politique leur permettant de formuler des revendications qui serviraient réellement les intérêts des opprimés— et qui ne leur seraient pas accordées par les dirigeants. » (Le socialisme sans le progrès, p. 34)
I. L’industrie minière remercie chaudement la gauche écolo
Certains d’entre vous l’auront sans doute remarqué : la gauche outrée par le documentaire de Jeff Gibbs, Ozzie Zehner et Michael Moore, l’accuse entre autres de « faire le jeu des diaboliques climato-sceptiques de droite », de plaire aux méchants. Idiotie parmi d’autres : si le documentaire a effectivement parfois été complimenté par des gens de droite et/ou climato-sceptiques, c’était le plus souvent très partiellement, la droite lui reprochant, au bout du compte, d’être « antihumain », de prôner la décroissance (cette hérésie), etc. Quoi qu’il en soit, une telle remarque n’a rien d’un argument, mais relève du sophisme par association (ce n’est pas parce qu’un imbécile applaudit une chose qu’elle est automatiquement mauvaise).
Cependant, on fera remarquer à la gauche que le développement des industries de production d’énergie dite « verte », « propre » ou « renouvelable » fait sans ambages (comme tout « développement », qui plus est industriel) le jeu du capitalisme tout entier. Pour preuve, on soulignera par exemple que « les énergies renouvelables sont de plus en plus populaires auprès des compagnies minières » (PV Magazine, qui nous rapporte aussi que « le secteur minier repose de plus en plus sur les renouvelables » ; Mining Review : « L’adoption des énergies renouvelables dans l’industrie minière s’accélère » ; etc.), ainsi qu’en témoigne un article récemment publié sur le site mining.com (« le site d’information et d’opinion sur l’industrie minière le plus lu au monde »), intitulé « C’est le moment d’investir dans les énergies renouvelables ». Nos amies les compagnies minières (et bien d’autres secteurs industriels du capitalisme) remercient chaudement la gauche techno-progressiste.
II. Cyril Dion, Rob Hopkins, Christiana Figueres, Anne Hidalgo et Klaus Schwab : les grands esprits se rencontrent
« Ce rêve
bleuvert, c’est un nouveau monde en couleurs
Où personne ne nous dit
C’est interdit
De croire encore au bonheur »— Aladdin
« Mais si c’était justement ce dont nous avions besoin ? Devenir une armée de rêveurs. »
— Cyril Dion
La popularité de l’écologie des Dion, Delannoy, YAB & Co., s’explique d’abord, bien entendu, par la médiatisation dont ils bénéficient. Ils sont autorisés dans les médias de masse, invités sur les plateaux, collaborent avec le gouvernement, avec l’État, avec des organisations supra-étatiques comme l’ONU, etc.
Mais elle s’explique aussi par le côté rassurant, rassérénant, tranquillisant, de leurs propos — en tout cas vis-à-vis d’une certaine population, dont la perspective est largement le produit des institutions de la société industrielle capitaliste (notamment desdits médias, mais aussi du système scolaire, etc.), et donc qui apprécie (au moins en partie) la société industrielle, ses technologies, son « confort », le genre d’existence qu’elle octroie, qui a (au moins en partie) internalisé les contraintes qu’elle impose au point de les considérer comme à peu près acceptables, voire normales, qui ne considère pas l’État (le Léviathan) comme un problème, ni les fondements du capitalisme (son travail, division et spécialisation du travail, son système économique, le commerce, etc.), qui aimerait beaucoup (qui rêve de) parvenir à une sorte de société techno-industrielle capitaliste mais plus juste, plus soutenable (plus « résiliente », qui soit en mesure de résister au changement climatique), bref, plus mieux. Et ça tombe bien, parce que c’est exactement la chimère promue par nos écolos !
Et pas que par nos écolos. Ce mirage d’une transformation de la société industrielle capitaliste afin qu’elle devienne plus juste et plus verte est désormais aussi mis en avant par « les patrons de l’ONU et du FMI », par le Forum de Davos, dont l’édition 2021 sera consacrée à l’élaboration d’un « nouveau contrat social », et dont le fondateur et toujours président, l’économiste allemand Klaus Schwab, propose une « grande réinitialisation » (Great Reset), notamment au moyen d’une « quatrième révolution industrielle ». Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, lui, estime que « le moment est venu pour la communauté mondiale d’opérer un tournant radical », et que : « Nous devons repenser nos manières d’acheter et de consommer. Adopter des habitudes et des modèles agricoles et commerciaux durables. Protéger les espaces sauvages et la faune qui existent encore. Et faire en sorte que l’avenir soit vert et résilient. »
L’ex- « madame climat » de l’ONU (ex-secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC)), Christiana Figueres, issue d’une famille de pouvoir (son père a été trois fois président du Costa Rica, sa mère était ambassadrice du Costa Rica en Israël, son frère aîné a aussi été président du Costa Rica, et est désormais président d’un think-tank créé par le milliardaire Richard Branson, fondateur du groupe Virgin), en appelle, elle, à une « mobilisation générale dans une phase critique pour la lutte contre le changement climatique », afin de précipiter « une transformation systémique qui ne peut être organisée que par les politiques publiques, ainsi que des changements financiers et du développement technologique massifs, principalement venant du secteur privé ».
La même Figueres chante d’ailleurs les louanges, à l’instar d’Anne Hidalgo, du dernier livre de Rob Hopkins, dont la traduction française, intitulée Et si ? et parue chez Actes Sud ce mois-ci, est bien entendu préfacée par Cyril Dion (comme quoi, tout ce beau monde est lié, interconnecté, comme une grande famille étendue, un clan solidairement, fraternellement unie autour d’un même objectif de justice, de paix, d’égalité, de protection de la veuve, de l’oisillon et de l’orphelin, mais surtout du Progrès technique et de la civilisation). Le dernier chapitre du livre de Rob Hopkins, un des plus importants sinon le plus important du livre, selon lui, est intitulé « Et si nos dirigeants donnaient la priorité à la culture de l’imagination ? » Tout le bouquin est à l’avenant.
C’est-à-dire qu’en parallèle d’un diagnostic souvent très léger, très superficiel, des problèmes auxquels nous faisons face, ces gens-là promeuvent toutes sortes de mesures, de réformes, de changements — parfois idiots, parfois impossibles, toujours reposant sur une évaluation incroyablement niaise ou naïve de la situation, des dynamiques actuelles, des jeux de pouvoir, des forces agissantes — dont ils croient, imaginent, espèrent ou (du moins) prétendent qu’ils pourraient rendre (un peu) plus juste, (un peu) plus durable, (un peu) plus agréable cette société industrielle capitaliste, dans laquelle on vit, et dont ils souhaitent conserver l’essentiel (« le meilleur », selon les mots de Dion).
Déni ? Pensée magique ? Fuite dans l’imaginaire ? Foutage de gueule tous azimuts ? Peut-être un peu de tout ça. Ce qu’il me semble, quoi qu’il en soit, c’est que tandis que la situation générale ne cesse d’empirer, le « rêve vert », illusoire et indésirable, que ces gens-là continuent de nous faire miroiter, occulte dangereusement, criminellement, certaines réalisations cruciales, nécessaires à la formation d’un mouvement de contestation en mesure de véritablement mettre un terme au désastre, en s’opposant à ses commanditaires et aux mécanismes, aux formations (l’État, le capitalisme) qui le perpétuent.
III. SAUVER LA PLANÈTE OU SAUVER LA CIVILISATION (BIS)
« Maintenant, vous nous dites que pour vivre il nous faut travailler ; or le Grand Esprit ne nous a pas faits pour travailler, mais pour vivre de la chasse. […] Vous autres, hommes blancs, vous pouvez travailler si vous le voulez, nous ne vous gênons nullement ; mais à nouveau vous nous demandez : “Pourquoi ne devenez-vous pas civilisés ?” Nous ne voulons pas de votre civilisation ! »
— Crazy Horse, chef sioux Oglala, Pieds nus sur la terre sacrée.
« Mes jeunes gens ne travailleront jamais, les hommes qui travaillent ne peuvent rêver, et la sagesse nous vient des rêves. »
— Smohalla, Amérindien membre de la tribu des Wanapums, Pieds nus sur la terre sacrée.
« Le travail rend libre. » (Arbeit macht frei)
— Credo nazi. Phrase apposée par la société allemande IG Farben au-dessus du fronton de ses usines, puis inscrite à l’entrée des camps de concentration et des camps d’extermination nazis.
« Par le travail, la liberté ! »
— Credo soviétique. Formule que l’on trouvait inscrite sur un panneau à l’entrée de l’un des camps du goulag des îles Solovki.
« La transition énergétique peut créer 684 000 emplois. »
— Cyril Dion.
La vidéo de Vincent Verzat « Un avenir désirable » fait un max de buzz, plus de 2,6 millions de vues rien que sur MarkZuckerbook. Dedans, celui qui, quelques mois auparavant, produisait une vidéo sur l’importance de faire écrouler la civilisation industrielle, nous explique comment on pourrait la sauver, la rendre durable et bio d’ici 2030. Allez comprendre. Un escrologiste, ça dit tout et son contraire. Comme Cyril Dion, qui trouve que le capitalisme, c’est pas chouette, qui professe parfois vouloir le combattre, mais parfois non, parfois le capitalisme doit juste devenir vert. Parfois, la contrainte capitaliste de devoir travailler, vendre son temps de vie à un employeur, témoigne de la dépossession qu’impose le capitalisme, et parfois, il suffirait qu’on nous propose des « emplois verts » pour que tout aille pour le mieux dans le Meilleur des mondes.
Dans sa toute dernière vidéo, le Verzat tient à nous prouver que son plan pour sauver la civilisation, c’est du sérieux. Alors il fait appel à un ingénieur du cabinet d’étude B&L évolution, lequel a produit une sorte de feuille de route censée permettre à la société industrielle (à l’État-capitalisme, au Léviathan), d’enrayer le réchauffement climatique, de « rester sous les 1,5 °C », d’éviter « l’emballement climatique », dans le but de sauver son avenir (qu’elle est elle-même en train de saborder). Il ne s’agit pas de combattre la dépossession, l’aliénation, la marchandisation, les inégalités, les iniquités, la dégradation de la biosphère, non, il s’agit simplement de planification d’Etat écolocratique, ou carbonocratique. Le préambule de ladite feuille de route le formule sans ambages :
« Il ne s’agit ni de proposer un programme réaliste économiquement, ni de proposer un programme souhaitable socialement, ni de proposer un programme jugé acceptable politiquement, mais simplement une suite de mesures, aussi synthétique que possible, qui permettrait de respecter, en France, une trajectoire compatible avec les 1,5°C. »
Est-ce vraiment ça qu’on veut, sauver cette société, sauver le capitalisme et l’État, le Léviathan, sauver la civilisation techno-industrielle ? En ce qui me concerne, non merci, je préfèrerais ne pas.
IV. CYRIL DION SOUHAITE RELANCER L’INDUSTRIE DU BTP
Tout fier de son travail au sein de la « Convention citoyenne pour le climat » du gouvernement Macron (le gouvernement du LBD et des ordonnances, de la répression et de la précarité, celui qui gaze les infirmiers, qui défend les statues de ses tortionnaires, etc.), Cyril Dion se réjouit de la possibilité que ce dernier organise un référendum ! Un référendum non pas pour savoir si oui ou non nous souhaitons que Macron soit décapité puis enfoui dans une butte de permaculture, non pas pour savoir si nous souhaitons en finir avec cette imposture démocratique, avec la délégation obligatoire (autrement dit le vol, la dépossession) du pouvoir, etc., mais pour savoir si nous souhaitons qu’un grand chantier de rénovation de tous les logements soit entrepris afin, comme l’espèrent les conventionneux et autres « « « « « « écologistes » » » » » », de réduire l’empreinte carbone et/ou énergétique de la France et de tenter de garantir autant que faire se peut la perpétuation, l’avenir de cette formidable société techno-industrielle capitaliste où il fait vraiment super bon vivre et qui est tout de même plutôt super géniale.
« UNE MESURE RÉCLAMÉE DE LONGUE DATE PAR LES ÉCOLOGISTES QUI PERMETTRAIT AUSSI DE RELANCER LE SECTEUR DU BTP »
— Thomas Legrand pour France Inter
Eh quoi, je suis sûr que vous avez cru que j’avais encore trouvé une vilaine formule cynique pour me moquer du pauvre Cyril Dion, alors que pas du tout, ce n’est ni de moi, ni une exagération. Présentement, le secteur du BTP et les écologistes se rejoignent, c’est formidable, c’est la réconciliation, c’est le Progrès.
Ce qu’il risque de se passer, c’est juste un grand chantier industriel pour peu voire aucune économie d’énergie ou diminution de l’empreinte carbone de la société industrielle. Et quoi qu’il en soit, rien d’intéressant pour l’écologie (la protection, préservation ou défense du monde naturel).
« Cela semble incroyable que ceux qui prônent les économies d’énergie n’aient pas remarqué ce qui se passe : dès que de l’énergie est libérée par des économies, le système-monde technologique l’engloutit puis en redemande. Peu importe la quantité d’énergie fournie, le système se propage toujours rapidement jusqu’à ce qu’il ait utilisé toute l’énergie disponible, puis il en redemande encore. La même chose est vraie des autres ressources. Le système-monde technologique s’étend immanquablement jusqu’à atteindre une limite imposée par un manque de ressources, puis il essaie d’aller au-delà de cette limite, sans égard pour les conséquences. »
V. LA CONVENTION CITOYENNE POUR LE CLIMAT ou LE COMBAT HÉROÏQUE POUR SAUVER L’AVENIR DE LA MÉGAMACHINE
Bernard Charbonneau associait le mouvement écologiste à deux notions : nature et liberté. Son écologie était un combat en faveur des deux. Depuis son avènement, le mouvement écologiste a connu d’importantes divisions. La société industrielle capitaliste récupère tout. Il y a déjà plusieurs décennies, elle a largement récupéré les inquiétudes écologistes qui commençaient à se répandre parmi les populations de certains États, les cooptant dans le cadre d’un mouvement (soi-disant) écologiste qui, loin de combattre pour la nature et la liberté, combattait désormais pour le « développement durable ». C’est-à-dire pour le contraire de la nature et de la liberté. Il s’agissait désormais de tenter de faire durer la civilisation techno-industrielle, d’assurer sa perpétuation, son avenir. Pour ce faire, il fallait qu’elle apprenne à mieux gérer ce stock immense de ressources qu’on appelle la nature. Qu’elle mette en place de nouvelles industries de recyclage, de retraitement des déchets, des industries vertes. Ainsi, au bout du compte, elle parviendrait à la soutenabilité, pour le plus grand bonheur de tous les civilisés, y compris des nouveaux écologistes, lesquels apprécient la servitude moderne, la vie planifiée, contrôlée, surveillée, dirigée, légiférée, règlementée, endoctrinée, gouvernée, technologisée, virtualisée, artificialisée, etc.
Depuis, et malgré l’accumulation inexorable de preuves de son ineptie, de son échec, l’idée de « développement durable » — que des écologistes conscients de son impossibilité et de l’imbécilité qu’elle constitue dénoncent depuis le début — s’est déclinée sous diverses appellations (économie verte, croissance verte, ou bleue, industries vertes, économie symbiotique, Green New Deal, etc.).
Le souci de lutter pour la nature pour elle-même (qui animaient un certain nombre des pionniers du mouvement écologiste), pour la raison que les êtres vivants, les espèces vivantes, les paysages, les communautés biotiques, les biomes, les biotopes, etc., ont une valeur en eux-mêmes, indépendamment de leur utilité pour les hommes, sont tous dignes de respect, ne s’est jamais diffusé au sein de la population de la civilisation mondialisée. Une telle perspective risquerait de nuire aux intérêts qui la dominent, lesquels s’arrangent donc pour ne pas la propager (aujourd’hui, toujours, les idées dominantes sont les idées des dominants). C’est pourquoi les « conventionnels » souhaitent inscrire dans la formidable et parfaitement démocratique constitution française l’importance de « la préservation de l’environnement, patrimoine commun de l’humanité ». « L’environnement », quoi que cela signifie, c’est à nous — ça ne s’appartient pas.
Nous sommes bien loin du biocentrisme ou de l’écocentrisme de certains pionniers de l’écologie, de cette « humilité principielle » qui consiste à « placer la vie avant l’homme », ainsi que l’a formulé Lévi-Strauss (Mythologiques 3, L’origine des manières de table) :
« En ce siècle où l’homme [et plus précisément la civilisation, ou l’homme civilisé] s’acharne à détruire d’innombrables formes vivantes, après tant de sociétés dont la richesse et la diversité constituaient de temps immémorial le plus clair de son patrimoine, jamais, sans doute, il n’a été plus nécessaire de dire, comme font les mythes, qu’un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme ; le respect des autres êtres avant l’amour-propre ; et que même un séjour d’un ou deux millions d’années sur cette terre, puisque de toute façon il connaîtra un terme, ne saurait servir d’excuse à une espèce quelconque, fût-ce la nôtre, pour se l’approprier comme une chose et s’y conduire sans pudeur ni discrétion. »
La « convention citoyenne pour le climat », louangée par tous les idiots utiles de l’écologie médiatique (Barrau, Dion, etc.), c’est un divertissement de plus conçu dans le cadre du « développement durable », visant à faire croire que quelque chose est fait, ou que quelque chose pourrait être fait, pour garantir le futur de notre glorieuse civilisation, le futur du Léviathan. Comme son nom l’indique, d’ailleurs, le terme écologie tend ces temps-ci à disparaître au profit du « climat », employé à toutes les sauces. Il ne s’agit pas, en effet, de préserver le monde naturel, mais toujours d’assurer l’avenir de la société industrielle, notamment face au réchauffement climatique qu’elle provoque elle-même (qu’il s’agit d’essayer d’enrayer, et d’abord parce qu’il menace sa propre postérité). Des mesures sont proposées pour diminuer les émissions de carbone, diminuer l’empreinte écologique, améliorer l’efficacité énergétique, réguler les pollutions que génère la civilisation industrielle. À l’image de ce « grand chantier national » de rénovation des logements visant à parfaire leur isolation thermique, afin d’économiser de l’énergie. Chantier qui va surtout servir l’économie, l’industrie du BTP. Il s’agit encore et toujours d’essayer de rendre durable l’urbanisme de la civilisation techno-industrielle, toute l’infrastructure qu’elle a construite. Comme si c’était possible, et comme si c’était souhaitable — alors que ce n’est pas possible et que ça ne devrait pas être souhaitable. Selon toute logique, l’infrastructure de la civilisation va de pair avec ses structures sociales, avec les structures sociales qui ont permis son édification et qui rendent possible sa maintenance, lesquelles sont contraires à la liberté, lesquelles impliquent une servitude moderne généralisée. L’infrastructure de la civilisation va aussi de pair avec tout son système techno-industriel, lequel ne sera jamais soutenable. La convention citoyenne pour le climat, c’est une émanation de plus du narcissisme de la civilisation, qui s’aime beaucoup et qui s’inquiète pour son avenir ; une illustration de plus de cette « course sans espoir visant à trouver des remèdes aux maux qu’elle génère ».
Le plus tôt nous commencerons à nous demander collectivement : comment démanteler cette infernale mégamachine techno-industrielle ? (Au lieu de nous demander : comment la rendre soutenable ?) Comment démanteler l’Etat et le capitalisme ? Le plus tôt nous commencerons à enrayer les dynamiques actuelles de destruction du monde et de dépossession, d’asservissement des humains. Mais nous ne nous poserons sans doute jamais collectivement cette question. De là d’autres interrogations pour ceux qui se soucient de la vie sur Terre et de la liberté.
VI. QUELQUES MOTS D’EDWARD ABBEY (Le Gang de la clef à molette, etc.)
Mais d’abord (encore) une brève remarque sur la « convention citoyenne pour le climat »
Le nombre d’andouilles qui célèbrent un « grand moment de démocratie » dans la « convention citoyenne pour le climat », c’est impressionnant. Comme s’il s’agissait de démocratie. Les 150 individus choisis, représentatifs de rien du tout, d’aucun peuple, ne constituant eux-mêmes aucun peuple, ne se sont vus doter d’aucun pouvoir. C’est pourtant le sens du terme démocratie. Le pouvoir les a simplement choisis pour l’animation d’un jeu de cirque moderne, campagne de relations publiques parmi d’autres. Vive la démocratie ! (Ma critique de cette convention a encore été l’occasion pour certains de manifester des logiques étonnantes : « tu ne proposes rien, ta critique n’a donc aucun intérêt, en l’absence de proposition positive, autant continuer d’encourager des nuisances », ou mieux : « tu ne proposes rien, ta critique est donc fausse ». Raisonner, aujourd’hui, c’est difficile.)
Quelques morceaux rapidement traduits, donc, d’une interview d’Edward Abbey, en date de 1983. La vision d’Abbey manquait de nuances, je ne la partage pas entièrement, mais on lui doit en partie la naissance de mouvements de défense du monde naturel comme Earth First, une certaine popularisation du sabotage, de l’action directe. Abbey mettait bien en lumière ce qui faisait la richesse d’une vie, et l’importance de recouvrer, de reconstituer d’autres rapports au monde, aux antipodes de l’utilitarisme techno-industriel (qui n’est pas un rapport au monde, juste sa consumation) :
« […] Les êtres humains ont fait de leur histoire collective un cauchemar. Comme James Joyce l’a écrit : “L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller”. Il me semble que les 5000 dernières années ont été atroces — cruauté, esclavage, torture, fanatisme religieux, fanatisme idéologique, ancienne servitude de l’agriculture, nouvelle servitude de l’industrialisme. L’humanité a sans doute commis une grave erreur en abandonnant le mode de vie de la chasse et de la cueillette au profit de l’agriculture. Quelqu’un a dit que la charrue avait davantage nui à la vie humaine sur la planète que l’épée. Je suis d’accord.
J’attends avec impatience le moment où le système industriel s’effondrera et où nous nous remettrons à chasser le gibier sauvage.
Les êtres humains ont le droit d’être ici autant que n’importe quel animal, mais nous avons abusé de ce droit en permettant à notre effectif de croître à l’excès et à notre appétit de grossir au point que nous dévastons la Terre et détruisons toutes les autres formes de vie, menaçant au passage notre propre survie, par avarice, stupidité et à cause de cette obsession démente pour la croissance quantitative, l’expansion perpétuelle, le désir de domination de la nature et de nos camarades humains. Si cela continue, nous détruirons la vie sur cette planète. Les prochains à périr seront les dernières tribus « primitives », les cultures dites traditionnelles qui survivent encore dans des endroits comme le grand nord ou les tropiques africaines et sudaméricaines.
Si la terre entière devait être industrialisée, technologisée, urbanisée, cela serait le pire désastre possible, non seulement pour la planète, mais aussi pour les êtres humains. Cela génèrerait les pires tyrannies imaginables, du genre de celles que certains de nos meilleurs écrivains de science-fiction ont anticipées. Mais les choses ne doivent pas inéluctablement se passer ainsi. […]
J’ai été un col bleu pendant la majeure partie de ma vie, occupant divers emplois, la plupart fastidieux, juste pour gagner de quoi m’en sortir. Non, je ne blâme pas les travailleurs. Ce sont les plus accablés par ce processus. […]
Nous méritons tous d’être respectés en tant qu’individus, qu’êtres vivants. Ce respect, nous devons l’étendre à tous les êtres vivants de cette planète, à commencer par nos chiens, nos chats et nos chevaux. Ceux-là, les humains savent facilement les aimer. Nous devons apprendre à aimer les animaux sauvages, les pumas, les serpents à sonnette, les buffles et les éléphants, comme nous aimons nos compagnons animaux.
En commençant ici, aux États-Unis. Nous devrions montrer l’exemple. Nous montrons l’exemple dans le pillage de la planète. Nous devrions montrer l’exemple dans la préservation de la vie, y compris humaine. Nous devrions simplifier nos besoins afin de ne pas nuire aux autres formes de vie, développer de nouvelles attitudes, une révérence naturelle à l’endroit de toutes les formes de vie.
[…] J’ai hâte du jour où une personne atteinte d’une maladie mortelle (telle que la vie) s’accrochera une ceinture de TNT autour de la taille et descendra dans les boyaux du barrage de Glen Canyon afin de le faire sauter. »
Et ci-joint, en vidéo, un discours d’Edward Abbey en date du 21 mars 1981, à l’occasion d’une des premières manifestations publiques d’Earth First, en opposition au barrage de Glen Canyon, situé sur le fleuve Colorado, dans l’Arizona. Barrage qui a englouti une vallée réputée pour sa beauté égale à celle du Grand Canyon. Lors de cette manifestation, des activistes suspendent, le long de la voûte du barrage, une bâche en plastique noir de 81 m de long en forme de fissure.
VII. ANDREAS MALM ET LA GAUCHE (du capitalisme techno-industriel)
« Comment peut-on défendre l’intégrité physique de machines qui détruisent la planète ? »
C’est une bonne question que pose Andreas Malm. Seulement, c’en est une qu’il devrait se poser à lui-même, comme la gauche en général. La société techno-industrielle socialiste qu’il appelle de ses vœux — lui qui souhaite « accélérer la transition vers des énergies renouvelables », faire en sorte que la société industrielle obtienne « 100% de son électricité à partir de sources non-fossiles, principalement le solaire et l’éolien », « convertir le transport routier à l’électrique », « étendre tous azimuts les systèmes de transport, du métro aux trains intercontinentaux à grande vitesse », « démanteler l’industrie de la viande et obtenir les besoins en protéines humaines à partir de sources végétales », « investir l’argent public dans le développement et la diffusion des technologies les plus efficaces et les plus durables en matière d’énergies renouvelables, ainsi que dans les technologies de séquestration du dioxyde de carbone », etc. — repose intégralement sur l’utilisation de « machines qui détruisent la planète ». En outre, la planification/rationalisation totale qu’il semble appeler de ses vœux ne ferait que renforcer le côté déjà passablement dystopique (profondément antidémocratique) de la présente société industrielle. On se rappelle alors de ce que déplorait déjà Orwell en son temps :
« Le machinisme appelle le socialisme, mais le socialisme en tant que système mondial implique le machinisme, puisqu’il sous-entend certaines exigences incompatibles avec le mode de vie primitif. Il exige, par exemple, une intercommunication constante et un échange perpétuel de marchandises entre les différents points du globe. Il exige un certain degré de centralisation. Il exige un niveau de vie sensiblement égal pour tous les êtres humains et, sans doute, une certaine uniformité dans l’éducation. Nous pouvons en conclure qu’une Terre où le socialisme serait devenu une réalité devrait être au moins aussi mécanisée que les États-Unis d’aujourd’hui, et vraisemblablement beaucoup plus. En tout cas, aucun socialiste n’oserait s’inscrire en faux contre cette affirmation. Le monde socialiste est toujours présenté comme un monde totalement mécanisé, strictement organisé, aussi étroitement tributaire de la machine que les civilisations antiques pouvaient l’être des esclaves. […]
Les individus les mieux disposés à l’égard du socialisme sont en même temps ceux qui se pâment d’enthousiasme devant le progrès mécanique en tant que tel. […] Le monde socialiste s’annonce avant tout comme un monde ordonné, un monde fonctionnel. […]
Le socialiste n’a à la bouche que les mots de mécanisation, rationalisation, modernisation — ou du moins croit de son devoir de s’en faire le fervent apôtre. »
On se demande d’où est-ce que ces « socialistes » imaginent que sortent les panneaux solaires photovoltaïques, les éoliennes, les barrages hydroélectriques, etc., de même que les appareils que ces technologies de production énergétique servent à alimenter. Comme si leur production n’impliquait pas la moindre nuisance écologique. Comme s’il n’y avait pas besoin de « machines qui détruisent la planète » pour fabriquer des panneaux solaires photovoltaïques, des éoliennes industrielles et les appareils que ces appareils servent à alimenter, et toute l’infrastructure nécessaire à leur production. Comme si tous ces appareils ne constituaient pas eux-mêmes des « machines qui détruisent la planète ». Heureusement pour lui, Malm ne va pas au bout de sa propre logique.
En revanche, on ne se demande pas si cette gauche est attachée ou non au principe démocratique. Très explicitement, pas du tout. Un léninisme écologique, ça fait rêver. Sous l’égide du Parti, avec camps de travail obligatoire écologiques et tutti quanti. C’est pourquoi les « socialistes » [sic] comme Malm estiment que « les idées anarchistes doivent être combattues », puisque, selon eux (selon Malm, ici), « elles ne nous mèneront nulle part ». Nulle part, c’est-à-dire qu’elles ne permettraient pas la formation d’un « léninisme écologique », d’une société toujours techno-industrielle, et certainement encore davantage, d’une société toujours régie par le salariat, le travail, l’argent, la marchandise, mais écodurable. Parmi les 10 mesures clés mises en avant par Malm, aucune ne relève de la démocratie ou de la redistribution du pouvoir.
Les implications politiques des technologies, le fait qu’un « système technique donné impose qu’on crée et qu’on entretienne un ensemble particulier de conditions sociales en tant qu’environnement de fonctionnement de ce système », que « certains types de technologie exigent une structure particulière de leur environnement social à peu près comme une voiture exige des roues pour pouvoir rouler », autrement dit que « certains appareils et certains systèmes sont invariablement liés à des organisations spécifiques du pouvoir et de l’autorité » (Langdon Winner), tout cela n’intéresse pas les écosocialistes, qui sont aussi technosocialistes, et qui se fichent pas mal de la démocratie, de la liberté, ou qui se contentent de prétendre que le système électoral des États modernes est démocratique, ou de prétendre, contre toute probabilité, contre toute logique, qu’il devrait être possible d’organiser de manière convenablement (suffisamment) démocratique la société techno-industrielle socialiste écodurable qu’ils fantasment, simple variation sur le thème du cauchemar actuel. Pour l’essentiel, l’espérance des écomarxistes ou des écosocialistes est à peu près celle des Cyril Dion & Co.
On retiendra seulement la question que pose Malm — sans se la poser sérieusement à lui-même.
Nicolas Casaux
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