Isfet

Isfet


Maât au gilet jaune,d’après un SVG de Jeff Dahl (CC BY-SA 4.0).

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ALLAN ERWAN BERGER  — Il y a cinquante-et-un siècles, en Égypte, Nârmer, troisième successeur dans la lignée du roi Scorpion, dernier prince fédéral de la dynastie 0, premier roi de la première Dynastie de l’État centralisé, ayant consolidé l’héritage de ses prédécesseurs, vaincu les ennemis Libyens, et étendu sa domination jusqu’au Sinaï, instaura un système politique et social qui perdura pendant trois millénaires : le régime pharaonique.

Faucon survolant la vallée du Nil et son delta, surveillant tout de son regard perçant, le pharaon a deux faces : au recto il agence, il bâtit, il ordonne, il harmonise, il cultive, il élève, il éduque, il nourrit et il protège ; au verso il défriche, il chasse, il combat, il ouvre des voies, il défend et il massacre. Au recto il sert et répand la règle de maât, au verso il combat l’isfet, son antonyme. Telle est l’idéologie.

L’égyptologue Bernadette Menu donne du concept de maât la description suivante : « l’ensemble des conditions qui font naître et qui renouvellent la vie » (B. Menu : L’ordre juste du monde, Paris 2005) – à rapprocher de cet « unique écosystème compatible avec la vie humaine », objet de toutes les tendresses de la France Insoumise, et que la globalisation libérale marchande détruit à haute vitesse.

Dans son dernier ouvrage, B. Menu donne un exemple de ce que signifie, pour un fonctionnaire, servir Maât : « J’ai sondé mon cœur et imposé le contribuable selon sa richesse ; j’ai fait ce qui était souhaitable pour chacun, connu et inconnu, sans distinction ; je suis l’aimé de son nome (circonscription) ; je ne suis jamais passé outre au besoin d’un requérant ; je suis la demeure agréable de sa parentèle, qui équipe sa maisonnée de sorte qu’elle ne manque de rien ; je suis un fils pour le vieillard, un père pour l’enfant, un protecteur du pauvre en tout lieu ; j’ai nourri l’affamé et oint le hirsute ; j’ai donné des vêtements à qui était nu ; j’ai exorcisé le visage affligé et j’ai puni le puant. » J’ai puni le puant.

« Je suis aussi celui qui ensevelit le défunt. J’ai jugé l’affaire litigieuse selon son droit /équité (maât) et j’ai fait en sorte que les plaideurs s’en aillent apaisés. J’ai répandu le bien à travers mon nome, et j’ai fait ce que mon seigneur désirait. » – B. Menu : Histoire économique et sociale de l’ancienne Égypte, Paris 2018, vol. I tome I, introduction pp.16-17.

Nul État ne saurait tenir tant de millénaires sans l’assentiment profond de sa population. Maât est le ciment de cette société, son contrat de droiture et de confiance basé sur l’harmonie et l’équilibre, et ce ne sont pas là de vains mots.

Isfet en est l’ennemi : quand les saints sont abandonnés, abattus et calomniés, quand toute valeur est retournée, que les innocents sont criminalisés, que le chaos règne, que les prédateurs sévissent dans la société, alors le désert érode la cité, les tribunaux brûlent et les humains se terrent comme des rats pour échapper aux milices. « C’est le règne du crime, des épidémies et de tous les maux : pillages, absences de sépultures, actions blasphématoires, incendies, ruines et destructions de toutes sortes. Le commerce est au point mort et l’économie du pays, dévastée. Les ressources sont taries, le travail a cessé, le Trésor est privé de ses redevances car la maât s’est écartée du roi. Devant la cacophonie les magistrats sont impuissants, les sentences des juges, les écrits juridiques, les rituels, les cadastres ont été détruits ou emportés, les sépultures royales ont été violées et vidées. La maât est devenue un mot vide de sens et même on accomplit l’isfet en se fondant sur elle !! » C’est dans B. Menu : “Maât, ordre social et inégalités dans l’Égypte ancienne”, Droit et Cultures 69, 2015-1 ; elle cite des passages des Lamentations d’Ipouour dans la traduction de B. Mathieu, encore non publiée.

Que retenons-nous ? Faut-il encore une fois en revenir aux constatations énoncées jadis par Tocqueville à propos des tout jeunes États d’Amérique du Nord ? Les sociétés, disait-il en substance, y sont conçues de façon à ce que le plus grand nombre y trouve son compte, hors d’atteinte des manigances des puissants, tandis que ceux-ci, feignant de s’accommoder de cette organisation qui les muselle, ne pouvant transmuter la richesse en pouvoir (c’est-à-dire, en somme, l’or en plomb), jouissent de leur fortune en privé, sans incommoder autrui ni l’asservir. On s’en est bien éloigné.

Toute société sédentarisée robuste se fonde pourtant sur la collaboration du plus grand nombre, le partage des efforts, et donc leur optimisation ; et aussi sur la juste redistribution des fruits de l’activité. Toute société sédentarisée se fonde sur une idéologie appartenant à la même famille que ce que les Égyptiens ont jadis appelé Maât, et qui a fait l’objet d’énoncés théoriques d’un bout à l’autre de la planète, avec parfois des intuitions se rencontrant à des siècles et des milliers de kilomètres de distance (voir la notion, subtilement collatérale, du “juste milieu” chez Aristote et les Confucéens).

Mais une fois qu’un pays a été contaminé par l’isfet, il n’y a plus rien à en tirer. C’est alors qu’il faut tout renverser, et vite, avant de périr au milieu des ruines et des fauves. « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Phrase célèbre, née en 1793, et que Napoléon s’est empressé de criminaliser.

Aujourd’hui, en France de 2019, il y a, entre la population et ses oppresseurs, des gilets jaunes. Mais entre les Gilets Jaunes et leur but qui, peu à peu, semble devenir rien moins que la libération de la république, il y a, malheureusement, la police.

Comme partout, comme en Tunisie sous Ben Ali, comme dans la péninsule arabique où toute tentative de résistance à la fringale d’une famille de goinfres est punie des plus horribles châtiments, comme aux USA où elle abat des Noirs tout tranquillement comme on tirerait un écureuil, partout la police défend d’abord les intérêts des crapules, partout elle protège les criminels en grand, partout elle tape et gaze et mutile les honnêtes gens, jusqu’aux enfants, et tue jusqu’aux mémés. La police française, aujourd’hui sous Macron comme hier sous les gouvernements socialistes, comme avant-hier sous Sarkozy, sert Isfet en ses hypostases libérales.

Elle est au service du chaos (requalifié de “constructif”), et, à consulter les innombrables documents vidéos disponibles, ça semble lui plaire. Tabasser des civils, pour un flic, apparemment c’est vraiment bien. « Que faire ? » comme disait l’autre.

Petit crustacé bleu-marine, quand la « sale truie » que tu bouscules aujourd’hui bien à l’abri de ta carapace te plantera son parapluie dans le museau et t’assommera à coups de poireaux pour t’apprendre la politesse, feras-tu encore bien le fier ? Quand jusqu’aux grand-mères te pourchasseront, où iras-tu ? Chez tes maîtres ? Ils seront montés dans l’Arche et auront scellé les écoutilles. Tu resteras avec nous, crustacé, et les gaz innervants qui se répandront sur nous se répandront sur toi aussi. Songes-y.

Au lieu de saloper l’espoir de tes voisins, au lieu de systématiquement nuire aux prochains de ton immeuble ou de ton quartier, pense à leur demander pardon parce que ton crédit est tombé à zéro et que des portions jamais vues de la France sont aujourd’hui en train de découvrir, dans leur chair meurtrie, que tu ferais peut-être bien de ne plus être.

Toi qui te béquilles sur le malheur des autres pour te sentir exister, tu es un obstacle sur le chemin de la restauration de Maât. Mais tu es en France. Aussi je te le dis, toi le serviteur de la véritable anti-France, que l’on gagne ou que l’on perde, toi tu perdras.

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