La terreur comme stratégie
Le premier acte de la stratégie de la tension se joue le 12 décembre 1969. Une bombe de forte puissance explose dans la Banque de l’Agriculture de la piazza Fontana à Milan. Visant un lieu public fréquenté, l’attentat était conçu pour provoquer le maximum de victimes possible (bilan : 17 morts et 88 blessés). Le même jour, deux bombes explosent à Rome dans les mêmes conditions. L’objectif était clair : semer la terreur…
L’enquête est orientée d’abord vers une « piste rouge », de nombreuses arrestations ont lieu dans les milieux anarchistes. Pietro Valpreda et Giuseppe Pinelli, deux militants libertaires, sont bientôt désignés comme les responsables de l’attentat de Milan. Durant un interrogatoire musclé, Pinelli « se jette par la fenêtre » de la préfecture de police et meurt. Le responsable désigné de cet assassinat, maquillé en suicide, le Commissaire Calabresi, sera tué à son tour en 1972 par un groupe d’anarchistes voulant venger leur camarade .
La polémique autour des causes de la mort de Pinelli et la minceur d’un dossier qu’aucune preuve sérieuse ne vient étayer obligent le système à lever un autre épouvantail : « la piste noire ». Le 28 août 1972, Franco Freda et Giovanni Ventura, deux personnages connus de la mouvance néo-fasciste, sont accusés d’être les cerveaux de l’attentat. Au coté des deux activistes dans le box du tribunal, se trouve Guido Giannettini, journaliste et agent des services secrets italiens, chargé de suivre les activités des gauchistes italiens mais aussi des néo-fascistes. Ils seront condamnés à la perpétuité en première instance. Mais l’affaire va rebondir durant près de 20 ans. En 1981, ils sont acquittés pour « manque de preuves ». Freda et Ventura sont pourtant condamnés à 15 ans de prison pour « association subversive ». L’anarchiste Pietro Valpreda est également acquitté après 12 ans passés derrière les barreaux. Les 9 procès consécutifs touchant à la « piste noire » aboutiront chaque fois à l’acquittement des néo-fascistes pour absence de preuves.
Giovanni Ventura (à gauche) et Franco Freda
Mais l’attentat de la piazza Fontana n’est pas un acte isolé, il s’inscrit dans une longue liste de crimes restés encore impunis. En mai 1974, une bombe explose à Brescia lors de la dispersion d’une manifestation syndicale (9 morts) ; le 4 août 1974 une bombe explose dans le train Italicus (12 morts) ; le 2 août 1980 une bombe explose en pleine gare de Bologne (85 morts) ; le 23 décembre 1984 une bombe explose dans le train Naples-Milan (15 morts). Chaque fois, la « piste noire » est suivie et elle aboutit inévitablement à une impasse. Alors qui sont les coupables ? Dans quels buts ?
L’affaire Gladio
Pour trouver des réponses à cette affaire, il faut remonter à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis s’inquiètent alors de l’avancée du communisme en Europe. L’éventualité d’une invasion de l’ouest du continent par l’Armée rouge n’est pas écartée en ces débuts de Guerre froide. La montée en puissance des partis communistes (en particulier en France et en Italie), inféodés à Moscou, risque de déstabiliser de l’intérieur les démocraties occidentales.
Pour parer à cela, les USA et leurs alliés vont mettre en place une structure censée organiser la résistance à une éventuelle attaque du bloc soviétique ou/et à un coup de force des communistes. L’opération consiste à constituer un réseau de militaires et de civils pouvant, en cas de guerre ou d’insurrection, mener sur les arrières de l’ennemi une résistance armée. Pour former des futurs maquis, un entraînement à la guerre non-conventionnelle (renseignements, sabotage, propagande et guérilla) est fourni à des hommes venus d’horizons divers (réactionnaires, anciens collabos récupérés par les services américains, membres de la droite dure, hommes de mains du milieu ou maffiosi des divers clans) mais que l’anticommunisme le plus primaire unit. Des réseaux de résistance furent ainsi organisés en France, en Hollande, en Belgique, en Grèce, en Italie et vraisemblablement au Danemark et en Norvège. L’opération, communément appelée Stay-Behind, va aboutir à la création, au début des années cinquante, d’une structure clandestine directement rattachée à l’OTAN et soumise à l’autorité des Américains.
En Italie, le réseau prendra le nom de Gladio. La péninsule va être durant toute la Guerre froide la clé du dispositif militaire de l’OTAN en Méditerranée (la flotte américaine stationne en permanence à Naples et de nombreuses bases de l’armée de terre et de l’aviation des États-Unis se trouvent encore aujourd’hui dans le nord de l’Italie). Elle permet de rayonner sur toute l’Europe du Sud et sur le Proche-Orient. C’est pour cela que ce pays ne doit pas échapper à l’influence américaine. Et à cela, la CIA va s’employer…
L’Italie sous influence
Pour écarter le PCI du gouvernement, les services secrets américains vont jouer à fond la carte de la démocratie chrétienne, en favorisant en son sein les éléments ultra-atlantistes sans trop se soucier de la moralité douteuse de certains d’entre eux.
C’est dans ce contexte que se développe l’influence de la loge maçonnique « Propaganda Due » ou P2. Rattachée officiellement au Grand Orient, elle est véritablement un centre de pouvoir clandestin infiltré au cœur des hautes sphères de l’État. Toutes les enquêtes sur les massacres, ainsi que celles concernant des scandales financiers, aboutissent à un homme : Licio Gelli.
Puissant homme d’affaires et surtout « Vénérable » maître de la loge P2 à partir de novembre 1966, c’est sous son impulsion qu’elle va vampiriser le monde politique et économique italien. À son apogée, elle semble avoir compté 1 720 membres. À ce jour, l’enquête parlementaire sur l’affaire Gladio a identifié 953 membres dont 17 officiers supérieurs de l’armée et des carabiniers, 119 grands patrons, 36 parlementaires, 10 préfets, 3 ministres et de nombreux hauts fonctionnaires, magistrats et journalistes (sans compter certaines hautes personnalités de l’Église et du Vatican).
Licio Gelli va prospérer à l’ombre de la protection des services secrets américains et lancer la loge dans des activités subversives visant à instaurer une « Démocratie forte », technocratique et atlantiste. Financée par divers détournements financiers et recevant les largesses des USA (on parle de pas moins de 10 millions de dollars par mois !), la loge P2 va servir fidèlement les intérêts de Washington. Elle servit d’intermédiaire avec les différents clans mafieux (la Camorra napolitaine et la Cosa Nostra sicilienne) pour sous-traiter une partie des massacres. Depuis 1943, la mafia avait, en effet, des liens privilégiés avec les services secrets américains. Elle avait activement participé au débarquement allié en Sicile et, par sa nature et ses intérêts, ne voyait pas d’un bon œil tout gouvernement autoritaire (qu’il soit fasciste ou communiste). Licio Gelli sera largement impliqué dans la mise en place de la « stratégie de la tension » et en sera un des chefs d’orchestre.
La stratégie de la tension
Mise en place pour éviter la propagation du « Mai rampant », la stratégie de la tension vise à provoquer une situation de désordre pour imposer un état d’urgence permanent permettant une reprise en main par les secteurs pro-américains de l’État. Son application va suivre un plan défini par la loge P2 et les représentants des services américains du réseau Gladio en collaboration avec la Mafia.
À la série de massacres s’ajoutent des conspirations d’opérettes (dont le complot du prince Borghese en 1969) qui permettent d’agiter le spectre d’un « coup de force fasciste » pour pousser la gauche à réagir par la violence. L’utilisation du réflexe antifasciste permettant de créer la psychose dans les rangs de l’extrême gauche. Gauchistes et néo-fascistes s’affrontant déjà dans la rue et à l’université, le système va jouer la carte de la manipulation des extrêmes pour provoquer l’escalade de la violence. À leur insu, les activistes des deux camps vont être les acteurs d’un scénario imaginé par les stratèges de la terreur. Par l’infiltration d’éléments provocateurs au sein des organisations, on va amener à un durcissement des affrontements. Le système « patronera » un terrorisme d’extrême gauche « contrôlé » – celui essentiellement des Brigades rouges – dont les agissements finiront par porter d’avantage préjudice au mouvement social et à l’autonomie ouvrière qu’a l’État.
Les Brigades rouges seront, dès le début, infiltrées par des agents des services de renseignements italiens. Comme le déclare Alberto Franceschini, membre fondateur des Brigades rouges :
« Il y a bien eu des forces politiques italiennes ou même étrangères qui ont pu indirectement nous utiliser. Il faut bien souligner que ce genre d’utilisation se faisait indépendamment de notre volonté. Certaines forces politiques italiennes ont de toute évidence utilisé les BR afin de déstabiliser le PCI. Il n’y avait qu’à nous laisser exister. Il suffisait de construire autour de nous un mur de protection. »
À l’autre extrême, G. Freda pourra dire amèrement :
« Une certaines puissance politique a réussi à manipuler certains secteurs de l’appareil judiciaire. J’ai d’abord été condamné et ensuite acquitté. L’acquittement a ensuite été annulé et on m’a rejugé jusqu’à ce que je sois finalement acquitté. Cette “aventure” judiciaire et politique a pris treize ans de ma vie. »
L’imbroglio judiciaire et la campagne médiatique autour de la « piste noire » eurent pour but de dissimuler la vérité. Bien peu furent ceux qui y virent clair dans cette affaire.
Le Reichstag brûle-t-il ?
Les situationnistes eurent les premiers l’intuition de l’implication de l’État dans les massacres. La section italienne de l’Internationale situationniste diffuse immédiatement après l’attentat de Milan un tract intitulé le « Reichstag brûle » qui dénonce le système comme véritable organisateur du massacre.
En 1975, Guy Debord participe à l’élaboration d’une étonnante opération de désinformation. Un mystérieux essai est adressé à des personnalités du monde des affaires et de la politique. Le « Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie » est signé par un mystérieux Censor. Il se présente comme un dirigeant de droite, contraint à l’anonymat à cause de sa charge. Tel un nouveau Machiavel, il expose librement son opinion sur l’avenir de la péninsule et affirme que les massacres étaient bien commandités par l’État. Censor plaide, en même temps, pour le « compromis historique », jugeant que le PCI est déjà parfaitement intégré au système et qu’il le sert fidèlement. La polémique éclatera et la presse cherchera à donner un nom à l’auteur de ce pamphlet. Il faudra plusieurs mois aux journalistes pour trouver le père du rapport en la personne de Gianfranco Sanguinetti, membre de l’IS italienne.
Guy Debord ne va pas se faire que des amis quand il affirmera que les BR ne sont qu’un péril bien contrôlé, puisque ce groupe est, dès son origine, « manipulé par les services spéciaux ». L’affaire Moro va le renforcer dans sa conviction : « Ce fut un opéra mythologique à grandes machineries, où des héros terroristes […] sont renards pour prendre au piège leur proie, lions pour ne rien craindre de personne aussi longtemps qu’ils la gardent, et moutons pour ne pas tirer de ce coup la plus petite chose nuisible au régime qu’ils affectent de défier. On nous dit qu’ils ont de la chance d’avoir affaire à la plus incapable des polices, et qu’en outre ils ont pu s’infiltrer sans gêne dans ses plus hautes sphères. Cette explication est peu dialectique. Une organisation séditieuse qui mettrait certains de ses membres en contact avec les services de sécurité de l’État, à moins de les y avoir introduits nombre d’années auparavant pour y faire loyalement leur tâche jusqu’à ce que vienne une grande occasion de s’en servir, devrait s’attendre à ce que ses manipulateurs soient eux-mêmes parfois manipulés . » Dans Du terrorisme et de l’État, Sanguinetti poursuit :
« Dans le cas d’un petit groupe terroriste constitué spontanément, il n’est rien de plus facile au monde pour les corps détachés de l’État que de s’y infiltrer et, grâce aux moyens dont ils disposent et à l’extrême liberté de manœuvre dont ils jouissent, de se rapprocher du sommet original, et de s’y substituer, soit par des arrestations déterminées réalisées au moment opportun, soit par l’assassinat des chefs originels, qui se produit en général lors d’un conflit armé avec les “forces de l’ordre” prévenues d’une telle opération par leurs éléments infiltrés. À partir de ce moment-là, les services parallèles de l’État peuvent disposer à leur guise d’un organisme parfaitement efficace, formé de militants naïfs ou fanatiques, qui ne demandent qu’à être dirigés. »
Mossad et Brigades rouges
Quand on explore cette période, on va de surprise en surprise. Ainsi dans son livre de souvenirs, Alberto Franceschini, membre fondateur des Brigades rouges, raconte comment il a croisé durant ses années de clandestinité des agents du Mossad :
« Nous nous mêlâmes aussi au milieu milanais en nous faisant passer pour des voleurs qui avaient besoin d’armes pour leurs travaux. Nous achetions toujours par petits lots deux, trois pistolets, une paire de mitraillettes. Si nous avions cherché à nous procurer une grande quantité en Italie, nous aurions risqué de nous faire repérer et de tomber dans les filets d’un service secret quelconque ou de grands trafiquants liés à eux. C’est un danger que nous avons couru réellement quand nous avons été approchés par les Israéliens. Un camarade de Contro-informazione est venu nous dire avec un certain embarras que des services de Tel-Aviv étaient entrés en contact avec lui en lui disant qu’ils avaient une proposition à faire aux Brigades Rouges. Comme preuve de leur fiabilité, ils nous avaient donné l’adresse à Fribourg où s’était caché Piceta (un “traître”,) depuis qu’il était passé à table, et les noms de quelques ouvriers de Fiat qui tentaient de nous infiltrer pour le compte des services italiens. Ils voulaient nous fournir des armes et des munitions modernes sans nous demander une lire en échange : nous devions seulement continuer à faire ce que nous étions en train de faire. Ils étaient intéressés à ce que les pays méditerranéens comme l’Italie qui n’étaient pas en mauvais rapports avec les Palestiniens continuent à vivre dans une situation d’instabilité interne. »
Trois jours avant leur arrestation par les carabiniers, les chefs des BR avaient été prévenus par un coup de fil, que Curcio n’avait pas pris au sérieux, de leur arrestation imminente. Franceschini écrit :
« Je me suis toujours demandé qui pouvait savoir trois jours à l’avance que les carabiniers nous tendaient une souricière au passage de Pinerolo : seuls Renato et di Rotto étaient au courant du rendez-vous ce jour-là. Et comme di Rotto était en contact avec les carabiniers (c’était un infiltré), cet appel téléphonique ne pouvait émaner que de quelqu’un introduit chez eux ou bien intéressé à faire échouer la première opération d’importance montée par le groupe spécial de Della Chiesa, cela pour créer des dissensions internes chez les carabiniers. J’ai toujours été convaincu, mais sans avoir les éléments de preuve, que seuls les Israéliens pouvaient avoir fait cet appel téléphonique parce qu’ils avaient de très bons rapports avec les carabiniers et les services secrets et qu’ils nous avaient démontré en nous offrant des armes qu’ils n’étaient nullement hostiles à l’activité des Brigades rouges. »
Crime sans châtiment
Quand la menace soviétique s’effondre en 1989, le secret qui entoure l’opération Gladio va se fissurer. Les Italiens vont découvrir progressivement, avec stupeur, les mécanismes de la stratégie de la tension. En 1991, Giulio Andreotti, président du Conseil italien, révèle devant le Parlement l’existence du réseau. L’assemble de la classe politique joue la surprise. Seule voix discordante, celle de Gelli qui est rattrapé par diverses affaires :
« Qui ne connaissait Gladio ? Tout le monde était au courant, même si aujourd’hui, il y en a qui feignent de ne pas se souvenir. »
Menaçant de tout révéler, il négociera sa liberté et l’impunité en échange de son silence.
L’affaire sera vite oubliée et les véritables responsables restent encore impunis. Nous ne savons toujours pas l’entière vérité sur ces événements. L’affaire Gladio montre une fois encore qu’un État dit démocratique peut utiliser des moyens qui n’ont rien de démocratiques pour juguler un danger qui le menace. Si aux dernières nouvelles, Gladio a été démantelé, il y a fort à parier qu’une autre structure clandestine du même type a pris sa suite. Les barbouzes ont horreur du vide…
Louis Alexandre
Rédacteur en chef de la revue Rébellion
Article initialement publié sur egaliteetreconciliation.fr
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