Paris et Berlin après le Brexit : leadership en UE ou marginalisation ?

Paris et Berlin après le Brexit : leadership en UE ou marginalisation ?
Paris et Berlin après le Brexit : leadership en UE ou marginalisation ?

par Alexandre Lemoine

Après la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne, l’équilibre des forces y a significativement changé au profit du tandem franco-allemand. Peu de temps s’est écoulé pour se prononcer explicitement sur toutes ses conséquences pour le continent, mais certains changements s’opèrent dès à présent.

Commençons par la France. Bien que l’Allemagne soit la première économie de l’UE, la Ve République possède davantage de capacités dans le secteur politique et militaire. De plus, même dans les négociations avec le Royaume-Uni sur les conditions du Brexit, le facteur français jouait un rôle primordial.

Premièrement, le négociateur principal du côté de l’UE était Michel Barnier, qui exerçait une activité politique dans des partis gaullistes. Le fait est que le président français Charles de Gaulle, en 1963 et en 1967, a bloqué par son veto l’adhésion du Royaume-Uni à la Communauté économique européenne, le considérant comme un cheval de Troie des Etats-Unis et comme un pays qui se distinguait fondamentalement de l’Europe continentale sur les paramètres économiques, juridiques et culturels.

La déclaration faite par Michel Barnier fin décembre 2020 témoigne clairement de sa position: « Je vais utiliser l’énergie qui reste la mienne pour travailler pour mon pays… Je suis patriote et européen, je n’ai jamais cessé d’être engagé dans le débat politique français. » C’est pourquoi il est possible d’affirmer qu’en tant que négociateur principal il cherchait à défendre non seulement les intérêts de l’UE, mais également et surtout ceux de la France.

Deuxièmement, le Brexit est directement lié à la position militaro-politique de la France. Le Royaume-Uni, ayant des relations particulières avec les Etats-Unis, notamment dans le secteur de la défense et du renseignement, cherchait traditionnellement à faire en sorte que la politique de défense de l’UE n’entre pas en contradiction avec celle de l’Otan. Cette approche était un facteur particulier de la politique de Londres aspirant à servir de pont entre l’UE et les Etats-Unis. Certains changements ont eu lieu à l’époque du premier ministre Tony Blair qui, en décembre 1998, a signé avec le président français Jacques Chirac à Saint-Malo une déclaration sur l’identité européenne de défense. Conformément à cette dernière, les deux pays devaient créer une armée de 50.000-60.000 hommes ayant pour objectif de compléter l’Otan dans les domaines où l’Alliance ne pouvait être utilisée. Cependant, malgré cela, Londres restait dans le secteur militaro-politique plus près des Etats-Unis et de l’Otan que de l’UE. Comme en témoigne notamment l’année 2003. A l’époque, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont envahi l’Irak, alors que la France et l’Allemagne s’opposaient à cette agression.

En outre, le projet français de création d’une armée européenne était directement lié à l’approfondissement de l’intégration européenne, car sa base sous la forme de la brigade franco-allemande a été créée encore en 1989. Ces plans sont contraires aux intérêts de plusieurs pays de l’UE, avant tout des nouveaux membres d’Europe de l’Est et centrale. Cette contradiction réside dans le fait qu’avec le Royaume-Uni, sorti de l’UE, les pays d’Europe de l’Est, notamment le Groupe de Visegrad, s’opposent à l’approfondissement de l’intégration européenne. Leur idéal c’est une Europe des nations, des Etats-nations.

La nuance étant que si le concept éponyme de Charles de Gaulle sous-entendait une lutte contre l’influence américaine en Europe, une distanciation de l’Otan (c’est pourquoi la France à son époque s’est retirée de l’Otan) et un rejet de l’adhésion de Londres à la CEE, pour les pays d’Europe de l’Est il s’associe précisément à la réalisation de ces principes inadmissibles pour la France.

Il ne faut pas oublier que l’arme nucléaire, qui reste à ce jour l’outil de dissuasion le plus efficace pour empêcher une guerre, est également un indicateur de la souveraineté d’un pays. Avant le Brexit, l’UE comptait deux puissances nucléaires. A présent, la France a instauré son monopole nucléaire, sachant qu’elle s’est dotée de l’arme nucléaire à l’époque du général de Gaulle, c’est-à-dire à l’époque de la confrontation avec les Etats-Unis et l’Otan. Il convient d’ajouter à cela que la France possédait une autonomie idéologique indépendante des Etats-Unis et de Bruxelles.

Au cours de ces dernières décennies, les qualités intellectuelles et énergiques des politiques français et le niveau de leur autonomie dans la défense des intérêts nationaux de la France, tels qu’ils les comprenaient, ont significativement changé dans le sens négatif. Parmi les derniers dirigeants de la Ve République, le plus remarquable et indépendant était Jacques Chirac. Son prédécesseur François Mitterrand s’opposait à la réunification de l’Allemagne. Alors que les prédécesseurs d’Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy et François Hollande, étaient en grande partie des exécutants de la volonté des Etats-Unis. C’est la raison pour laquelle à cette époque la Ve République est définitivement revenue dans l’Otan. Emmanuel Macron voulait changer cela et a même parlé d’une « mort cérébrale de l’Otan » à un moment donné.

Par ailleurs, en paroles il continue de préparer des plans grandioses. Par exemple, même dans son allocution pour les fêtes de fin d’année il a déclaré à propos du Brexit:  » Ce soir pour la première fois un pays, le Royaume-Uni, quittera l’Union Européenne. Nous avons scellé il y a quelques jours un accord pour organiser nos relations futures avec lui en défendant nos intérêts, nos industriels, nos pêcheurs et notre unité européenne. Le Royaume Uni demeure notre voisin mais aussi notre ami et notre allié. Ce choix de quitter l’Europe, ce Brexit, a été l’enfant du malaise européen et de beaucoup de mensonges et de fausses promesses. »

On peut comprendre le président de la Ve République. Il craint que le Brexit soit contagieux pour d’autres pays de l’UE. La sortie du Royaume-Uni a significativement affaibli l’UE dans le sens militaro-politique. Ainsi, en 2012, le Royaume-Uni assumait 22,4% des dépenses militaires de l’UE et représentait 11,8% des forces armées utilisées par les pays de l’UE dans les opérations militaires (20,8% de la moyenne des forces armées des pays de l’UE déployées). A présent, les capacités militaires de l’UE sont réduites.

La France ne peut pas non plus réaliser ses ambitions militaro-politiques à cause de la position allemande. La ministre allemande de la Défense Annegret Kramp-Karrenbauer a déclaré le 18 novembre 2020: « Les Etats-Unis étaient et demeurent l’allié le plus important dans la politique de sécurité et de défense. Ils le resteront dans un avenir prévisible. Sans le potentiel nucléaire et conventionnelle de l’Amérique, l’Allemagne et l’Europe ne pourront pas se défendre. C’est un fait… Mais quand il est question d’agir indépendamment en tant qu’Européens lorsque c’est dans notre intérêt général, alors c’est notre objectif et cela correspond à notre compréhension générale de la souveraineté et de la capacité d’agir. L’Allemagne et la France veulent que les Européens puissent agir résolument et efficacement quand c’est nécessaire. »

C’était une réponse adressée à Emmanuel Macron qui avait parlé de la nécessité d’une plus grande indépendance militaro-politique des Etats-Unis et de l’Otan. Or, de facto, il est question du fait que l’Allemagne ne pourra pas et ne voudra pas diverger avec les Etats-Unis. C’est dû au fait que les élites politiques allemandes dénazifiées sous la supervision américaine a priori ne peuvent pas être souveraines en la matière.

Quand non seulement l’Europe de l’Est mais également l’Allemagne s’opposent à l’émancipation de l’UE de l’Otan, il est impossible de parler d’une souveraineté ou d’une autonomie de l’Europe. Par conséquent, trop d’acteurs s’opposeront aux projets français pour la transformation de l’UE en une superpuissance à part.

Il ne faut pas non plus oublier que la nouvelle administration de Joe Biden s’efforcera de rétablir les liens militaro-politiques, qui ont faibli sous la présidence de Donald Trump, avec l’Europe occidentale, ce qui signifie un rejet américain des initiatives pour créer une alternative à l’Otan. L’entretien téléphonique entre Emmanuel Macron et Joe Biden du 24 janvier confirme cette tendance.

Joe Biden a fait part de son « désir de renforcer les liens bilatéraux » avec la France en tant que « notre (américain) allié le plus ancien », ainsi que “la relation transatlantique” par “le biais de l’Otan et le partenariat des États-Unis avec l’Union européenne”. Ce qui signifie que la France et l’UE seront un peu plus autonomes en matière de sécurité, mais leur statut de partenaires transatlantiques dépendants ne changera pas car, de toute évidence, l’administration Biden cherchera à poursuivre la ligne de Barack Obama visant à soumettre l’UE aux Etats-Unis sur les différents aspects de la politique mondiale.

Du point de vue économique, le Brexit a significativement affecté la France, sachant que cet impact n’est pas explicitement positif ou négatif. Ainsi, 170 milliards d’euros d’actifs et 2.500 emplois ont été relocalisés en France. Néanmoins, Londres demeure le centre financier de l’Europe, même si ses positions dans le monde financier global ont été reformatées dans une certaine mesure. De plus, les entreprises françaises, tout comme les entreprises d’autres pays de l’UE, souffrent des réalités qui se sont produites après le Brexit et l’adoption de nouvelles règles douanières. De cette manière, du point de vue économique le Brexit est effectivement un processus destructeur pour les deux camps, mais ses conséquences se manifesteront plus clairement plus tard.

Un autre paradoxe est que les forces politiques les plus constructives envers la Russie en France (le Rassemblement national de Marine Le Pen) et en Allemagne (Alternative pour l’Allemagne) subissent des pressions à la fois au niveau national et paneuropéen. Si au niveau national les raisons pour cela sont essentiellement leurs positions pour le maintien de la souveraineté nationale et la critique de la politique migratoire, au niveau paneuropéen elles sont critiquées pour la politique étrangère.

Il ne faut pas non plus oublier que même dans les démocraties libérales l’identité et les qualités énergiques d’un dirigeant ont beaucoup d’importance. Armin Laschet, s’il devenait chancelier, serait-il comme Angela Merkel? Qui succédera à Emmanuel Macron? Pourront-ils faire de l’UE une entité autonome puissante ou sera-t-elle dans l’opposition contre la Russie et la Chine avec les Etats-Unis?

La France et l’Allemagne sont devenues des otages de plusieurs facteurs. En étant à la tête d’une UE immense et meuble, elles ne réussiront pas à surmonter les différends accumulés entre l’Europe occidentale et de l’Est. Mais Paris et Berlin n’iront pas jusqu’à exclure de l’UE les pays pro-américains d’Europe de l’Est qui empêchent la transformation de l’Europe unie en un acteur autonome sur la scène internationale. La dégradation des politiques français et la dépendance de l’Allemagne des Etats-Unis ne leur permettront pas de défendre leurs intérêts nationaux respectifs. Tout cela indique que la France et l’Allemagne, et avec elles l’UE, ont toutes les chances de devenir des marginaux politiques.

source:http://www.observateurcontinental.fr/

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