D’abord, pour ceux qui n’étaient pas au courant, il faut savoir que le « capacitisme » (ou « validisme ») désigne « une forme de discrimination, de préjugé ou de traitement défavorable contre les personnes vivant un handicap (paraplégie, tétraplégie, amputation, malformation mais aussi dyspraxie, schizophrénie, autisme, trisomie, etc) ».
Ensuite, une autre précision. Ce que je désignerai, dans les paragraphes suivants, par le terme « technologie », comprend l’ensemble des techniques modernes faisant système, nées avec le capitalisme industriel, et indissociables, selon toute logique — même si certains préfèrent croire autrement, sans que rien ne permette d’appuyer leur croyance —, des structures sociales autoritaires qu’il implique, de son existence, qu’elles renforcent en retour. Plus généralement, par technologie, je qualifierai l’ensemble des « techniques autoritaires » que décrivait Lewis Mumford, c’est-à-dire toutes ces technologies ou techniques dont la production requiert et renforce l’existence d’un système social autoritaire (parmi lesquelles on retrouve le réfrigérateur, le téléphone, l’ordinateur, la voiture, la télévision, les produits pharmaceutiques modernes, les technologies médicales modernes (IRM, scanner, vaccination, etc.), l’avion, la tronçonneuse, et ainsi de suite, soit l’essentiel de l’infrastructure de la civilisation industrielle)[1].
Opposition à la technologie et validisme
Et donc, venons-en au fait. Ceux qui se déclarent hostiles, politiquement, à la technologie — anarchoprimitivistes, luddites, néoluddites ou anti-industriels —, pour les raisons précédemment mentionnées, et parfois pour d’autres encore, sont accusés par divers technophiles et progressistes (dont un pan du milieu milito-étudiant prétendument anarchiste) de vouloir éradiquer les personnes handicapées, ou du moins de vouloir leur nuire, et donc d’être validistes (ou capacitistes).
Leur raisonnement est à peu près le suivant : souhaiter le démantèlement du système technologique, lequel produit des médicaments, des machines et des objets dont dépend la survie de personnes handicapées et atteintes de maladies graves, c’est donc souhaiter tuer ces personnes, les éradiquer, c’est être validiste (ou capacitiste).
Au point où en est le développement de l’État-capitalisme et de la technologie, si, demain, tout s’effondrait, si les supermarchés et les stations-services n’étaient plus ravitaillés, c’est la plupart d’entre nous qui seraient condamnés. Cela devrait-il pour autant nous amener à nous battre pour la préservation de toutes ces choses dont nous avons été rendus vitalement dépendants — la technologie, les supermarchés, les flux logistiques et commerciaux orchestrés par l’État et le capitalisme, etc. ? Certainement pas. Dit-on des opposants à l’État et au capitalisme qu’ils sont des génocidaires souhaitant la mort de tous ceux qui dépendent aujourd’hui de leur existence ? Évidemment pas. Affirmer que ceux qui s’opposent à la technologie souhaitent tuer les personnes handicapées et atteintes de maladies graves et sont ainsi « validistes » est aussi sérieux qu’affirmer que ceux qui s’opposent à l’État et au capitalisme sont des génocidaires qui souhaitent tuer la plupart des êtres humains. C’est absurde.
Mais le principal enjeu, pour ceux qui nous accusent de « validisme », n’est pas de savoir quel modèle de société est désirable, qu’est-ce qu’une vie digne, ni quels sont les tenants et les aboutissants de la technologie, ni si celle-ci est compatible avec la liberté, la démocratie ou la justice, ni comment parvenir à la liberté, l’autonomie ou la démocratie, ni comment endiguer la destruction du monde, ni comment mettre un terme à l’inhumanité du système social dominant. Il s’agit plutôt de trouver comment parvenir à une société meilleure (de quelque façon que ce soit) tout en conservant l’essentiel de l’infrastructure de la modernité technologique (sans lequel, encore une fois, dans l’état des choses, nous serions presque tous, et pas seulement certaines personnes handicapées ou malades, incapables de survivre).
Pour ceux qui nous accusent de validisme (ou de capacitisme), la technologie, souvent jugée « neutre » (ils ne sont pas toujours d’accord entre eux à ce sujet, entre autres), ne pose pas problème, le problème est uniquement (je me permets de citer mot pour mot un de nos détracteurs) « l’inégal accès à celle-ci et son impact polluant sous le capital ». Comprenez : dans une société techno-industrielle socialiste/communiste/libertaire/au pays des merveilles, la technologie ne polluerait plus, elle pousserait dans les arbres et se biodégraderait en fin d’usage, nourrissant les sols communistes/socialistes/libertaires, et n’impliquerait aucune hiérarchie, aucune forme de domination (serait compatible avec la liberté la plus libertaire). Autrement dit, dans l’ensemble, nos accusateurs constatent — à peu près — le désastre ambiant, sans être capables d’en identifier les causes, et ainsi fantasment une société/situation meilleure, dans laquelle les humains conserveraient uniquement les « bonnes » technologies, ou dans laquelle la technologie serait au service d’une organisation sociale juste et bonne et écologique.
Les progressistes et le fétichisme de la technologie
Plusieurs choses. D’abord, bien évidemment, il apparait assez clairement que nos détracteurs gagneraient à réfléchir davantage aux tenants et aboutissants de la technologie. L’idée selon laquelle il devrait être possible de parvenir à une sorte de société techno-industrielle communiste/libertaire/socialiste, véritablement démocratique, égalitaire, juste, et également soutenable, écologique, conservant certaines des (hautes) technologies développées par et pour l’État-capitalisme, jugées bonnes, et en ayant rejeté d’autres, jugées mauvaises, ne repose sur rien. Il ne s’agit que d’un souhait. Un certain nombre de penseurs ont pourtant déjà souligné en quoi toute technologie est politique. Dans sa préface du livre La Baleine et le réacteur (que nous rééditerons bientôt aux éditions Libre) du politologue états-unien Langdon Winner, le philosophe Michel Puech expose le cœur du problème : « La technologie impose, ou plus exactement effectue une restructuration de son environnement, y compris humain, non pas en vertu d’un pouvoir occulte, mais en vertu de sa propre logique de fonctionnement, des conditions de fonctionnement des dispositifs techniques eux-mêmes ». Quand on choisit une technologie, on choisit une politique. Car comme le rappelle Winner, « adopter un système technique donné impose qu’on crée et qu’on entretienne un ensemble particulier de conditions sociales en tant qu’environnement de fonctionnement de ce système », parce que « certains types de technologie exigent une structure particulière de leur environnement social à peu près comme une voiture exige des roues pour pouvoir rouler. L’objet en question ne peut pas exister comme entité réellement fonctionnelle tant que certaines conditions, sociales autant que matérielles, ne sont pas remplies. Cette “exigence” désigne une nécessité pratique (plutôt que logique). » Ainsi :
« En examinant les structures sociales qui caractérisent l’environnement des systèmes techniques, on découvre que certains appareils et certains systèmes sont invariablement liés à des organisations spécifiques du pouvoir et de l’autorité. »
C’est pourquoi, selon toute logique, les technologies et techniques nées avec — créées et produites par — l’organisation spécifique du pouvoir et de l’autorité de l’État-capitalisme, en sont indissociables. Il est ainsi contradictoire de souhaiter parvenir à des sociétés égalitaires, démocratiques, socialistes, libertaires ou communistes, tout en souhaitant conserver toutes les technologies appelant l’organisation spécifique du pouvoir et de l’autorité de l’État-capitalisme. Souhaiter la même chose mais en imaginant ne conserver qu’une partie seulement de ces mêmes technologies, sur la seule base de critères de goûts et de préférence (« on voudrait garder internet et les technologies médicales, IRM, Scanner, etc., mais pas la bombe nucléaire »), ne semble pas plus cohérent.
Cependant, nos détracteurs ne le voient pas ainsi. Ils considèrent que tous ceux qui, dans leur perspective, leur horizon politique, estiment nécessaire — peu importe leurs raisons, peu importe leurs arguments — de renoncer ne serait-ce qu’à une seule technologie dont dépend aujourd’hui la survie du moindre être humain, sont des assassins en puissance, des fous dangereux. Selon eux, toute perspective politique décente se devrait a minima de comprendre la conservation de toutes les technologies médicales modernes. Déroger à cette règle serait être validiste, capacitiste. C’est-à-dire qu’ils considèrent la conservation desdites technologies comme une prémisse non négociable, indiscutable. La question ne sera pas posée de savoir ce que cela implique, si cela peut être compatible avec une forme d’organisation sociale démocratique, avec une organisation sociotechnique soutenable, avec la continuation de la vie sur Terre. Peu importe.
Ce fétichisme de la médecine technologique — de la technologie médicale —, quand ce n’est pas de la technologie tout court, est à la fois intrinsèquement absurde et sévèrement contre-productif dans une perspective politique d’émancipation, d’autonomisation, et surtout d’interruption de la destruction du monde.
Si la condition sine qua non de votre lutte pour une meilleure société consiste à garantir la survie de tous les humains que le présent système technologique fait vivre, c’est lui que vous finirez par défendre. Au nom d’une lutte contre la discrimination, nos accusateurs, qui nous considèrent comme des « ennemis politiques », se retrouvent à défendre l’empire qui nous asservit tous et qui détruit tout. Ils ne voient pas de domination dans la technologie, mais dans les perspectives de ceux qui osent critiquer la domination qu’elle implique pourtant — domination écrasante que nous sommes tous en mesure de percevoir au quotidien. La technologie ne pose pas problème, en revanche, posent problème ceux qui la critiquent, qui voudraient nous en priver. À leur égard, pas de pitié. Ces prétendus rebelles, radicaux, du milieu des étudiants-militants, se font ainsi, dans un de ces formidables paradoxes dont la modernité a le secret, fervents défenseurs du système technologique, de la domination, du technocentrisme que dénonce, par exemple, Derrick Jensen :
« L’anthropocentrisme suggère que les humains sont en quelque sorte le centre de l’univers, mais cette culture produit pire que cela. Depuis quelques temps, déjà, elle génère un technocentrisme qui suggère que la technologie est primordiale, la chose la plus importante. Cela fait des décennies que j’explique que le basculement de perception qui se produit lorsque notre loyauté n’est plus envers le système techno-industriel mais envers le monde naturel est crucial. Il nous faut abandonner le technocentrisme et l’anthropocentrisme, abandonner le suprémacisme humain qui nous coupe de tous les autres. Faire en sorte que votre loyauté soit envers la terre où vous vivez et la Terre en général. La raison pour laquelle ce basculement est crucial, c’est que l’on protège ce à quoi et ceux auxquels on accorde de la valeur. Si vous accordez de la valeur aux ordinateurs portables et aux machines en général, si vous accordez plus de valeur à cette culture qu’au monde vivant, vous défendrez la première au détriment du second. Ce qui est à la fois omnicidaire et suicidaire. »
Croyances, anathèmes et imaginaires
Somme toute, la perspective de nos détracteurs repose principalement sur une croyance selon laquelle la technologie — ou une partie des éléments du système technologique — créée par l’État-capitalisme pourrait très bien aller de pair avec d’autres formes sociales, d’autres types d’organisation sociale, libertaires, communistes ou socialistes, et devenir ainsi égalitaire/démocratique/émancipatrice, juste et bio. S’il s’agit uniquement d’une croyance, c’est que rien ne prouve ou même n’indique — rien ne suggère — que cela puisse être le cas. Tout — l’histoire, le présent, les dynamiques actuelles, les tendances que l’on constate, les logiques et les exigences de la technologie, les capacités humaines — nous suggère que cette croyance est absurde.
Si l’on souhaite parvenir à des sociétés égalitaires et démocratiques, on devrait se demander quelles techniques et technologies sont compatibles avec la démocratie et l’égalité. Cette interrogation tenait d’ailleurs une certaine place dans la réflexion de tout un pan du mouvement écologiste des années 60 jusqu’à la fin des années 80. On parlait alors de techniques « douces » ou « dures », « simples » ou « complexes », « conviviales » ou non, etc.[2] L’idée de « basses technologies » était également dans l’air, qui connait actuellement un maigre regain de popularité sous l’appellation « low-tech » — appellation derrière laquelle certains mettent aujourd’hui tout et n’importe quoi, qui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’on entendait par là à l’époque ; un Gaël Giraud, par exemple, parle de low-tech pour désigner des hautes technologies améliorées de telle sorte qu’elles consommeraient moins, ce genre de choses. Les écologistes d’alors comprenaient que l’affinité d’une technologie avec un type d’organisation du pouvoir et de l’autorité n’est pas toujours évidente. Certaines technologies sont assez clairement indissociables de l’État-capitalisme industriel, comme la télévision, la voiture ou l’ordinateur. D’autres se situent dans une sorte de zone grise. Quoi qu’il en soit, la meilleure manière de savoir si une technique est compatible avec la démocratie consiste certainement à la tester en pratique, ce qui implique au préalable de parvenir à des formes de vie sociale démocratiques, ce qui, en retour, implique de se libérer des techniques autoritaires. Peut-être s’agirait-il d’enclencher une sorte de dialectique, dans laquelle la libération de l’emprise des techniques autoritaires irait de pair avec l’expérimentation de techniques conçues et produites par des communautés au moyen de processus réellement démocratiques. D’où l’importance de pouvoir sereinement discuter de ces sujets.
C’est pourquoi le plus problématique, en ce qui concerne nos détracteurs, est sans doute leur propension à jeter des anathèmes — « transphobe », « validiste », « réactionnaire » — parfois sans même comprendre ce qu’ils signifient réellement, dans le but de discréditer une personne ou un mouvement que l’on juge mauvais, de couper court à toute discussion sensée, argumentée.
***
(J’essaie, ici, d’expliquer les choses aussi clairement que possible. Espérons que certains de nos critiques feront l’effort de lire. Bon nombre ne semblent pas savoir pas grand-chose de première main concernant nos perspectives, mais nous maudissent en en suivant d’autres, qui en suivent peut-être eux-mêmes d’autres ; et quand on leur demande, ils reconnaissent parfois avoir eu la flemme de lire, s’être arrêté à, ce genre de choses. Pourquoi se faire suer, quand il est bien plus facile de recourir aux insultes, de colporter des ragots pour faire comme les autres, ou de raconter n’importe quoi, de prêter (comme le font certains de nos détracteurs) à ceux qu’on cherche à diaboliser des propos qui ne sont pas les leurs, de les couper et les interpréter aussi habilement qu’un francophone monolingue interprèterait des sinogrammes ?!)
***
Il devrait être clair que les anarchoprimitivistes, les anti-industriels et tous ceux qui critiquent la technologie n’ont absolument rien contre les personnes handicapées, ni contre toutes celles et ceux — dont nous faisons évidemment partie — qui dépendent actuellement de la technologie. Ce qui est regrettable, c’est que nous en ayons été rendus dépendants. Nous voulons mettre un terme au désastre social et écologique en cours, ce qui implique d’en finir avec l’emprise technologique. On rappellera au passage que la civilisation est cause de nombreux handicaps, de maladies justement dites de civilisation : diabète, maladies cardiovasculaires, dépression, stress et angoisses en tous genres, asthme, allergies, cancer, obésité, schizophrénie et autres troubles mentaux. Maladies et handicaps qu’elle traite presque exclusivement de façon technique.
En termes de solidarité humaine, de soins aux personnes handicapées, les sociétés dont nos lanceurs d’anathèmes se moquent pourtant indécemment — raillant l’idée de « vivre dans la forêt en mangeant des baies, et en buvant de l’eau », selon la formule d’un autre de nos accusateurs dénigrant le mode de vie des quelques peuples forestiers que la civilisation n’a pas encore exterminés — n’ont rien à envier à la civilisation, et ont même beaucoup à nous apprendre. Nombre de peuples indigènes, et tout particulièrement ceux qui ne valorisent pas les exploits guerriers, nous montrent en effet que l’attention des humains à l’égard des autres humains, mais aussi des humains à l’égard du monde et de tous les êtres vivants, s’avère bien supérieure dans des sociétés non technologiques. L’histoire nous apprend que depuis des temps immémoriaux l’être humain a su prendre soin des anciens et de ceux qui souffraient de maladies congénitales, de handicaps, comme en témoignent de nombreuses inhumations du paléolithique. Sans la technologie, sans les technologies médicales modernes, nous avons su vivre, vivre bien, et sans détruire le monde.
Sans libération de nos imaginaires du joug de la technologie et du mythe du progrès, aucune émancipation réelle ne sera jamais possible.
Au bout du compte, des questions difficiles
Enfin, parmi les écologistes radicaux — anti-industriels, luddites, néoluddites, anarchistes naturiens ou néonaturiens, anarchoprimitivistes, anticivilisation — certains ne croient pas qu’un changement politique puisse advenir suffisamment rapidement, voire advenir tout court, pour endiguer la destruction de la vie sur Terre et des sociétés humaines. Face à cela, ils défendent l’idée selon laquelle l’effondrement de la civilisation industrielle devrait être précipité le plus vite possible. Contrairement à ce que d’aucuns pourraient s’imaginer, ils ne croient pas forcément que la fin justifie toujours les moyens. En revanche, ils estiment que cette fin particulière — mettre un terme à l’anéantissement de la vie sur Terre, à la détérioration de tous les milieux naturels, à la décomposition des conditions d’habitabilité de la Terre pour l’être humain et toutes les espèces (encore) vivantes aujourd’hui, ainsi qu’au désastre humain protéiforme qui constitue le pendant social de cette catastrophe — justifie le recours, et tout particulièrement en désespoir de cause, à des moyens à la hauteur de l’incommensurable enjeu qu’elle constitue.
Beaucoup les accuseraient d’extrémisme — mais l’extrémisme n’est-il pas d’avoir rasé la majorité des forêts de la planète ? D’avoir pollué et lessivé ses sols et ravagé leur fertilité ? D’avoir pollué et endigué la majorité de ses fleuves et de ses rivières ? Souillé ses profondeurs océaniques jusqu’au fond de la fosse des Mariannes avec toutes sortes de plastiques et autres produits de synthèse ? D’avoir saturé les couches les plus éloignées de son atmosphère de « déchets spatiaux » et les autres de toujours plus nombreux « polluants atmosphériques » ? De produire chaque année des milliers de tonnes de déchets hautement radioactifs pour des millénaires (sachant, comme nous l’apprend un article du journal Le Monde, que « La production de déchets nucléaires devrait tripler d’ici à 2080 ») ? De précipiter plusieurs dizaines d’espèces vers l’extinction chaque jour ? De perpétrer consciemment la première extermination massive des espèces — les scientifiques parlent euphémiquement, en employant la voie passive, de sixième extinction de masse — de l’histoire de la planète ? D’avoir quasiment annihilé l’ethnosphère — la diversité culturelle humaine — et de continuer, inexorablement, en direction d’une seule et unique idiocratie planétaire ? N’y a‑t-il pas davantage de raisons morales de vouloir précipiter l’effondrement de la civilisation que de s’offusquer à cette idée ? Certes, nos vies, celles de nos proches et de nos enfants (le cas échéant) sont aujourd’hui dépendantes de la civilisation industrielle. Mais celles-ci sont-elles plus importantes que la prospérité de la vie sur Terre ? Qu’une planète habitable pour les mammifères et les autres espèces actuellement vivantes ?
À l’ère du réchauffement climatique inarrêtable, désormais que le système technologique mondialisé forme une mégamachine incontrôlée et incontrôlable, radicalement antidémocratique, fonctionnellement et structurellement inhumaine, dévorant et contaminant le monde de ses innombrables productions toxiques, massacrant des milliards d’animaux chaque année, et constatant que les pseudo-solutions proposées de l’extrême-gauche à l’extrême-droite sont autant d’échecs ou d’inepties, quel argument moral peut-on sérieusement opposer à ceux qui désirent détruire ladite mégamachine le plus rapidement possible ?
Bien entendu, ceux qui, ayant été conditionnés à cet effet par les institutions dominantes (ils sont donc nombreux), considèrent la survie du plus grand nombre d’êtres humains, ou la continuation du développement du système technologique, comme la chose la plus importante, au détriment de la santé de la biosphère, de la prospérité de la vie sur Terre, du vivant, au détriment aussi de la qualité de la vie humaine abstraite, quantitative, qu’ils idolâtrent, ne verront sans doute pas d’un bon œil l’idée d’effondrer la civilisation industrielle.
Un article récemment paru sur le site de Science et Vie, intitulé « Que se passerait-il si les humains disparaissaient[3] ? », suggère que si la civilisation (sociocentrisme oblige, ils écrivent « les humains » mais parlent en réalité de la civilisation) s’effondrait instantanément demain, la santé de la biosphère s’améliorerait graduellement, et ce malgré les désastres nucléaires qui se produiraient suite à l’abandon des centrales. Les humains, comme les autres espèces, recouvriraient donc, graduellement, sans doute au prix de quelques périodes de dégradations temporaires, un habitat de plus en plus sain. Au bout d’un siècle, si « l’expansion des plantes a été un peu freinée par la radioactivité, […] les avantages de l’absence de l’homme [lire : de la civilisation] ont largement compensé cet inconvénient ». Après dix mille ans, la végétation serait « plus abondante qu’elle ne l’a jamais été depuis près d’un demi-million d’années – avant la déforestation par l’homme et la dernière glaciation ». C’est-à-dire qu’aujourd’hui, l’effondrement de la civilisation industrielle n’est pas synonyme de destruction irrémédiable du vivant. Elle n’a pas (encore) définitivement pris en otage l’ensemble du monde vivant. Mais pour combien de temps encore ?
Car qui sait ce qu’il se produira si la mégamachine continue de fonctionner ? « Les spécialistes en discutent et ne sont pas d’accord sur les causes et les risques pour l’atmosphère et la vie. Mais nous pouvons être sûrs d’une chose, c’est que nous n’en savons rien ; et qu’il est fou de continuer à foncer ainsi dans le noir[4]. » (Bernard Charbonneau) Selon Theodore Kaczynski, « si le développement du système-monde technologique se poursuit sans entrave jusqu’à sa conclusion logique, selon toute probabilité, de la Terre il ne restera qu’un caillou désolé — une planète sans vie, à l’exception, peut-être, d’organismes parmi les plus simples — certaines bactéries, algues, etc. — capables de survivre dans des conditions extrêmes[5]. » Toujours plus de réacteurs nucléaires sont en construction, toujours plus en projet. Dans sa quête de puissance illimitée, il n’est pas improbable que la civilisation conçoive et fabrique des installations plus dangereuses encore que des centrales nucléaires.
Face au désastre déjà consommé, face à celui qui est en cours, face au futur que suggèrent les tendances actuelles, et au vu de l’absence de proposition véritablement réaliste, convaincante, pour endiguer la catastrophe, l’idée de précipiter l’effondrement de la civilisation industrielle ne semble pas si absurde, si extrême. Elle semble moins absurde, en tout cas, que l’idée d’une prise du pouvoir par quelque groupe ou parti qui s’autodétruirait ensuite en démantelant ladite civilisation, ou qu’une population majoritairement volontaire pour ce faire, ou en mesure de contrôler rationnellement le développement (ou le démantèlement) de la civilisation industrielle.
Sachant qu’un mouvement qui tenterait de précipiter l’effondrement de la civilisation industrielle n’y parviendrait évidemment pas en une journée (c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas génocide instantané de 7 milliards d’êtres humains, contrairement à ce que suggère l’épouvantail absurde que certains opposent à cette idée). Les efforts d’un tel mouvement pourraient alors se combiner avec ceux d’autres groupes cherchant à imposer des changements politiques afin de démanteler la mégamachine de manière plus organisée. Différents scénarios plus ou moins chaotiques sont envisageables[6].
Somme toute, il s’agit de questions difficiles mais ô combien cruciales. Il s’agit de sens des priorités, de valeurs, de perspective générale (de ce qui différencie par exemple le sociocentrisme et l’anthropocentrisme de l’écocentrisme ou du biocentrisme). Comprendre les enjeux et, face à eux, comprendre ce que nous voulons, ce qui est souhaitable, possible (quand bien même très improbable).
Nicolas Casaux
Note 0 : Cette omniprésence du technocentrisme, que l’on retrouve jusqu’au cœur d’un large pan de l’anarchisme contemporain, est une raison de plus pour penser que seul l’effondrement de la civilisation industrielle — provoqué par des humains, ou non — mettra un terme au désastre humain, et plus généralement biologique, en cours.
Note 1 : Contrairement à nos calomniateurs, nous ne passons pas notre temps à tenter de couper court à toute discussion en recourant à des injures psychologisantes. Nous ne nous contentons pas de les dénigrer en les traitant de biophobes, d’ethnocidaires ou d’écocidaires — pourtant, une partie des idées qu’ils soutiennent avalisent la marche funeste du « progrès » en cours, la destruction de la nature et donc des conditions de l’existence humaine.
Note 2 : Si les catégories critiques utilisées par tout un ensemble d’étudiants-militants de gauche (de gauche PS, du front de gauche, LFI aussi bien que libertaires/anarchistes) se ressemblent, c’est parce qu’elles découlent à peu près toutes du monde académique, universitaire, et de la culture anglo-américaine dans lesquels ils baignent. La théorie queer est un pur produit universitaire, lequel est bien plus amical que critique envers la technologie (et l’industrialisme). D’où l’inexistence d’anathèmes comme « technologiste » ou « industrialiste ».
Note 3 : Tout cela suggère qu’à l’instar de la plupart des gens, nombre de soi-disant anarchistes continuent d’adhérer de manière relativement irréfléchie à la doxa progressiste, technolâtre, reproduisant ainsi les erreurs des premières figures historiques du mouvement anarchiste — soulignées par José Ardillo dans son livre La Liberté dans un monde fragile.
Notes de fin
- Pour un argumentaire plus étayé concernant cette idée : https://www.partage-le.com/2020/04/25/de-la-cuillere-en-plastique-a-la-centrale-nucleaire-un-meme-despotisme-industriel-par-nicolas-casaux/ & : https://www.partage-le.com/2020/05/06/la-pire-erreur-de-lhistoire-de-la-gauche-par-nicolas-casaux/ ↑
- Ainsi que le rappelle ce très bon article : https://biosphere.ouvaton.org/vocabulaire/2769-techniques-dualisme-des-techniques ↑
- https://www.science-et-vie.com/questions-reponses/que-se-passerait-il-si-les-humains-disparaissaient-60432 ↑
- https://www.partage-le.com/2015/12/21/le-changement-maelstrom-letale-a-entraver-par-bernard-charbonneau/ ↑
- Extrait tiré de son livre Anti-Tech Revolution, dont une version française devrait sortir en mai 2021, ici en précommande : https://www.editionslibre.org/produit/revolution-anti-technologie-pourquoi-et-comment-theodore-john-kaczynski/ L’extrait en question fait partie d’un morceau plus large du livre ayant été traduit et publié ici : https://www.partage-le.com/2017/07/04/pourquoi-la-civilisation-industrielle-va-entierement-devorer-la-planete-par-theodore-kaczynski/ ↑
- Lire, à ce sujet, le deuxième tome du livre DGR (Deep Green Resistance). ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage