Docteure en sociologie, Sonia Sarah Lipsyc est également auteure, enseignante, dramaturge et chercheuse associée à l’Institut d’études juives canadiennes de l’Université Concordia. Directrice du Centre d’études juives contemporaines ALEPH, elle est aussi rédactrice en chef du magazine La Voix sépharade. Le Verbe l’a rencontrée afin de se laisser éclairer par la sagesse millénaire de nos frères et sœurs ainés dans la foi sur le deuxième livre de la Tora juive et de la Bible chrétienne.
Le Verbe : Le livre de l’Exode raconte l’histoire de l’esclavage des Hébreux en Égypte et leur libération sous la conduite de Moïse jusqu’en Terre promise. Comment les juifs comprennent-ils ce livre exceptionnel ?
Sonia Sarah Lipsyc : Pour commencer, le titre d’un livre est important. Dans la tradition hébraïque, le deuxième livre de la Tora ne se nomme pas l’Exode. L’Exode est un terme qui vient de la traduction grecque de la Septante. Pour nous, ce livre porte deux titres. Le premier en hébreu c’est Shemot qui veut dire Les Noms. Le second, donné par la tradition rabbinique et qui nous renseigne sur l’essentiel de ce livre, est Sefer Hagéeoulah, c’est-à-dire Le livre de la libération.
Que signifient ces deux titres ?
Il est appelé Les Noms, car ce livre débute par les noms des 70 personnes qui ont quitté la terre des Hébreux pour aller en Égypte. Nous rencontrons très souvent dans la Tora des généalogies. Nous avons tendance à tourner rapidement les pages parce que ces déclinaisons familiales sont arides, mais elles viennent dire quelque chose d’important : la mémoire de celles et de ceux qui nous ont précédés, soit d’où l’on vient, quel est le message qui nous a été transmis et que l’on doit reconduire. Shemot, c’est donc le Je me souviens hébraïque.
S’il s’intitule aussi Le livre de la libération, c’est d’abord parce qu’il signifie un départ, un premier exil des Hébreux vers la terre d’Égypte, où l’on va les réduire en esclavage.
Le deuxième exil, en conséquence, c’est celui de ne plus être soi-même, mais d’appartenir à une structure qui vous opprime.
C’est aussi le livre de la libération dans la mesure où il est question de la sortie d’Égypte. Cette sortie va ensuite s’inscrire comme le paradigme de toute libération dans la tradition juive. À tel point que l’on rappelle la sortie d’Égypte tous les jours dans la prière. Il y a même de surcroit une fête, Pessah (Pâque), qui célèbre cette sortie d’Égypte.
Toutefois, le livre de l’Exode ne relate pas seulement la sortie d’Égypte. C’est aussi le don de la Tora (écrite et orale, la loi et le narratif) quelques mois après cette sortie. Et normalement, c’eût été aussi tout de suite l’entrée en terre d’Israël, cette terre qui est un des termes de l’Alliance. Mais à cause de la faute du veau d’or, il y a eu une errance de 40 ans. Et c’est là encore un autre exil, celui de l’attente.
De quelle libération s’agit-il aujourd’hui ? Car vous n’êtes plus esclave en ce moment.
Certainement, car je suis livrée à mes névroses ! (Rire.) C’est une question intéressante. Ce n’est pas parce qu’on a été esclave dans notre histoire passée que c’est une affaire révolue. On considère qu’on doit se sentir chaque fois comme si on sortait d’Égypte. Égypte, en hébreu, se dit mitsraïm, ça vient d’une racine tsar qui veut dire « oppression ». Donc, tout se passe comme s’il fallait chaque fois sortir de ces oppressions.
Écoutez, je ne sais pas trop comment est fait l’humain, mais il y a une chose qui me parait évidente, c’est que si une chose n’est pas régulièrement répétée, par exemple au travers du rite, et bien elle s’effiloche. Voilà pourquoi, le premier soir de la fête de Pessah, nous avons un commandement, qui est de nous faire le récit de la sortie d’Égypte. C’est un commandement de la Parole et ça dure pendant au moins quatre heures dans cette cérémonie autour de la table qui se nomme le seder. On dit même dans la Hagada de Pessah, le livre de ce récit, « que celui qui multipliera les commentaires sera davantage loué ». Or, quand on est dans le commentaire, on n’est pas seulement dans ce qui s’est passé il y a 36 siècles selon la tradition juive, mais on parle de tout ce qui s’est passé durant l’histoire juive. On peut commenter en parlant de tout ce qu’on souhaite en matière d’esclavage, d’exil et de libération. De reconnaissance et de résilience.
Tout se passe comme s’il fallait chaque fois sortir de ces oppressions.
Il n’y a pas de secret. Si un peuple arrive à traverser l’histoire, c’est parce qu’il a un narratif qui lui est propre, et ce narratif, il a besoin d’être entretenu. Donc, c’est ça l’une des raisons principales de la fête de Pâque.
Le personnage de Joseph dans la Genèse ne préfigure-t-il pas l’exil du peuple hébreu d’une certaine manière ?
Tout à fait. Remarquez toutefois que l’exil de Jacob — dont Joseph est l’un des douze fils — est un exil volontaire (même s’il y était contraint d’une certaine manière, car il y avait une famine sur la terre de Canaan). Il y avait même une prédiction donnée par Dieu à Abraham (Genèse 15,16) qui affirmait que les enfants d’Abraham partiraient un jour en exil. Ils décident donc librement d’aller en Égypte et arrivent dans une région appelée « Goshen », dont la tradition nous dit que c’était la moelle de l’Égypte, donc dans de relatives bonnes conditions. Puis, au fil des ans, ça se bouscule. Le texte dit qu’« il s’éleva un roi nouveau sur l’Égypte qui ne connaissait plus Joseph » (Exode 1,6) et tout ce qu’il avait fait pour l’Égypte. Ce pharaon savait très bien qui était Joseph et ses descendants, mais il ne voulait plus lui être redevable, ni à lui ni à sa famille. Et c’est à partir de là qu’a commencé l’esclavage.
N’oublions pas que, même si Joseph est dans la tradition juive la figure heureuse d’un exilé, au regard de son ascension sociale, son exil est tout de même le fruit d’une haine entre frères. Comme vous le savez, mus par la jalousie, ils finiront par le vendre à des caravaniers.
L’enjeu de la fraternité court dans tout le livre de la Genèse : il commence par Caïn qui tue Abel et se poursuit avec les tensions entre Isaac et Ismaël, Jacob et Ésaü, puis entre les enfants de Jacob. Cela nous rappelle que la Bible n’est pas un livre saint au sens où l’on va nous raconter la sainteté des gens. C’est un livre de défis, c’est-à-dire qu’on va nous raconter toutes les parts sombres de l’humanité pour savoir comment arriver à être humain au travers de ces dérives.
Joseph exilé vivra lui aussi une libération après avoir passé un temps en prison.
De fait, et ce que j’aime notamment dans ce passage de la Genèse, c’est qu’en quelques heures la libération de Joseph va se faire. On le sort, on le rase, on le vêtit et hop ! il est devant pharaon (Genèse 41,14), et là, c’est le dialogue sur l’interprétation des rêves. C’est aussi un indice concernant toute libération. C’est-à-dire qu’elle peut être longue, mais quand elle arrive, elle arrive parfois en quelques heures.
On retrouve un écho de ça dans la libération du peuple d’Israël dans le livre de Shemot, où en quelques heures au cours d’une nuit, dans la hâte (beshipazon, dit le texte hébreu), ils doivent partir (Exode 12,11). Cela veut dire qu’ils n’ont pas eu le temps de faire lever le pain, d’où la tradition du pain azyme (matsa en hébreu). Ce pain azyme, qui est aussi le pain des pauvres, vient alors nous dire qu’en quelques heures les choses peuvent changer. Il y a donc cette conscience que tout exil a une fin et que quand la fin arrive, elle peut venir très rapidement.
Parfois, on a l’impression que l’exil est directement voulu par Dieu. Je pense par exemple à Abraham à qui Dieu dit : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, et va vers le pays que je te montrerai. »
Abraham en vérité était en exil là où il se trouvait, et non pas là où il devait aller. La parole, c’est « Lekh Lekha » qu’on traduit par « quitte ton pays », mais littéralement elle dit plutôt « va vers toi ». C’est comme si Dieu disait : « C’est en quittant l’endroit où tu te trouves, Abraham, et en allant vers cette terre, que tu vas te retrouver toi-même. » C’est sûr qu’il y a un arrachement, mais c’est un exil qui est au fond le fait de revenir au véritable lieu de son accomplissement. D’ailleurs, il y a une blague juive qui raconte que, si Dieu avait dit : « Quitte la maison de ta mère » et non « de ton père », eh bien, l’histoire juive n’aurait jamais vu le jour !
D’autres fois, l’exil est présenté dans le texte sacré comme la conséquence d’un péché, comme une sorte de punition divine. Cette manière de voir n’est plus très à la mode aujourd’hui.
C’est une question délicate. Les équations entre nos actes et leurs conséquences sont effectivement énoncées par la parole divine dans le texte ; cependant, personne ne peut se targuer d’avoir les clés pour comprendre ça.
Une des raisons de la présence dans la Bible du livre de Job — un homme qui n’était pas juif, d’ailleurs —, c’est précisément pour venir déconstruire la littéralité de cette équation. Car Job est un homme bon sous tous les rapports et il lui arrive tous les malheurs de la terre. Donc, on ne comprend pas. Que se passe-t-il ? Dans la tradition, c’est pour attirer notre attention sur le fait que ce n’est pas évident, les choses ne sont pas si simples. Il y a une part de mystère aussi bien pour les récompenses des bonnes choses que pour les punitions des mauvaises.
Ce texte est paru dans le numéro spécial Exil. Cliquez ici pour consulter la version originale.
Maintenant, on peut tout de même se demander s’il y avait une nécessité de l’exil. Il importe alors d’employer le terme hébreu galout, qui implique toujours l’espérance d’un retour, au contraire de « diaspora », qui veut simplement dire « dispersion ». De la même racine d’ailleurs vient le mot geoula, signifiant « libération ».
À partir de là, il y a plusieurs pensées dans le judaïsme. Par exemple, dans un héritage kabbaliste que l’on peut voir dans la pensée hassidique, on raconte que les étincelles de sainteté divine sont éparpillées un peu partout dans des écorces du monde et qu’il y a comme une nécessité dans ce « un peu partout », dans cette dissémination, d’aller les chercher. Ce serait même une des raisons de l’exil des Juifs : à la fois d’aller donner un exemple de ce qu’est le monothéisme aux yeux des nations, et aussi de voir ce qu’il y aurait de positif dans ces nations.
L’exil nous révèle quelque chose de l’homme, mais que nous dit-il de Dieu ?
Il n’y a pas seulement le Juif qui est en exil. On dit aussi dans le Talmud que Dieu est en exil dans le sens où « la présence divine accompagne les Juifs dans leur exil » (traité Meguila 29a du Talmud de Babylone). C’est quelque chose de plutôt réconfortant dans la foi juive, mais difficile aussi, car cela veut dire que Dieu aussi est en exil, comme cela a pu se voir durant la Shoah. C’est en tout cas le sentiment que quelque chose de la plénitude divine ne s’exprime pas dans ce monde, mais s’exprimerait alors si les Juifs revenaient sur leur terre selon les termes de l’Alliance.
Vivre en exil, être étranger, n’est-ce pas à la fois une épreuve et une grâce ?
C’est sûr qu’il y a dans l’exil des dimensions qui sont positives. Pour le philosophe juif Emmanuel Levinas, par exemple, en exil, le texte devient la patrie, comme la table remplace l’autel du Temple. Il vient traduire ici ce qui est une réalité pour les Juifs et la pérennité du judaïsme, c’est-à-dire que le véritable lieu où être, c’est l’étude, c’est la révélation divine au travers du texte et de la tradition orale. Ce texte est vécu comme un pays. Mais il ne doit pas occulter le pays physique, en l’occurrence Israël en tant que tel.
L’injonction de respecter l’étranger, en effet, est le commandement qui est le plus souvent cité dans la Torah.
Toutefois, n’oublions pas que, même s’il y a du positif, ce n’est pas facile d’être toujours l’autre chez l’autre, d’autant plus qu’ici nous ne sommes pas face à une pensée binaire. Ce n’est pas parce qu’un Juif se reconnait dans le peuple juif et peut avoir un amour de l’État d’Israël qu’il ne développe pas pour autant un amour et ne se sent pas citoyen d’un autre pays.
Est-ce parce que les Juifs, étant si souvent des étrangers eux-mêmes, en sont venus à acquérir une plus grande compassion pour les étrangers ?
L’injonction de respecter l’étranger, en effet, est le commandement qui est le plus souvent cité dans la Torah. Presque quarante fois ! Cela revient plus que le shabbat, plus que manger cachère, plus qu’être dans un rapport avec Dieu.
Il y a deux façons de voir la chose. Soit on se dit que c’est une chose à laquelle, en termes d’éthique, le judaïsme tient. Soit on se dit que c’est compliqué d’aimer son prochain et encore plus l’étranger, et donc on le répète comme une antienne plusieurs fois pour bien s’habituer à cette inclinaison.
L’exil est-il propre à la condition juive, voire humaine ?
Dans le judaïsme, nous avons une vision de sanctification de la vie. Donc oui, il y a l’exil de l’âme, oui, il y a l’exil du jardin d’Éden, mais il y a un sens à tout ça, et notre travail est de participer à notre élévation et à l’amélioration du monde.
L’exil n’est pas nécessairement négatif, même si j’aurais souhaité que ma famille, dont une partie a été déportée à Auschwitz, ait eu l’occasion de partir de Pologne en terre d’Israël, donc que leur exil eût une fin. Je ne vis donc pas dans une glorification de l’exil.
Il y a une parole qui me revient d’un rabbin hassidique qui disait : « Le véritable exil du peuple d’Israël, c’est qu’il a appris à le supporter. » Donc, même si la notion d’exil est complexe et porte beaucoup de choses positives et négatives, il reste que, dans l’idéal du judaïsme, cet exil doit avoir une fin.
Alors, selon la tradition juive, de quoi dépend cette fin ?
Ça rejoint la question de tout à l’heure sur l’équation délicate et complexe entre un comportement et ses conséquences. Il s’agit des temps messianiques, qui peuvent être maintenant si nous sommes méritants, ou plus tard. Mais dans la pensée juive, il y a toujours un terme qui est donné, et si ce n’est pas sur cette terre, c’est ailleurs, autrement.
Voilà, justement, nous allons devoir mettre fin à notre entretien. Car il arrive trois heures, et ce soir, c’est le shabbat et on doit tout cuisiner à l’avance. Alors je vais aller me mettre devant mes fourneaux !
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Source: Lire l'article complet de Le Verbe