La banalisation de la consommation de drogue ne doit pas faire oublier qu’elle est une arme du pouvoir. C’est en jouant sur les faiblesses des gens que le système se renforce.
Pourquoi les hommes se droguent-ils ?
Les hommes ont toujours utilisé des drogues. Elles accompagnaient les rites religieux pour rechercher une extase censée mettre l’homme en relation avec les divinités. Mais en Occident, cet aspect a très rapidement laissé place à une consommation dans des buts plus terre à terre. Les drogues suivent la modernité en œuvre, chimistes et médecins mirent au point une étonnante gamme de drogues de synthèse permettant d’ét la diversité du décervelage. La recherche de l’extase mystique et de la volupté est étrangère à la pratique de la toxicomanie post-moderne. Elle est remplacée par le besoin, la dépendance nue.
Un constat rapide d’abord, près de la moitié des personnes vivant dans le monde occidental se droguent. C’est-à-dire qu’elles consomment un produit naturel ou synthétique, conçu et consommé pour produire un effet psychotrope (c’est-à-dire une modification de l’activité mentale). Certaines de ces drogues sont prohibées, d’autres sont légales et même remboursées par la Sécurité sociale.
Cette distinction est d’ailleurs largement factice. Elle est plus le fait des us et coutumes contemporains que résultant d’un jugement sur la toxicité des produits (ainsi l’alcool et le tabac sont parfaitement légaux alors que leurs effets néfastes sur la santé sont prouvés).
Pourquoi les hommes se droguent- ils aujourd’hui ? Loin de vouloir généraliser, nous devons d’abord constater que la toxicomanie, sous toutes ces formes, est avant tout une fuite. Une fuite face à l’absence de sens, de joie d’un monde qui n’est que tension et survie quotidienne. Une fuite de la douleur de ne pas être à la hauteur des injonctions modernes. S’abrutir pour ne pas voir sa vie passer et la mort arriver, voilà des raisons de la consommation de drogue. La toxicomanie est une forme d’aliénation supplémentaire qui s’ajoute à l’aliénation générale de la société moderne.
Elle est une capitulation, un renoncement qui aboutit à une acceptation de son sort. Ce genre de comportement est donc incompatible avec une démarche révolutionnaire. Une société qui ne laisse comme seule voie d’évasion que la fuite vers des paradis artificiels porte en elle la racine de sa propre fin. Cette société insupportable qui brise tant de vies, il va bien falloir un jour la renverser et proposer une alternative. Pousser les gens à sortir de la passivité et à reprendre leur vie en main est sûrement un début dans le dépassement de l’aliénation, qu’elle soit sociale ou chimique.
Une marchandise comme une autre
Un rapport de l’ONU donne une idée de la place des drogues dans le monde moderne. En 2017, environ 271 millions de personnes, soit 5,5% de la population mondiale âgée de 15 à 64 ans, ont consommé des drogues l’année précédente (contre 185 millions en 2003) … Le cannabis étant, de loin, la drogue la plus répandue, avec 188 millions de consommateurs (1,5 million de français consomment régulièrement du cannabis selon les statistiques officielles).
Le rapport annuel de l’ONU estime également à 53 millions le nombre de consommateurs d’opioïdes (opium, morphine et antidouleurs, héroïne et ses substituts détournés), soit une hausse de 56% par rapport aux estimations précédentes des années 2000, et que les opioïdes sont responsables des deux tiers des 585 000 personnes décédées des suites de l’usage de drogues en 2017.
En outre et en comptant les utilisateurs de plusieurs produits, environ 38 millions de personnes consommaient des drogues synthétiques (amphétamines, méthamphétamines et ecstasy) contre 29 millions pendant la décennie précédente, tandis que 15 millions étaient dépendantes des opiacés (opium, morphine et héroïne) et que 13 millions l’étaient à la cocaïne1.
Dans ce contexte de hausse de la demande, le marché de la drogue a explosé. Par exemple, la fabrication illicite de cocaïne estimée dans le monde a atteint le chiffre record de 1 976 tonnes en 2017, soit une augmentation de 25% par rapport à l’année précédente. Parallèlement, la quantité mondiale de cocaïne saisie en 2017 a augmenté de 13%, atteignant 1 275 tonnes, soit la plus grande quantité jamais enregistrée. Tirant parti de la mondialisation, le trafic de stupéfiants et le blanchiment de ses profits ne se sont jamais aussi bien portés. Les drogues circulent comme n’importe quelle marchandise et sont liées à d’autres activités illégales (comme l’immigration clandestine ou les réseaux de prostitution). Selon le rapport de l’Observatoire Géopolitique des Drogues, les quinze dernières années ont fait de l’Europe de l’espace Schengen « le plus important marché de drogues de la planète ». Chaque pays se voit dévolu un rôle dans le fonctionnement de ce vaste marché.
Le blanchiment de l’argent issu des trafics a bénéficié de la mondialisation des flux financiers. Aucune des mesures proposées mollement pour contrôler le recyclage de « l’argent sale » des trafics ne s’est révélée efficace. L’absence évidente de volonté politique pour réguler les marchés et la financiarisation de l’économie laissent le champ libre au blanchiment. Profitant du laxisme en place, les établissements financiers empochent les retombées lucratives des opérations de transferts vers des « paradis fiscaux », qu’ils organisent au profit des gros narco-trafiquants. La drogue est devenue un paramètre déterminant dans l’économie de certains pays.
Mais comment pourrait-il en être autrement ? Quand des manipulations spéculatives sur les marchés des matières premières font s’effondrer les cours et réduisent à la misère les paysans de régions entières, il ne faut pas s’étonner qu’ils se tournent alors vers la production de drogues. Ainsi en Amérique latine dans les années 1980-1990, la chute du prix du café a forcé des paysans à remplacer cette production par celle de la coca qui assure des profits trente fois supérieurs à ses investissements.
La drogue dans la société de classe
Au cours des 20 dernières années, l’usage de drogues a augmenté beaucoup plus rapidement dans les pays en développement que dans les pays développés. L’augmentation de la richesse est liée à l’augmentation de l’usage de drogues, mais ce sont les plus pauvres qui présentent le plus de troubles Sur le plan mondial, l’usage de drogues est plus répandu dans les pays développés que dans les pays en développement. Les drogues telles que la cocaïne sont encore plus nettement associées aux régions les plus riches du monde. Qui plus est, dans un même pays, la prévalence de l’usage de drogues est plus élevée dans les couches les plus riches de la société. Mais l’apparition de troubles liés à l’usage de drogues est plus fréquente chez les personnes ayant un statut socioéconomique inférieur.
Souvent réduit à la consommation de drogues de mauvaise « qualité » à faible coût, les « pauvres » cumulent les handicaps sociaux en plus de leurs addictions. Le scandale des anti-douleurs dans les années 2010 dans les zones les plus pauvres des Etats-Unis est révélateur de cette faiblesse des classes populaires. D’importants labos pharmaceutiques américains ont ainsi gavé une génération de pauvres des Appalaches avec des médicaments anti-douleurs en libre consommation, les rendant totalement dépendants et les faisant sombrer ensuite dans l’addiction et la délinquance.
A l’inverse, la consommation festive des drogues dans les classes supérieures est devenue un facteur d’intégration dans certains cercles de l’oligarchie. L’utilisation de « drogues de la performance » (cocaïne de haute qualité et drogues de synthèse) étant réservée aux gagnants de la « guerre de classe ». Avec pour conséquence des troubles très sévères (paranoïa, comportement sociopathique, égocentrisme et dépression) qui sont traités discrètement par un monde médical complice. Car le problème n’est pas de se droguer, mais de risquer de devenir un looser.
En Occident, l’obligation de performance dans tous les domaines de l’activité humaine (vie professionnelle, affective, sexuelle, loisirs), le désir de promotion sociale, la menaces sur l’emploi, le rythme effréné, concourent à accroître une demande destinée autant à stimuler qu’à abrutir, à assommer pour supporter le quotidien.
Géopolitique des drogues
Enjeu économique, la drogue peut aussi devenir un enjeu politique. Surtout en temps de guerre. La Chine en fit la première l’expérience lors de la guerre de l’Opium de 1839 à 1842. Ce conflit commercial vit le Royaume-Uni imposer à l’Empire du Milieu son ouverture à l’importation massive de pavot venu des Indes britanniques. Au siècle suivant les Chinois prirent leur revanche sur l’Occident. Durant la guerre du Vietnam, Mao fit augmenter la production de pavot chinois afin d’abreuver en héroïne les soldats américains luttant contre le Viêt-Cong. Histoire d’en finir avec l’Amérique impérialiste… Pendant ce temps-là, la CIA, après de nombreuses manipulations avec les psychédéliques, se lança dans la distribution à grande échelle de crack et d’héroïne. Tout d’abord pour pourrir les mouvements de contestation, comme les Black Panthers, grâce au programme COINTELPRO2.
Puis, dans les années 1980, pour soutenir diverses guérillas anti-communistes en Amérique du Sud, et notamment au Nicaragua. Plus tard, Ronald Reagan, alors président des Etats-Unis, déclenchait hors de son territoire, en Colombie, des raids militaires contre les laboratoires clandestins de cocaïne des cartels de la drogue. La « guerre contre la drogue » couvrant les interventions militaires US en Amérique latine. Déversant des tonnes de produits toxiques sur les champs des paysans colombiens sans se soucier des retombées sur la santé des populations, ces opérations militaires marquaient le cynisme des services secrets américains qui n’avaient jamais hésité à favoriser les trafics de drogues qu’organisaient leurs protégés. Dans le même temps, nombre de groupes de guérillas sud-américains (comme les FARC en Colombie), eurent recours aux trafics de drogues pour financer leurs actions. La drogue pourrissant tout ce qu’elle touche, ces « narco-guérillas » semblent oublier leurs objectifs initiaux au profit d’un trafic lucratif qu’elles contrôlent dans de nombreux secteurs d’Amérique latine.
Plus récemment, l’intervention américaine en Afghanistan et le chaos qui a suivi la chute du régime des Talibans a permis la reprise de la production de pavot à grande échelle pour la fabrication d’héroïne, le régime des Mollahs ayant interdit rigoureusement, depuis 1996, la culture du pavot.
Et la France dans tout ça ?
La France est un cas à part au niveau de la consommation des drogues. Au début des années 1990, rapporte le criminologue Xavier Raufer, des chercheurs de l’Inserm se sont demandé pourquoi il y avait proportionnellement moins de consommateurs de drogue en France que dans les d’autres pays industrialisés. Leur réponse fut que les Français s’étaient vite aperçus que les effets conjugués de l’alcool et des benzodiazépines (comme le Temesta) sont équivalents à ceux de la drogue. Ces anxiolytiques présentant en outre l’avantage d’être abordables pour toutes les bourses et même d’être remboursés par la sécu. La France étant le premier consommateur mondial de tranquillisants, d’hypnotiques, d’anti-dépresseurs et d’anxiolytiques, cette surconsommation, fait en partie, barrage à l’usage des drogues « dures ». De plus l’alcoolisme, « bien de chez nous », canalise les consommateurs vers des produits légaux et rapporte des taxes à l’Etat.
Cas à part, le cannabis s’est, lui, parfaitement acclimaté. Il est la drogue la plus consommée par les adolescents. La banalisation de sa consommation depuis une trentaine d’années dans l’ensemble des tranches d’âge et classes sociales ne doit pas faire oublier sa nocivité sur la santé des consommateurs réguliers.
Mais plus encore le chanvre est la drogue de la paix sociale, ses vertus sédatives et les troubles de la compréhension qu’il provoque, favorisent un système qui repose sur l’abêtissement des masses. Qu’une certaine faune issue de la « Gauche Transgénique » appelle à sa légalisation est un signe de son adaptation à notre société. Elle ne fait que revendiquer le droit de l’esclave à consommer sa propre misère.
Alors que le cannabis représente 85 % de la consommation des drogues prohibées en France, sa consommation est théoriquement toujours frappée par la loi du 31 décembre 1970 (votée dans un contexte de répression suite aux événements de Mai 68). Elle pénalise à la fois le trafic et la consommation de drogue sans faire de distinction entre les produits. Dans le cas du cannabis, force est de constater que cette législation s’est révélée totalement inutile.
Elle n’est même plus appliquée sur le terrain. Devenu un important pilier de l’économie souterraine des banlieues, le trafic de haschich marocain de mauvaise qualité (car inévitablement coupé à la paraffine, aux médicaments ou à l’huile de vidange) enrichit une poignée de gros trafiquants et nourrit de ses miettes des centaines de petits dealers. Il permet de garantir l’ordre dans certains quartiers et un rapide retour au calme après des explosions sociales comme nous en avons connu récemment (les troubles gênant le commerce et attirant l’attention de la police). Devenu un produit d’appel, le cannabis a permis une diversification pour les dealers vers des drogues plus rentables (la cocaïne et les drogues de synthèse). L’argent massivement généré entraine des guerres de territoires pour la maitrise des points de ventes et des approvisionnements.
La crise du Covid-19 a paradoxalement renforcé l’emprise des drogues sur les individus. Si les canaux d’approvisionnement furent coupés durant l’état d’urgence sanitaire, ils ont repris massivement pour fournir des produits à des personnes que l’isolement du confinement a profondément ébranlé. La multiplication des troubles psychiatriques liés à la peur et au contexte social sinistre s’accompagne d’une recherche de fuite par la consommation de drogues. Plus que jamais, la drogue est un outil de domination et de contrôle social. Etre véritablement autonome passe par le refus de son emprise.
Louis Alexandre
Note :
1 Source : le Bureau des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) dans son rapport 2004.
2 En 1968, face à l’agitation sociale qui prend de l’ampleur aux Etats-unis, le FBI craint de perdre le contrôle de la situation. Pour éviter une coalition des mouvements contestataires (en particulier noirs), le renseignement (Intelligence) ne suffisait plus, il fallait pratiquer le Contre-renseignement (Counter-Intelligence) : « Les agents informateurs ne sont pas la solution, il nous faut des agents actifs, qui participent aux actions des états-majors subversifs et en orientent les décisions. Nous devons être en mesure de manipuler leurs communications, semer la zizanie entre leurs chefs et, si cela est nécessaire, les utiliser en leur dictant des cibles » déclare le rapport fondant le COINTELPRO. Le FBI met donc en place un bureau secret, chargé du COINTELPRO (Counter-Intelligence -Program) qui deviendra vite l’officine des coups fourrés de la politique américaine des années 1970.
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