Une scène assez invraisemblable a eu lieu dans le Haut-Karabakh, métaphorique à souhait. Alors qu’il faisait une petite tournée de gloriole victorieuse sur le théâtre des combats près de la frontière iranienne et prenait la pose devant sa femme, le couple présidentiel azéri a été suivi à la trace par la lunette d’un sniper iranien.
C’est le genre d’événement qui provoque souvent un incident diplomatique… Coïncidence ou pas, Téhéran a durci le ton, réclamant le « départ immédiat » des barbus amenés par la Turquie.
Les Iraniens jouent un jeu serré qui a aussi ses ramifications à Washington. On a vu à plusieurs reprises que c’est l’obsession persophobe de l’administration Trump qui les a poussés à se rapprocher de Bakou, notamment lorsque le statut de la Caspienne a été signé il y a deux ans :
Surprise, l’accord de demain semblerait – le conditionnel reste de mise – indiquer que les deux gros bras de la Caspienne, Russie et Iran, ont lâché du lest.
Pour Téhéran, c’est sans doute à mettre en parallèle avec les sanctions américaines, conséquence directe du coup de menton de la houppette blonde ; les Iraniens ont besoin d’autres ouvertures économiques, notamment une entente avec Bakou sur le partage de certains gisements à cheval sur les eaux territoriales des deux pays.
Par l’effet bien connu des vases communicants, une victoire de Biden, plus irano-compatible que le Donald, pourrait entraîner un nouveau durcissement de Téhéran vis-à-vis de l’Azerbaïdjan, désormais moins utile. Assistons-nous aux premiers signes montrant que les Iraniens parient déjà sur l’arrivée de Joe l’Indien à la Maison Blanche ?
De son côté, Moscou a également, quoique légèrement, durci le ton. Les nombreux crimes de guerre des Azéris et leurs provocations imbéciles contre les églises arméniennes ont poussé Poutine, lors d’une conversation téléphonique avec Aliev, à insister particulièrement sur le respect des sites religieux et du patrimoine.
Entre les émouvants adieux des communautés arméniennes à leurs monastères et les « Allah akbar » victorieux beuglés du faîte des églises par les nouveaux conquérants, Vladimirovitch a très bien compris le danger. Symboliquement, c’est potentiellement désastreux pour l’image de la Russie, susceptible d’être vue comme complice dans cette affaire alors qu’elle était prisonnière de ses positions passées et ne pouvait intervenir dans le jardin noir.
Ca vaut ce que ça vaut mais, en parcourant les réseaux sociaux, l’on constate que les communautés chrétiennes de la région (Caucase, Moyen-Orient et Méditerranée orientale), communautés qui regardent traditionnellement vers Moscou comme vers son sauveur et sur lesquelles l’ours peut appuyer sa politique, sont amères et déçues de la « trahison » du Kremlin et de son accommodement du sultan. On aura beau expliquer que, de par ses engagement passés, la Russie était ligotée dans ce conflit (ce qu’a très bien compris Ankara), le symbole est parfois plus fort que le raisonnement. D’où, sans doute, le recadrage d’Aliev par Poutine évoqué ci-dessus et dont on verra à l’usage s’il sera suivi d’effets…
Notons au passage que la Turquie, relativement exclue de la paix après avoir mené la guerre, continue de mettre la pression. Son parlement vient de voter la proposition d’Erdogan d’envoyer des soldats. Sauf qu’on ne sait pas très bien s’il s’agit du Karabagh lui-même ou, par un biais détourné, de l’Azerbaïdjan (ce qui serait en contradiction avec l’accord de la Caspienne signé en 2018). Parle-t-on de quelques officiels envoyés au centre de contrôle russo-turc ou de troupes au sol (ce que Moscou refuse absolument) ? Ce sera apparemment à la libre discrétion du sultan.
Chose intéressante, cela pourrait pousser l’Arménie à accueillir… des soldats émiratis ! On le sait, avec l’Arabie saoudite, les Emirats Arabes Unis sont le grand adversaire de la Turquie au Moyen-Orient et, comme par hasard, le président arménien Sarkissian a été invité à Abu Dhabi dimanche dernier. Si la question n’a pas transpiré des discussions, il convient de ne pas écarter tout à fait cette possibilité.
Inutile de préciser qu’Ankara verrait d’un très mauvais œil l’installation d’une base de son rival à ses frontières. Et ne parlons pas de Moscou qui, après avoir posé sa patte avec l’envoi d’un contingent de la paix conséquent dans le jardin noir, souhaiterait évidemment ne pas voir le Moyen-Orient débouler dans le Caucase. Tout cela reste pour l’instant hypothétique, mais l’on voit que les ramifications de ce conflit sont bien plus étendues que la taille du territoire où il s’est joué.
En Arménie même, Pachinian est également dans le viseur, de sa propre population. Si la révolte ayant éclaté suite à la capitulation a plus ou moins été matée, les manifestations continuent et le bonhomme aurait même échappé à une tentative d’assassinat. Les appels à sa démission se multiplient, y compris par la voix du président Sarkissian qui, à peine revenu de sa virée moyen-orientale, appelle à des élections générales. Dix-sept partis d’opposition, rien de moins, veulent le départ du pauvre Nikol, sous pression de tous côtés.
C’est un lieu commun de dire que les difficultés de Pachinian, dont la fidélité a toujours été sujette à caution, ne doivent pas tout à fait déplaire à l’ours. Mais, ironie du sort – et l’on voit à quel point la situation est inextricablement complexe -, nous pourrions en réalité assister à un improbable rapprochement entre ces deux-là.
Les courants qui veulent la tête du Premier ministre arménien refusent en effet la capitulation et, pour certains d’entre eux, souhaitent poursuivre la guerre. C’est évidemment hors de question pour Moscou, qui a enfin réussi à installer ses soldats dans l’œil du cyclone et tente déjà difficilement d’en écarter les influences étrangères, turques ou autres.
Un commun intérêt pourrait donc finir par liguer Pachinian – qui défend son bilan et même sa tête – et le Kremlin – qui défend son influence – contre ceux qui veulent rallumer l’étincelle…
***** MAJ *****
Deux faits significatifs à rajouter au dossier.
Ce sont les Gardiens de la Révolution iraniens qui ont apparemment laissé fuiter les photos polémiques prenant Aliev pour cible. On peut donc considérer ce signal comme un message officiel de Téhéran, ou du moins de l’aile dure.
Mauvaise nouvelle pour Pachinian dont le sort semble maintenant bien précaire. Aujourd’hui, au cours d’une interview, Poutine a expliqué qu’un cessez-le-feu aurait pu être trouvé bien avant l’effondrement arménien et la chute de Chouchi :
« Les 19 et 20 octobre, j’ai eu des conversations téléphoniques avec les leaders arménien et azerbaïdjanais. J’ai réussi à convaincre le président Aliev d’une nécessaire cessation des hostilités, la condition étant le retour des réfugiés azéris, notamment à Chouchi. A ma grande surprise, nos partenaires arméniens ont refusé et le Premier ministre Pachinian m’a déclaré qu’il voyait cela comme une menace pour les intérêts de son pays et du Karabagh.
Je ne vois pas quelle menace cela pouvait représenter étant donné qu’il s’agissait de civils pacifiques, les Arméniens gardant le contrôle de la région y compris Chouchi, avec de plus la présence de nos soldats de la paix qui avait déjà été acceptée par les deux parties. Mais Pachinian m’a dit « Non, nous résisterons, nous nous battrons »»
Poutine ne parlant jamais pour ne rien dire, il est très vraisemblable que ce se soit passé de la sorte. Auquel cas, Pachinian est irrécupérable. Entre ceux qui l’accuseront d’avoir été jusque-boutiste à un moment où il aurait pu sauver plus que les meubles, et les autres qui lui reprocheront toujours d’avoir capitulé, son sort semble scellé.
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