La fameuse lettre de Jaurès aux instituteurs et institutrices a été lue ce lundi 2 novembre 2020 dans les écoles du pays en hommage à Samuel Paty. Problème : c’est une version tronquée que Jean-Michel Blanquer a envoyé aux enseignants. Étrange pour un hommage à la liberté d’expression… De l’huile sur le feu dans un contexte déjà très tendu entre la communauté enseignante et le ministre de l’Éducation nationale.
La « fierté » transformée en « fermeté »
« Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants. » Voici les premiers mots de la « Lettre aux instituteurs et institutrices » de Jean Jaurès. Publiée le 15 janvier 1888 dans le journal la Dépêche de Toulouse, cette lettre magnifique a été envoyé aux professeurs ce weekend pour être lue ce lundi 2 novembre, jour de la rentrée scolaire et d’hommage à Samuel Paty. Emmanuel Macron en avait déjà lu des extraits lors de la cérémonie d’hommage à Samuel Paty à la Sorbonne le 21 octobre. Problème, cette lettre lue par le Président et envoyée aux enseignants… est une version travestie de l’écrit du grand Jaurès.
La « fierté alliée à la tendresse », choisies par le fondateur de l’Humanité pour rendre hommage à la « grandeur » de l’enseignant, ont été transformées par Blanquer… en « fermeté alliée à la tendresse ». Le mot « fermeté » ne figure pourtant à aucun endroit dans la lettre de Jaurès aux enseignants. Et la falsification ne s’arrête pas là. Plusieurs passages de la lettre ont été supprimés. Et pas des moindres. Notamment celui où le Jean Jaurès s’attaque au système des examens et prône l’autonomie des professeurs. Voici le passage manquant : “J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement en sacrifiant la réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je jugerais le maître.”
Pourquoi ce paragraphe a-t-il été supprimé par Blanquer ?
Car il « résonne singulièrement avec le projet d’école de Blanquer : des évaluations nationales imposées aux élèves et personnels, réforme du baccalauréat et du lycée, épreuves de contrôle continu dans le déni des besoins des élèves, des familles et personnels, parcoursup” tacle le le syndicat SUD éducation. “Ainsi, à l’heure où notre gouvernement se présente en défenseur intransigeant de la liberté d’expression, ses services se livrent à un acte de censure. Parce que je ne vois pas comment qualifier autrement la suppression d’un passage dans lequel on peut lire une remarquable critique des pratiques de l’actuel ministère”, fustige un professeur dans Mediapart. Et ce n’est pas tout.
Les paragraphes censurés
L’insoumission a choisi de republier les paragraphes censurés par Jean-Michel Blanquer. Les mots du grand Jaurès sonnent juste dans le contexte actuel.
J’entends dire, il est vrai : À quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie elle-même n’est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact d’une démocratie ardente, l’enfant devenu adulte ne comprendra point de lui-même les idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ? Je le veux bien, quoiqu’il y ait encore dans notre société, qu’on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire, tout d’abord, amitié avec la démocratie par l’intelligence ou par la passion. La vie peut mêler, dans l’âme de l’homme, à l’idée de justice tardivement éveillée, une saveur amère d’orgueil blessé ou de misère subie, un ressentiment et une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la justice à des cœurs tout neufs ? Il faut que toutes nos idées soient comme imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité.
Comment donnerez-vous à l’école primaire l’éducation si haute que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Il faut d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent plus l’oublier de la vie et que, dans n’importe quel livre, leur œil ne s’arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c’est la clef de tout. Est-ce savoir lire que de déchiffrer péniblement un article de journal, comme les érudits déchiffrent un grimoire ? J’ai vu, l’autre jour, un directeur très intelligent d’une école de Belleville, qui me disait : « Ce n’est pas seulement à la campagne qu’on ne sait lire qu’à peu près, c’est-à-dire point du tout ; à Paris même, j’en ai qui quittent l’école sans que je puisse affirmer qu’ils savent lire. » Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine. Qu’importent vraiment à côté de cela quelques fautes d’orthographe de plus ou de moins, ou quelques erreurs de système métrique ? Ce sont des vétilles dont vos programmes, qui manquent absolument de proportion, font l’essentiel.
Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ; il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain, qui, trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque, par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l’émotion de son esprit. Ah ! sans doute, avec la fatigue écrasante de l’école, il vous est malaisé de vous ressaisir ; mais il suffit d’une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier. Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous. Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser.
Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en eux des germes, des commencements d’idées. » Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre : il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir