Suite à notre commentaire de son interview dans Marianne et de son livre Faut-il en finir avec la civilisation ?, Pierre Madelin a souhaité nous répondre. On publie donc ici sa réponse, formulée en 10 remarques, auxquelles nous répondons à notre tour (en bleu).
Ana Minski & Nicolas Casaux
Cher Nicolas, chère Ana,
Sans prétention à l’exhaustivité, voici quelques réponses aux critiques très partiales et souvent caricaturales que vous m’adressez, même si le meilleur démenti à ces critiques reste incontestablement la lecture de mon livre :
1) Je regrette tout d’abord que la critique que vous m’adressez mobilise avant tout l’interview que j’ai accordée récemment au journal Marianne, et non mon livre Faut-il en finir avec la Civilisation ?, tant il est évident qu’un entretien, aussi réussi soit-il, aura toujours une dimension simplificatrice par rapport au propos d’un ouvrage. Je regrette ensuite que votre article s’ouvre par ce que je n’hésiterai pas à qualifier de « sophisme par insinuation et association » ; présenter Marianne comme un journal « scientiste », « nucléariste », « qui publie ce jour un entretien avec Pierre Larrouturou à propos du “financement durable et massif de la transition écologique” », comme pour laisser insidieusement entendre que je serais moi-même passé du « mauvais côté de la force » en leur accordant cet entretien, ou que j’entretiendrais je ne sais quelle complicité secrète envers ces idées. Pourtant, à moins de défendre une conception fort étriquée et sectaire du débat d’idées, nul n’est besoin de partager toutes les positions d’un média pour y exposer ses propres convictions. Du reste, au cours de l’année écoulée, bien d’autres auteurs, dont la complaisance envers le capitalisme vert et l’idéologie du Progrès reste à prouver, ont accordé, eux aussi, des entretiens à cet hebdomadaire : Jérôme Baschet, Thierry Paquot, Matthieu Amiech et j’en passe.
Libre à chacun d’accepter de coopérer ou non avec tel ou tel média de ce genre. Mais ce que tu devrais réaliser, ce que tu sembles d’ailleurs plus ou moins réaliser (« aura toujours une dimension simplificatrice par rapport au propos d’un ouvrage »), c’est qu’au bout du compte, ce qui ressort de ton interview pour Marianne, c’est une critique assez négative (et simplificatrice) du primitivisme. Voilà à quoi ton interview leur aura servi. À dénigrer le primitivisme (et, plus précisément, l’anarchoprimitivisme, on y reviendra). Oui, tu es plus nuancé (on y reviendra également) dans ton livre, mais c’est aussi cette interview qui a motivé notre réplique.
D’autre part, à l’heure où les technologies sont de plus en plus invasives et où toute tentative pour les refuser ou les contrôler est considérée comme une revendication « primitive », où le mot « Amish » est une insulte présidentielle envers tous ceux qui refusent de se soumettre au technocapitalisme, où ces mêmes technologies nous conduisent vers un avenir de plus en plus carcéral et anesthésiant, il nous semble particulièrement urgent de soutenir, autant que faire se peut, ceux qui tentent encore de se libérer de cette tyrannie technocratique. Comprends donc qu’accepter une interview dans un journal comme Marianne afin de critiquer l’anarchoprimitivisme puisse paraître relativement absurde, voire contre-productif.
2) Vous me reprochez de faire usage de la catégorie de « chasseurs-cueilleurs ». Comme toute catégorie en philosophie ou en sciences sociales, il va de soi que celle-ci est critiquable, et l’article de Bernard Arcand auquel vous me renvoyez est à cet égard tout à fait passionnant ; je vous remercie de m’avoir signalé cette précieuse référence. Ayant cependant eu la curiosité de taper sur le moteur de recherche de votre site internet le mot « chasseurs-cueilleurs », quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que cette catégorie que vous jugez obsolète apparaît sans commentaire critique dans plusieurs titres d’articles que vous avez publiés et dans de nombreux textes par ailleurs. Bref, il faudrait savoir.
Non, on ne te reproche pas d’avoir fait usage de cette catégorie. Nous n’avons nulle part écrit ça. On cite cet article de manière accessoire (littéralement entre parenthèses), parce qu’il est intéressant et en rapport avec ton livre dans la mesure où il revient (brièvement) sur les travaux de Testart. C’est tout. (Le « il n’y a jamais eu de chasseurs-cueilleurs » d’Arcand est d’ailleurs plus provocateur qu’autre chose, lui-même employant cette catégorie dans divers autres textes.)
3) Je n’ai jamais purement et simplement assimilé DGR au primitivisme, mais il ne me semble pas non plus aberrant de l’y associer, tant la frontière est floue entre l’un et l’autre courant. Et le simple fait que votre texte, où vous démentez le caractère primitiviste de DGR, s’intitule « En défense du primitivisme » n’aide pas précisément à éclaircir les débats sur ce point.
On te cite :
« Rares sont les théoriciens et les groupes militants qui se réclament explicitement du primitivisme, y compris dans le monde anglo-saxon qui en est pourtant le foyer d’origine. C’est la raison pour laquelle mon livre ne leur est pas consacré mais s’attache plutôt à cerner ce que recouvre cette « sensibilité » primitiviste qui a gagné du terrain dans les débats écologistes ces dernières décennies, portée par des anthropologues, des préhistoriens, des historiens. […] Même si personne en France n’appelle à un retour au mode de vie des chasseurs-cueilleurs, cette vision de l’histoire infuse les débats intellectuels autour des grandes transitions qu’ont connues les sociétés humaines. À la marge, elle s’est même introduite dans les milieux militants. L’organisation écologiste Deep Green Resistance – qui a fait son apparition dans l’Hexagone – se réclame ainsi d’une critique de la civilisation. »
L’association, si elle n’est pas parfaitement explicite, est assez clairement suggérée. Et, oui, DGR n’est pas anarchoprimitiviste. Ceux qui ont lu le livre DGR le savent, tout comme ceux qui lisent Le Partage comprennent sans doute la différence entre, d’un côté, une critique de la civilisation, et de l’autre une idéalisation du passé, du mode de vie des chasseurs-cueilleurs, une volonté de faire en sorte que (ou une aspiration à ce que) l’humanité dans son ensemble retourne à ce mode de vie (idéalisé) précis. Comme nous l’avons rappelé, Derrick Jensen (et d’autres membres de DGR) a lui-même critiqué l’anarchoprimitivisme pour diverses raisons. Cela étant, si nous ne nous réclamons pas de l’anarchoprimitivisme, nous lui trouvons un certain nombre de qualités, ce qui explique notre volonté de le défendre.
4) Vous me reprochez de ne pas définir avec précision le concept de « civilisation », et il est vrai que j’ai sans doute manqué de rigueur lexicale sur ce point. Mais j’aimerais vous retourner la critique, car j’ai beau avoir cherché assidûment, je n’ai jamais trouvé de définition claire et rigoureuse de la notion de civilisation ni chez des militants de DGR ni dans des textes de l’organisation ou de ses proches. Certains m’ont dit que la civilisation, c’était la domestication, ce qui équivaut à une position primitiviste, dont vous vous défendez. D’autres m’ont parlé des hiérarchies et de la domination, mais voilà des critères assez larges. D’autres encore ont évoqué l’apparition des villes. Bref, le brouillard… Cette nébulosité du concept de civilisation dans les courants « anti-civ » est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je ne leur ai consacré aucun chapitre dans mon livre, tant ils offrent peu de prises à la critique ; le primitivisme, aussi simpliste et critiquable soit-il, a au moins le mérite d’une certaine clarté, puisque c’est la domestication qu’il place à l’origine de la civilisation et du désastre dans lequel nous sommes aujourd’hui plongés.
« […] j’ai sans doute manqué de rigueur lexicale sur ce point. Mais j’aimerais vous retourner la critique […] ». Qu’on sache, aucun de nous n’a écrit de livre intitulé Faut-il en finir avec la civilisation ? sans définir et discuter le terme. Ensuite, tout dépend de tes exigences en termes de clarté et de rigueur. Ou alors tu as vraiment mal cherché. La civilisation est définie dans divers écrits de Derrick Jensen, et dans divers textes publiés sur Le Partage. Autrement, la définition du dictionnaire, les définitions communes, fournissent de bons points de départ. Le fait que quelqu’un t’a dit ci ou ça n’est pas particulièrement significatif, ne fait pas une base de discussion très sérieuse sur ce que DGR avance ou non. Le concept de civilisation n’est pas particulièrement nébuleux. Il l’est sans doute moins que celui de primitivisme, que tu réduis non seulement à l’anarchoprimitivisme, mais en outre à un individu spécifique (Paul Shepard), que tu ériges en figure emblématique du courant, alors qu’il n’est pas même mentionné sur les pages Wikipédia française et anglaise qui lui sont consacrées (pour prendre des exemples de présentations grand public), et qu’il n’est sans doute même pas connu de tous ceux qui pourraient se réclamer de l’anarchoprimitivisme (l’est-il seulement de la majorité d’entre eux ?).
5) À lire le compte-rendu que vous proposez de mon livre, un lecteur ou une lectrice non averti(e) pourrait presque avoir l’impression que je suis devenu en quelques mois le Steven Pinker de la pensée écologiste, que je me suis rallié à l’éloge inconditionnel du Progrès et que j’ai dépeint les chasseurs-cueilleurs comme d’affreux sauvages barbotant dans la faim, la misère et la mort. Il me semblait pourtant avoir défendu dans mon livre une vision plus nuancée (mon éditeur David Murray m’a d’ailleurs assuré que ma critique du primitivisme était « bienveillante »). Qu’on en juge par ce passage de ma conclusion :
« Bien sûr, les sociétés pré-agricoles, ainsi qu’un certain nombre de sociétés agricoles pré-industrielles, peuvent être pour le mouvement écologiste une source d’inspiration à différents niveaux. Au niveau de leur organisation matérielle, elles témoignent souvent d’une connaissance fine de leur milieu et d’une capacité remarquable à en intégrer les contraintes écologiques. Au niveau de leurs représentations – ce que l’on a désormais coutume de nommer, dans le sillage des travaux de Philippe Descola, leurs « ontologies » – elles révèlent également souvent une compréhension approfondie des relations d’interdépendance qui tissent le monde vivant et ignorent toute idée de rupture entre l’humanité et la Terre.
En revanche, leurs institutions sociales, traversées par des rapports de domination parfois très durs, ne doivent pas être idéalisées. Les peuples de chasseurs-cueilleurs n’ont pas d’État et prennent souvent des décisions dans le cadre d’assemblées qui feraient rêver n’importe quel partisan de la démocratie directe, mais nombre d’entre eux pratiquent également la guerre, la torture rituelle ou l’anthropophagie. Ils ne fétichisent pas le Travail et se gardent la plupart du temps de toute tendance à l’accumulation, mais il n’est pas rare qu’ils pratiquent l’esclavage, et les femmes, ces opprimées de toujours, y subissent bien souvent des traitements qui feraient à juste titre hurler n’importe quelle féministe contemporaine. Cette ancestralité de la violence et de la domination dans les sociétés humaines peut avoir quelque chose de déprimant, mais il faut néanmoins l’affronter et en tirer certaines conclusions. »
Non seulement mon livre ne se contente pas de « taper sur le primitivisme », mais il lui reconnaît trois grands mérites ; si j’avais jugé le primitivisme totalement inintéressant, je ne me serais pas emmerdé à lui consacrer un livre… Son premier mérite est de soulever des interrogations macro-historiques, ayant trait à l’histoire universelle, que la plupart des historiens et des anthropologues, par crainte de s’éloigner de leurs domaines de compétences scientifiques, évitent de se poser : quelle est l’origine de l’État ? D’où nous vient cette tendance à la violence et à la guerre ? Quelles sont les origines des inégalités et des hiérarchies sociales ? Quelle est la racine de la domination de certains groupes humains par d’autres ? Quelle est la source de la domination de la nature et de la crise écologique ? Son deuxième mérite, c’est qu’il est un des rares courants de la pensée écologiste – avec l’écologie sociale et l’écoféminisme – qui ait perçu avec une telle acuité à quel point la domination de la nature et la domination de certains groupes d’êtres humains par d’autres étaient liées. Enfin, le troisième mérite du primitivisme est d’avoir souligné, dans la continuité d’une longue tradition américaine, à quel point il était important de préserver « la part sauvage du monde ».
« […] les femmes, ces opprimées de toujours, y subissent bien souvent des traitements qui feraient à juste titre hurler n’importe quelle féministe contemporaine. » D’abord, concernant les féministes, elles ne « hurlent » pas, elles pensent, comme n’importe quel homme. D’autre part, les violences que les femmes subissent dans nos sociétés civilisées — violences obstétricales, sociales et conjugales, féminicides, viols, incestes, pédocriminalité, prostitution et pornographie— sont tout aussi révoltantes et parfois bien plus atroces que celles qu’elles subissent dans de nombreuses sociétés de chasseurs-cueilleurs contemporaines. Ce que le passé nous apprend c’est que la domestication, dans son sens restreint du contrôle de la reproduction, est en effet une oppression dont se nourrissent le patriarcat et le capitalisme. Cette domestication, datable historiquement, concerne aussi bien les humains que les non-humains, comme on le précise dans notre critique du livre de Scott, Homo domesticus.
Aussi, tu sembles négliger le fait que les sociétés « préagricoles » (ou, plutôt, non-agricoles) dont tu parles n’existent sans doute pas. Tous les peuples ont, depuis des siècles, voire des millénaires, été en contact avec des agriculteurs, des éleveurs, des métallurgistes, ils ont parfois été eux-mêmes agriculteurs avant de redevenir chasseurs-cueilleurs. La circulation des poteries, du métal, des céréales, les échanges de ces matériaux entre les différents peuples existent depuis le Néolithique. Aucun peuple étudié ethnologiquement n’est donc comparable à ceux du Paléolithique, ils ont tous été confrontés à la circulation du métal, à des peuples pratiquant différentes formes d’agriculture et d’élevage, ce qui a considérablement modifié leur politique et économie et donc également leur « ontologie ». Pour juger des peuples du Paléolithique il faut s’en tenir aux vestiges archéologiques, les peuples actuels ne peuvent que permettre d’interpréter certains contextes archéologiques, cela peut être frustrant mais c’est ainsi. Et lorsqu’on s’en tient aux vestiges archéologiques, que l’on fait preuve d’un minimum d’honnêteté et de rationalité, on constate que rien ne permet d’affirmer l’existence d’une domination masculine qui se perdrait dans la nuit des temps.
Ensuite, oui, tu soulignes quelques mérites de l’anarchoprimitivisme dans ton livre — son seul problème étant qu’il se trompe sur l’essentiel et aspire à plus ou moins n’importe quoi (voir infra). Est-ce un hasard si ta première interview dans un média de masse prend l’allure d’une détraction de l’anarchoprimitivisme ? En outre, tes affirmations comme quoi « la domination est […] quelque chose de consubstantiel à la nature humaine », « il y a un goût pour la domination chez les êtres humains », lesquels auraient des « comportements naturels » empreints de « violence », un Pinker ne les renierait pas (quoique, Steven Pinker ne s’aventurerait peut-être pas à les formuler ainsi, qui écrit, lui, que : « Les humains ne sont pas intrinsèquement bons (tout comme ils ne sont pas intrinsèquement mauvais), mais ils naissent dotés de motivations qui les détournent de la violence et les aiguillent vers la coopération et l’altruisme. »).
6) J’apprends en vous lisant que je suis devenu « progressiste », et que j’ai cédé à une vision binaire dont vous vous défendez tout en la reproduisant vous-mêmes dans la lecture que vous proposez de mon livre. C’est pourtant précisément l’opposition binaire et simpliste entre « progressisme » et « primitivisme », les deux faces d’une même médaille selon moi, que je récuse dans ce livre ; l’histoire des sociétés humaines n’implique nulle évolution linéaire du pire vers le mieux ou du mieux vers le pire, elle est un va-et-vient largement contingent et bien souvent chaotique entre percées émancipatrices et régressions liberticides. Nous aurions tout à gagner à admettre qu’il n’y a jamais eu un « avant » où tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ni un « après » — domestication, civilisation ou autre – où tout a dégénéré.
Les tendances, relativement anciennes, sont pourtant à la destruction en masse des espèces vivantes, à la production en masse de déchets hautement toxiques pour des millénaires, à l’uniformisation culturelle (au déclin, à l’anéantissement de l’ethnodiversité, de l’ethnosphère), au totalitarisme technologique, au ravage de tous les milieux, de tous les biomes, à l’entassement d’humains toujours plus nombreux dans de toujours plus nombreuses et gigantesques termitières, formant ensemble cette technosphère dont le fonctionnement repose sur l’utilisation massive de ressources non renouvelables, sur la dégradation perpétuelle du monde, etc., on ne va pas égrener ici l’épouvantable litanie du désastre, ces choses sont connues.
Cela étant, comment arrives-tu à affirmer que rien ne dégénère, qu’on ne se dirige pas vers du pire, qu’il y a simplement une fluctuation, que ça va, que ça vient, et que, dans l’ensemble, aucune tendance ne se dégage ? En outre, si tu prétends ici défendre un ni progressisme, ni primitivisme, lorsque tu parles de « dialectique de la civilisation », et dans le propos d’ensemble de ton livre plus généralement, on ne peut s’empêcher de percevoir un certain progressisme, une sorte de c’est quand même mieux maintenant (que tu exprimes assez clairement dans un point ultérieur, voir infra).
Il est certainement possible de considérer qu’il est un empirement général de la situation depuis déjà un certain temps sans penser pour autant que le passé était idyllique (que « tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes »). Pour reprendre tes termes, on peut tout à fait concevoir qu’il y avait un « avant », où les choses étaient ce qu’elles étaient, pas « idylliques » mais vivantes, complexes (comme le notent Semprun et Riesel dans Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable : « La vie n’était certes pas “idyllique”, on l’accorde volontiers aux imbéciles : elle était mieux qu’idyllique, elle vivait »), et qu’il y a un moment à partir duquel la situation a commencé à changer, globalement, et plus précisément à empirer.
Aussi, tu te réclames parfois des courants éco- ou biocentrés, mais on a plutôt l’impression que ta perspective est en réalité uniquement anthropocentrée. Dans nos discussions du « progrès », et des choses en général, « l’histoire des sociétés humaines » n’est pas tout ce qu’il y a en jeu, n’est pas le seul sujet, ni même le principal.
7) Vous rappelez, et je souligne moi-même, que dans une perspective écocentrée (du point de vue de la nature dans sa totalité), le mode de vie des chasseurs-cueilleurs était sans doute parmi les plus vertueux qui ait jamais existé (en dépit de la corrélation qui existe entre l’expansion de Sapiens à la surface du globe et l’extinction de la mégafaune au Pléistocène), et que tel est le critère le plus important pour un écologiste. De fait, il me semble primordial que l’écologie politique se départisse de l’anthropocentrisme qui la caractérise encore aujourd’hui trop souvent. Mais l’adoption d’une perspective écocentrée ne doit pas non plus se faire au prix d’une complaisance vis-à-vis des rapports de domination et des formes de violence qui pouvaient exister dans ces sociétés. Or de ce point de vue-là, les connaissances dont nous disposons aujourd’hui sont tout simplement accablantes. Dans un très grand nombre de sociétés de chasseurs-cueilleurs (pas toutes, certes), y compris lorsqu’elles ne connaissent pas d’inégalités de richesse, les femmes sont dominées et violentées par les hommes. J’invite ceux qui en douteraient encore à lire le chef‑d’œuvre d’Alain Testart, Avant l’histoire, ainsi que la synthèse impressionnante de C. Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était, et notamment son chapitre « Vingt-quatre millénaires dans la vie des femmes ». En ce qui concerne la violence armée et guerrière, elle occupait tout simplement une place considérable dans ces sociétés, et de nombreux témoignages parfois éprouvants, de grande qualité littéraire par ailleurs, en témoignent : celui de Lucas Bridges chez les autochtones de la Terre de Feu (Aux confins de la Terre), de Hans Studen chez les Tupi (Nus, féroces et anthropophages), d’Helena Valero chez les Yanomami (Yanoama) ou encore de Narcisse Pelletier chez les Aborigènes australiens. Pour les amateurs de littérature plus scientifique, je recommande évidemment la synthèse impressionnante que voici : Violence and Warfare among Hunther-Gatherers, coordonnée par Mark Allen et Terry Jones. Quant à l’idée selon laquelle toute cette violence ne serait due qu’au voisinage malencontreux de sociétés coloniales ou étatiques, voilà une vieille pirouette largement démentie par ces multiples références…
En ce qui concerne l’expansion de sapiens et l’extinction de la mégafaune, tu écris effectivement, dans ton livre (et non sans un certain lyrisme) : « Partout où sapiens passe, la mégafaune trépasse et la mort se répand comme une traînée de poudre. » Affirmation plutôt discutable, contredite par plusieurs analyses. Nous t’invitons à lire notre article « Le mythe de l’homme tueur », et notre traduction d’un article publié dans la revue Nature, intitulé « Des difficultés à percer les mystères de la mégafaune ». Plusieurs études, dont certaines sont très récentes (voir aussi celle-ci), ont mis en évidence le rôle du changement climatique dans l’extinction de la mégafaune — mégafaune dont la définition est d’ailleurs elle-même problématique. On rappellera aussi que la date d’arrivée des humains aussi bien en Australie qu’en Amérique est régulièrement repoussée (récemment, elle l’a été de quinze mille ans en ce qui concerne l’Amérique du Nord), ce qui tend à invalider la « corrélation » dont tu parles (et ce que les marchands de sensationnel que sont les promoteurs de la thèse de l’homme tueur se gardent bien de rapporter). Par ailleurs, le livre de Darmangeat que tu cites, nous en proposons également une critique sur notre site. Darmangeat se permet de qualifier les peuples autochtones de peuples primitifs, de parler de préhistoire sans distinguer Paléolithique et Néolithique, deux périodes si différentes que des préhistoriens n’intègrent pas le Néolithique à la Préhistoire mais à la Protohistoire, et d’affirmer que la domination masculine se perd dans la nuit des temps. Nous regrettons également que tu n’aies pas porté un regard plus critique sur le grand récit progressiste eurocentré de Testart. Il existe pourtant de nombreux témoignages de peuples accueillants et pacifiques, dont bon nombre ont été exterminés dès les premiers débarquements européens.
Car oui, certains écrits vont effectivement dans le sens que tu mentionnes, tendent effectivement, à la Hobbes (il n’y a en effet aucun scoop dans l’histoire que tu présentes, elle s’inscrit dans une vieille tradition anthropologique), même si, parfois, avec davantage de nuances, à dépeindre assez négativement les sociétés de chasseurs-cueilleurs. D’ailleurs, dans ton livre, et dans un même paragraphe, tu commences par dénoncer le « malin plaisir » que « les dominants prennent » à présenter les « relations sociales fondées sur la violence et la domination » comme « des relations naturelles, “inscrites dans l’ordre des choses” », pour affirmer ensuite « à quel point notre goût pour les hiérarchies, notre appétit de domination, n’est pas seulement une construction sociale, à quel point il s’inscrit lui aussi au plus profond de notre histoire évolutive ». Ça laisse songeur.
Cela dit, bon nombre d’ouvrages et d’études véhiculent une image assez différente desdites sociétés, passées et présentes. Et par exemple Les Cuivas de Bernard Arcand, anthropologue québécois, qu’on conseillera en tant qu’ethnographie d’une société de chasseurs-cueilleurs nomades contemporaine. La préhistorienne Marylène Patou-Mathis vient de publier L’homme préhistorique est aussi une femme aux éditions Allary, dans lequel elle soutient, concernant les femmes, qu’aucune « donnée archéologique ne prouve que, dans les sociétés les plus anciennes, certaines activités leur étaient interdites, qu’elles étaient considérées comme inférieures et subordonnées aux hommes ». On peut aussi mentionner L’Ordre contre l’harmonie de Charles MacDonald, qui brosse de ces questions un tableau assez nuancé, présentant les deux camps qui s’opposent sur la question de la violence dans les sociétés humaines (les « faucons » et les « colombes », comme il les appelle). Dans la littérature anglophone, on peut citer Affluence Without Abundance de James Suzman, Nurturing Our Humanity : How Domination and Partnership Shape Our Brains, Lives, and Future de Riane Elser et Douglas Fry, War, Peace, and Human Nature : The Convergence of Evolutionary and Cultural Views de Douglas Fry, dans lequel il soutient, sur la base de données archéologiques et ethnographiques, que les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont aussi, pour certaines, des sociétés dans lesquelles hommes et femmes connaissent un égalitarisme relatif, ou encore Peaceful Peoples, de Bruce D. Bonta, Deux textes récents, un de Richard B. Lee, « Hunter-Gatherers and Human Evolution : New Light on Old Debates » (« Chasseurs-cueilleurs et évolution humaine : une nouvelle lumière sur de vieux débats ») et un autre de Camilla Power, « Gender egalitarianism made us human : A response to David Graeber & David Wengrow’s ‘How to change the course of human history’ » (« L’égalitarisme sexuel nous a rendus humains : une réponse à David Graeber et David Wengrow), nous offrent également des réflexions intéressantes sur les sujets ici discutés.
8) Vous pointez du doigt la situation dramatique que vivent aujourd’hui nombre de populations indigènes, parmi lesquelles certains chasseurs-cueilleurs (pardonnez-moi d’utiliser encore une fois cette expression surannée), soumises à la pression des entreprises minières ou forestières, au harcèlement des États et des milices. Mais en quoi le fait de reconnaître la violence qui pouvait régir les rapports sociaux au sein d’une société avant que celle-ci ne soit colonisée ou exterminée devrait-il nous interdire de nous indigner de la violence de la colonisation dont elle fait elle-même l’objet ? Et vice versa, reconnaître l’oppression subie par de nombreux peuples indigènes de par le monde et se solidariser avec leurs luttes ne doit pas créer un effet de censure et nous interdire de critiquer la violence ou la domination inhérentes à leurs rapports sociaux passés ou présents lorsque celles-ci sont attestées, ce qui est le cas comme je l’ai souligné. Pour ne prendre qu’un exemple : ce n’est pas parce que les rapports sociaux attestés chez les Yanomami il y a quelques décennies à peine étaient d’une dureté inouïe que nous ne pouvons pas nous solidariser aujourd’hui avec les luttes territoriales de ce même peuple contre les orpailleurs, les bûcherons et l’État brésilien.
Et donc, tu nous accuses de promouvoir une dichotomie (« Mais en quoi le fait […] devrait-il nous interdire […] ») que nous n’avons jamais défendue. Du coup, on ne sait pas bien de quoi tu t’offusques ici. On a simplement mentionné ces situations dramatiques en guise d’exemples, en réaction à ton propos dans Marianne sur ces anarchoprimitivistes-qui-sont-nostalgiques‑d’un-âge‑d’or (alors qu’ils ne le devraient pas). En guise d’exemples de personnes, de sociétés, dont on se disait qu’en ce qui les concerne, au moins, tu conviendrais, comme nous, qu’il est assez logique qu’elles considèrent que c’était mieux avant. Mais ça n’a pas l’air d’être le cas.
Quoi qu’il en soit, nous ne te reprochons pas d’exposer la violence ou les rapports de domination chez certains peuples autochtones, mais d’une part, de les naturaliser, et d’autre part de les présenter comme plus terribles que les violences et les rapports de domination constitutifs de la civilisation (industrielle). Si nous ne cherchons à interdire aucune critique (nous ne sommes pas Lagasnerie), en revanche, nous critiquons ta prétention à connaître les structures sociales et les mœurs des peuples du Paléolithique. En effet, sous-entendre qu’ils étaient à l’image des peuples autochtones contemporains est plus que douteux (voir notre réponse à ton point 5).
La violence des Yanomami ne permet pas d’affirmer que tous les hommes sont violents et qu’il est donc nécessaire de conserver des institutions, donc un État, pour gérer leur violence. Pourquoi ne pas donner plus d’exemples de ces peuples où la domination masculine et le culte de la guerre ne sont pas valorisés ou quasi inexistants, et ce malgré le fait qu’ils vivent dans un monde de spoliation et de destruction généralisées, comme les pygmées Aka, les San, les Cuivas, les Arapesh ? Pourquoi ne retenir que cette violence et la projeter au Paléolithique, niant ainsi l’histoire complexe de ces peuples ? Tu commets la même erreur que Darmangeat à assimiler peuples autochtones et de la Préhistoire. Il semblerait que le nombre, les statistiques, l’emportent sur une réflexion plus logique, qui consiste à reconnaître que nous savons peu de choses des structures sociales du Paléolithique, que les peuples autochtones subsistant encore ne représentent qu’une partie de la grande diversité culturelle en cours de destruction depuis le Néolithique et les débuts de l’expansion d’une certaine idéologie étatique, urbaine, guerrière. Merci aussi de ne pas utiliser les violences faites aux femmes pour justifier cet éternel récit masculiniste de l’histoire. Te pencher un peu plus sur les peuples les moins violents t’aurait permis de comprendre que les hommes ne sont pas seuls à exister. Il y a aussi les enfants. Or la manière dont les enfants sont intégrés à la société est aussi un sujet crucial. Ainsi Margaret Mead, même s’il est en effet possible de lui reprocher certaines interprétations, rend bien compte de la manière dont les enfants sont considérés chez des peuples qui n’aiment pas la violence et chez les peuples guerriers : chez les Arapesh l’enfant est choyé, toute la communauté veille sur lui, et au moindre pleur toute la communauté s’en inquiète. Chez les Mundugumors, on laisse l’enfant pleurer, dès le début, il doit hurler pour qu’enfin on daigne le laisser téter, on le garde peu dans les bras, les femmes ne font preuve ni de tendresse ni de compassion. Ce traitement violent, on le retrouve chez tous les peuples où le guerrier est valorisé : les Danis, les Baruyas, par exemple. Que ce soit dès la naissance ou par les rituels d’initiation. Par contre, de nombreux ethnologues témoignent de la bienveillance de la communauté envers les enfants : les Cuivas, les Sans, les pygmées Akas, pour n’en citer que quelques-uns. Nous ne pouvons pas en dire autant dans nos propres sociétés où l’enfant est enfermé par des institutions dans divers bâtiments dès l’âge de trois ans.
9) Je n’ai évidemment jamais écrit ni pensé que le primitivisme aurait pour objectif de créer des espaces touristiques destinés aux loisirs des classes aisées. Je souligne simplement que certains primitivistes américains (au premier rang desquels Paul Shepard), en renouant à leur façon avec le culte de la nature sauvage (wilderness), nous obligent aussi (c’est l’objet de la seconde partie de mon livre) à prendre en compte les problèmes historiques posés par celui-ci et les accusations dont il a fait l’objet (dualisme, racisme, colonialisme vert, etc.). Pour autant, jamais je n’affirme qu’il existe un lien indissoluble entre primitivisme, éloge de la nature sauvage et colonialisme vert.
Tu l’as pourtant certifié à Marianne :
« Il n’empêche que le problème reste entier, les primitivistes nous laissent dans un sentiment d’impasse, on a l’impression d’être condamné au désastre. C’est aussi ce qui explique leur fascination pour la nature sauvage : sachant qu’on ne pourra pas faire ressusciter ces sociétés vieilles de milliers d’années, ils s’évertuent à vouloir préserver les espaces intacts qui subsistent dans le monde d’aujourd’hui et n’ont pas encore été domestiqués. Ces politiques de protection de la nature visent à préserver ces territoires afin de permettre aux êtres humains, dans leur période de temps libre, d’éprouver des sensations similaires à celles de leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs, à défaut de pouvoir revivre comme eux. Le but est donc de créer des espaces touristiques destinés aux loisirs des classes sociales aisées. »
Peut-être pourrais-tu leur demander de revoir ce passage ? En l’état, on lit malheureusement ce qu’on lit. Et encore, on retombe sur Paul Shepard. Tout ça nous mène à nous demander s’il n’aurait pas été plus juste d’intituler ton livre Faut-il en finir avec Paul Shepard ?. Nous nous sommes efforcés, depuis le début de nos réponses, ce coup-ci, de préciser : anarchoprimitivisme. Le primitivisme, c’est une diversité de courants philosophiques, artistiques (y compris littéraires). Par exemple, le livre Literary Primitivism, de Ben Etherington (professeur à l’Université occidentale de Sydney), dont nous conseillons la lecture aux anglophones, s’intéresse aussi, comme l’indique son titre, au primitivisme, mais n’a pourtant rien à voir avec le tien ; lui précise de quel primitivisme il traite, rappelant qu’il en existe un certain nombre. A priori, tu parles de l’anarchoprimitivisme, en le réduisant (souvent) à Paul Shepard.
10) J’espère que ces modestes réflexions pourront amener chacun à examiner avec honnêteté ses propres présupposés historiques et anthropologiques et pourquoi pas à les remettre en cause comme je l’ai fait moi-même en écrivant ce livre. Car sans jamais avoir été primitiviste, j’ai longtemps été séduit par les thèses d’un Paul Shepard et par les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Simplement, elles ont fini par me décevoir. Comme me le disait un ami non sans malice, c’est souvent ce qui se passe lorsque l’on apprend à mieux connaître un collectif humain… Et j’ai réalisé qu’il n’était pas nécessairement préférable de vivre au Paléolithique que dans la société industrielle. En espérant que ces désaccords de fond quant à notre lecture de l’histoire n’occultent pas les convictions que nous continuons à partager : critique du capitalisme, de l’État comme appareil de domination, appel à la décroissance énergétique et matérielle, soutien aux luttes écologistes radicales (sabotages, ZADs, etc.).
« Et j’ai réalisé qu’il n’était pas nécessairement préférable de vivre au Paléolithique que dans la société industrielle. » Mais encore une fois, que prétends-tu connaître du Paléolithique ? De quel collectif humain parles-tu ? Ton problème semble être celui de l’idéaliste terriblement déçu parce qu’en effet le paradis n’existe pas, n’a jamais existé. On est idéaliste à 20 ans, et on devient conservateur en vieillissant, n’est-ce pas ? Ce que tu prends pour de la maturité, que tu exprimes au travers d’un formidable « moi aussi je croyais ça, avant, quand j’étais petit, mais aujourd’hui, j’ai grandi », c’est simplement la frustration de ton idéalisme. Pour autant, cela ne signifie nullement que tous les collectifs doivent immanquablement s’avérer décevants quand on apprend à les connaître — une pensée clairement essentialiste, individualiste et empreinte de pessimisme anthropologique, voire de misanthropie. Et d’ailleurs, comment prétendre les connaître ? Au travers des valeurs de cette civilisation progressiste qui nous promet un paradis futur dans lequel nous vivrons enfin sans conflit, sans colère, sans agressivité, sans violence, grâce à la nanotechnologie, aux puces RFID, à Elon Musk ou Bill Gates [voir la critique de l’anarchoprimitivisme par Kaczynski] ?
Et encore Shepard ! On notera que tu en profites pour réaffirmer que tu considères qu’il y a bel et bien eu progrès (humain, social) entre le Paléolithique et aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, nous sommes navrés que les sociétés de chasseurs-cueilleurs t’aient déçu. Il existe un certain nombre d’ethnographies et de rapports anthropologiques à leur sujet. On encouragera les intéressés à la fois à lire ces écrits de première main, à évaluer honnêtement ce qu’il reste aujourd’hui de société(s) humaine(s), de liberté, de « vie vivante » dans nos quotidiens industriels, et à examiner le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes.
Parce qu’au bout du compte, ces questions sont affaire de jugement de valeur. Tous tes jugements des sociétés de chasseurs-cueilleurs et, plus généralement, des sociétés des temps passés, reflètent ton appréciation de la vie dans la société industrielle. C’est peut-être là, en (grande) partie, le cœur de notre différend. Il en va pareillement, sans aucun doute, de tous les anthropologues, ethnologues et autres spécialistes, et plus généralement de tous ceux qui portent jugement sur ces sociétés. Celui-ci traduit leur système de valeurs, leur appréciation des « démocraties » modernes, de l’État, de la modernité technologique, du soi-disant « progrès », de la civilisation (occidentale, industrielle). D’où, au moins en partie, la prévalence de la vision hobbesienne. D’où les vues de Pinker, ou celles de Darmangeat. Mais d’où, aussi, les nôtres, ou celles de Kaczynski.
Tu juges la vie dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs contemporaines (bien) moins amène que l’existence dans la société industrielle. Tu projettes sur les peuples du Paléolithique ton jugement des sociétés de chasseurs-cueilleurs d’aujourd’hui. Et tu en conclus qu’il est préférable de vivre dans la société industrielle. Qu’il y a tout de même eu un certain progrès social et humain. Sans aller jusqu’à affirmer que tu aimes ce monde, on peut dire que tu l’apprécies un minimum. Nous, non. Et c’est un euphémisme — nous détestons au plus haut point cette mégamachine à broyer le monde imposant à ses rouages humains, condamnés à la plus terrible impuissance, un monstrueux culte de l’anti-vie, comme disait Mumford.
Il est intéressant de noter que ta critique de l’anarchoprimitivisme rejoint en bonne partie celle de Theodore Kaczynski. Lui aussi, dans son texte, cherche à montrer que les sociétés de chasseurs-cueilleurs (contemporaines, en tout cas) ne sont pas aussi géniales que l’imaginent certains anarchoprimitivistes, qui projettent sur elles les valeurs et les idéaux de la société moderne. En revanche, sa conclusion diffère grandement de la tienne. La voici :
« Dans le présent article, je me suis principalement attelé à déboulonner le mythe anarchoprimitiviste, c’est pourquoi j’ai souligné certains aspects des sociétés primitives qui seront considérés comme négatifs du point de vue des valeurs modernes. Cela étant, il se trouve une autre perspective les concernant : les sociétés nomades de chasse et de cueillette présentaient de nombreux traits très attrayants. Entre autres, il y a lieu de croire que ces sociétés étaient relativement exemptes des problèmes psychologiques qui affligent l’homme moderne, tels que le stress chronique, l’anxiété ou la frustration, la dépression, les troubles de l’alimentation et du sommeil, etc. ; que les membres de ces sociétés, à certains égards essentiels (mais pas à tous les égards), jouissaient d’une autonomie personnelle bien plus vaste que celle de l’homme moderne ; et que les chasseurs-cueilleurs étaient plus satisfaits de leur mode de vie que l’homme moderne ne l’est du sien.
En quoi cela importe-t-il ? Cela prouve que le stress chronique, l’anxiété et la frustration, la dépression, etc., ne sont pas des éléments inévitables de la condition humaine, mais des troubles provoqués par la civilisation moderne. Même chose de la servitude : certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades, au moins, nous montrent qu’une véritable liberté est possible. Plus important encore : qu’ils aient été de bons ou de mauvais protecteurs de l’environnement, les peuples primitifs étaient incapables d’endommager leur environnement aussi lourdement que l’homme moderne endommage le sien. Les peuples primitifs n’avaient tout simplement pas le pouvoir de faire autant de dégâts. Peut-être ont-ils utilisé le feu de manière imprudente, et peut-être ont-ils exterminé certaines espèces en les chassant à l’excès, mais ils n’avaient aucun moyen de barrer les grands fleuves, de recouvrir des milliers de kilomètres carrés de la surface de la Terre avec des villes et du bitume, ou de produire les vastes quantités de produits chimiques toxiques et de déchets radioactifs avec lesquels la civilisation moderne menace de ruiner le monde pour de bon. Les primitifs n’avaient pas non plus les moyens de libérer les forces dangereuses voire létales que représentent le génie génétique et les ordinateurs super-intelligents qui pourraient bientôt être mis au point. Ce sont là des dangers qui effraient jusqu’aux technophiles eux-mêmes. Je suis donc d’accord avec les anarchoprimitivistes pour dire que l’avènement de la civilisation a été un immense désastre et que la révolution industrielle en est un plus grand encore. Je suis également d’accord pour dire qu’une révolution contre la modernité, et contre la civilisation en général, est nécessaire. Mais on ne peut pas construire un mouvement révolutionnaire efficace à partir de rêveurs, de paresseux et de charlatans à la tête molle. Il faut des gens à l’esprit solide, réaliste et pratique, et les gens de ce genre n’ont pas besoin du mythe utopique des anarchoprimitivistes. »
Sans partager la totalité de sa perspective, nous sommes d’accord avec sa conclusion.
Cela étant, on peut voir les choses encore autrement. Est-il vraiment problématique que les anarchoprimitivistes souhaitent en finir avec la civilisation industrielle, bâtir des sociétés à taille humaine, respectueuses du monde naturel, égalitaires (y compris d’un point de vue sexuel), « dépourvues de classes et de structures hiérarchiques », démocratiques ? Qu’ils appuient cette aspiration sur une idéalisation des sociétés de chasseurs-cueilleurs est-il si grave ? Bien sûr, pour les discréditer, il suffit de leur nier ce genre d’aspiration. D’où ce que tu écris dans ton livre :
« Utopiste déçu, persuadé que ses idéaux ne pourront se réaliser dans un futur proche au sein de sa propre société, l’idéologue primitiviste les projette dans un passé lointain et inaccessible qui est en quelque sorte le reflet de leur apparente inaccessibilité dans notre présent. Et à défaut de pouvoir miser sur la transformation sociale qu’il appelle de ses vœux, il s’en remet assez naturellement à une forme d’individualisme mystique ; il cherche dans la nature sauvage une échappatoire à l’histoire et à ses insolubles contradictions, une plénitude et une perfection que la société ne peut pas lui offrir. »
D’abord, cela peut sembler contradictoire : l’idéologue primitiviste est-il « persuadé que ses idéaux ne pourront se réaliser », c’est-à-dire résigné, ou bien appelle-t-il de ses vœux une transformation sociale ? Les deux à la fois, cela parait compliqué. Mais surtout, cette caractérisation de « l’idéologue primitiviste » semble bien hasardeuse. Combien en as-tu rencontrés pour affirmer cela ? Est-ce encore uniquement basé sur la vision de Shepard ? Ne confondrais-tu pas ici le survivalisme et le primitivisme (l’anarchoprimitivisme) ? Une mystique individualiste, alors qu’il a existé plusieurs communautés de « sensibilité primitiviste » et qu’il en existe encore comme celle des Amish, plusieurs communautés actuelles en Ariège, ou encore celle de ces peuples qui luttent pour avoir le droit de rester « primitifs » ?
Tu ajoutes :
« Pour les primitivistes, il n’est en quelque sorte pas nécessaire de ‘’construire’’ une société décente, car celle-ci est toujours déjà là, à tout jamais inscrite dans notre nature, et il suffirait donc de la libérer des puissances mortifères d’une civilisation qui la brime, à la façon dont on libère une source d’eau fraîche trop longtemps obstruée par la chute d’une pierre. »
Les primitivistes que tu critiques sont de fameux benêts ! Cela semble encore une fois douteux, assez gratuit, et infondé. Nous connaissons des (anarcho)primitivistes qui ont lutté et qui luttent concrètement dans diverses ZAD, n’hésitant pas à affronter les forces de l’ordre, à prendre des risques. Qui ne correspondent en rien à ces caricatures que tu dresses. Et qui n’ont pas, eux, la naïveté d’en appeler à quelque « transition vers une société agroécologique ».
Cela dit, on peut effectivement reprocher à certains anarchoprimitivistes de prôner le rejet irréfléchi de toutes les créations et innovations (technologies) humaines des dix mille dernières années (y compris de l’agriculture). Mais ces croyances ne sont pas celles de tous les anarchoprimitivistes et encore moins caractéristiques du « primitivisme » au sens large, comme le savent ceux qui s’y intéressent. Autant les discuter spécifiquement, sans recourir à divers épouvantails.
Les problèmes que l’anarchoprimitivisme et le primitivisme mettent — à juste titre — en lumière, loin d’être universellement discutés, encore moins admis, gagneraient à l’être. On jugerait davantage souhaitable d’y contribuer. Ou, comme nous le suggérions, de s’en prendre aux mystifications progressistes, écocapitalistes ou éco-industrialistes qui dominent les débats dits « écologiques » et les discussions des problèmes sociaux.
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