Le 30 septembre 1991, le président haïtien Jean-Bertrand Aristide, neuf mois après son élection, est démis de ses fonctions suite à un putsch dirigé par le général des Forces armées d’Haïti (FADH), Raoul Cédras. Dix-huit ans auparavant, le 11 septembre 1973, au Chili, c’était le général Augusto Pinochet qui renversait le président élu Salvador Allende, et installait une dictature qui durera 17 ans.
A priori ces deux évènements historiques apparaissent comme n’ayant aucun lien direct. Pourtant, tous deux ont ouvert la voie, dans leurs pays respectifs, à la mise en œuvre du modèle économique néolibéral qui a eu un impact considérable sur la vie des citoyens.
Chili : premier laboratoire du néolibéralisme
En novembre 1970, un président de tendance socialiste, Salvador Allende, arrive au pouvoir. Son programme économique est orienté vers le développementisme (courant de pensée des années 1950 prônant la substitution des importations), et le marxisme. D’où une stratégie d’industrialisation interne à la place de l’exportation des ressources naturelles du pays vers les marchés européen et nord-américain (Naomi Klein). Elle s’accompagne de réformes économiques dont la nationalisation du pétrole et des autres ressources minières du pays. Cela devait permettre à l’État chilien d’avoir assez de moyens pour financer ses programmes sociaux.
Le président élu chilien de l’époque, Salvador Allende
Face à l’agenda politique du nouveau président élu démocratiquement, une opposition constituée de certains acteurs de l’élite économique chilienne, appuyée par la CIA, se mobilise. Bien avant l’investiture du chef d’État, selon un rapport du Sénat américain rendu public en 1973, une conspiration réunissant la CIA, l’opposition chilienne et la compagnie téléphonique ITT (International Téléphone and Telegraph Company) cherchait vainement à manipuler le résultat des élections. Ces acteurs vont changer leur fusil d’épaule.
Le 11 septembre 1973, l’armée chilienne, sous la houlette du général Augusto Pinochet, lance un coup d’État contre le président Allende. La ville de Santiago est assiégée par les militaires qui n’hésitent pas à bombarder le palais présidentiel La Moneda. Le corps sans vie du président élu est retrouvé le même jour. Pinochet prend les rênes du pouvoir. Son programme politique opte pour le néolibéralisme qui prône la déréglementation des échanges commerciaux, la privatisation des entreprises publiques, la réduction des dépenses sociales. Le nouveau chef d’État, entouré d’un groupe d’économistes chiliens formés à l’École de Chicago, sous la direction du prix Nobel économique Milton Friedman, met à exécution ses plans politiques. Communément appelés Los Chicago Boys, ses universitaires, dont le travail est financé alors par la Fondation Ford, vont investir l’administration publique. Des postes clés leur sont octroyés. Un programme de restructuration économique est mis en marche dès le début du mois d’octobre 1973.
Un bilan très lourd
Tant sur le plan social qu’économique, le bilan de la mise en application du modèle économique néolibéral au Chili de Pinochet a été catastrophique. Selon les chiffres de la journaliste canadienne Naomi Klein, plus de « 3 200 personnes furent exécutées ou disparurent, au moins 80 000 furent emprisonnées et 200 000 fuirent le pays pour des raisons politiques ». Le pays est plongé dans un marasme économique avec un taux de chômage qui est passé de 3% à 20% et une régression de 15% des activités économiques durant la première année du coup d’État. Un an après, le taux d’inflation s’élève à 375 % (le plus élevé au monde).
Entre 1973 à 1983, plus de 177 000 Chiliens ont perdu leur emploi dans le seul secteur industriel. En 1975, le régime réduit ses dépenses à 27% suivant les conseils de Milton Friedman. Faisant face à la libéralisation des échanges commerciaux, certaines entreprises chiliennes ferment leurs portes. Des produits importés envahissent le marché local. Entre privatisation des entreprises publiques, déréglementation des échanges commerciaux et réduction des dépenses sociales, la société chilienne danse la valse du néolibéralisme des Chicago Boys et de leur mentor Milton Friedman. Ce que la population refusait auparavant dans un contexte sociopolitique démocratique est rendu possible suite au coup d’État d’Augusto Pinochet. À ce propos, l’économiste Gunder Frank, ancien Chicago Boys, pense que « la force militaire et la terreur politique » constituent les deux éléments qui ont permis à Pinochet de mettre à exécution les recettes néolibérales.
Le coup d’État du 30 septembre 1991 à l’ère du néolibéralisme
Qu’en est-il en Haïti ? Élu sous la bannière du FNCD (Front National pour le Changement et la Démocratie) en décembre 1990, le président Jean-Bertrand Aristide est arrivé au pouvoir dans un contexte politique marqué par la chute annoncée du Bloc de l’Est et la fin de la Guerre froide opposant les États-Unis et l’URSS. Un monde unipolaire, orienté vers le capitalisme dans sa version néolibérale, se dessine. Or le discours politique du nouveau chef d’État haïtien s’inscrit en faux contre ces idées dominantes. Dans son agenda politique, il plaide en faveur de la réforme agraire, l’augmentation du salaire minimum des ouvriers de la sous-traitance et « de la fin de ce qu’ils appelaient le plan mortel- le néolibéralisme » pour paraphraser l’anthropologue américain Mark Schuller, professeur à Nothern Illinois University. Les Forces armées d’Haïti appuyées par la CIA, l’International Republican Institute (IRI) (Glick Schiller cité par Mark Schuller) et l’oligarchie économique locale ne vont pas tarder à freiner le gouvernement haïtien dans son projet de réforme.
Le Président Joseph Nérette et Raoul Cédras
Dans la nuit du 29 au 30 septembre, le général en chef de l’Armée Raoul Cédras renverse le président élu. Peu de temps après, soit le 9 octobre 1991, le juge de la Cour de Cassation Joseph Nérette est nommé Président de la République. Cinq jours après, la chambre des députés ratifie la nomination de Jean-Jacques Honorat comme Premier ministre. Dans les jours suivant le coup d’État, une répression sanglante s’abat sur le pays. Déjà dans son rapport publié en janvier 1992, Amnesty International fait mention de 1500 civils assassinés et plus de 300 arrestations arbitraires. radio VSN 57 (Volontaire de la Sécurité nationale, la milice de François Duvalier) dresse une liste de partisans du gouvernement déchu à exécuter. Un animateur invite même les « tonton makout à faire leurs boulots ». […] écrasez-les, bouffez-les, buvez leur sang, dit-il à l’antenne.
Parallèlement, les recettes néolibérales qui avaient été remises en question par le gouvernement de Jean Bertrand Aristide vont refaire surface pendant ce coup d’État. Toutefois, notons qu’une première étape avait déjà été franchie en avril 1986 pendant le règne du CNG (Conseil National du Gouvernement) par le biais du ministre des Finances Leslie Delatour. En moins de deux ans, cet ancien Chicago Boy a ordonné la fermeture de quatre usines de sucre dont la HASCO et la Sucrière des Cayes qui appartenaient à l’État haïtien. Pour la première usine seulement, on a enregistré une perte d’emploi à plein temps évaluée à 3 000. À cela s’ajoutent 20 000 emplois indirects. De plus, Delatour a réduit les tarifs douaniers sur les denrées importées. Ce qui va saper toute la production agricole locale (Mark Schuller). C’est dans ce contexte économique ultralibéral qu’a eu lieu le coup d’État du 30 septembre 1991 qui va avoir des répercussions considérables sur les conditions de vie de la population haïtienne.
Le retour à l’ordre constitutionnel : à quel prix ?
Trois ans après le coup d’État, le 15 octobre 1994, le président haïtien accompagné de plus de 30 000 marines, revient au pays ; la junte militaire jette l’éponge (Mark Shuller). Une amnistie est accordée aux putschistes. C’est le retour à l’ordre constitutionnel, dit-on à l’époque. En contrepartie, le président signe l’accord Governor’s island qui soumet l’économie haïtienne aux diktats des Institutions Financières internationales (IFI), dont le Fonds monétaire international (FMI), la Banque Mondiale (BM) et la Banque interaméricaine de développement (BID). Les prescriptions néolibérales sont imposées au pays. Elles s’articulent autour de la privatisation et de la mise en œuvre des programmes d’ajustements structurels. Dès lors, le modèle économique néolibéral sert d’armature aux documents stratégiques de politique publique. De PURE (Programme d’urgence et de réhabilitation économique 1994-2004) en passant par le CCI (Cadre de Coopération intérimaire) pour arriver au PDNA (Post Disaster Needs Assessment 2010), les IFI et les puissances occidentales dictent leur loi. (Roland Bélizaire)
Dans la foulée, en 1995, le Chicago Boy Leslie Delatour, ancien ministre des Finances du CNG, est nommé gouverneur de la Banque de la République d’Haïti (BRH). Il va occuper également ce poste durant le premier mandat du président René Préval. La même année de sa nomination, le parlement haïtien ratifie la loi portant sur la réforme des tarifs douaniers sur le riz qui sont passés de 10 % à 3 %. En novembre 1994, quelques semaines seulement après le retour du président Aristide, ils avaient chuté de 50 à 10 % (Roland Bélizaire). À la suite de ces accords signés sous les auspices du FMI, en 1996, le Conseil de modernisation des entreprises publiques (CMEP) voit le jour. Il jette son dévolu sur 9 entreprises publiques dont l’EDH, la TELECO, La Banque populaire haïtienne, l’Huilerie ENAOL, le Ciment d’Haïti et la Minoterie. Un vaste programme de privatisation est mis en marche. En 1998, le gouvernement de René Préval adresse une lettre aux responsables du FMI pour les rassurer de sa volonté de liquider les entreprises publiques (Sophie Perchelet). Il annonce « la mise en place de cadres régulateurs et le début du processus d’appel d’offres pour la privatisation des entreprises publiques sous diverses modalités ». L’opération se fera avec l’assistance de la Banque Mondiale, la Banque interaméricaine de développement et l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).
Ainsi, de 1980 à nos jours, le modèle économique néolibéral a été imposé à la population haïtienne, d’où le dépérissement de la production locale, la diminution des recettes fiscales et la réduction des dépenses sociales. Entre privatisation, licenciement et fermeture, les 33 entreprises publiques que détenait l’État haïtien jusqu’en 1996 ont été démantelées (Sophie Perchelet). Dans la foulée, l’administration publique se trouve dans l’incapacité de répondre à ses besoins budgétaires. Elle a dû solliciter des prêts auprès des IFI. Entre 1986 et 2007, le montant total du service de la dette atteint 1,03 milliard de dollars (Sophie Perchelet). Ce qui va renforcer davantage la dépendance de l’économie nationale vis-à-vis des bailleurs de fonds internationaux.
De nos jours, le processus de privatisation des entreprises publiques est au ralenti. Cependant, le Fonds Monétaire International, chantre du néolibéralisme, des politiques d’austérité, continue d’influencer l’orientation économique du pays au détriment de la population. Les tentatives d’augmentation du prix des produits pétroliers par l’administration de Jovenel Moïse, sous l’influence du FMI, illustrent bien notre propos.
Bien sûr, la corruption, l’amateurisme, le gaspillage de fonds publics (traits caractéristiques de l’actuelle administration) n’arrangent rien à l’affaire, mais les mesures d’austérité exigées par le Fonds Monétaire International, ne constituent-elles pas un autre facteur décriant l’équipe au pouvoir ? N’assistons-nous pas aujourd’hui à la continuité du néolibéralisme entrepris par l’ancien étudiant de l’École de Chicago, Leslie Delatour ?
Feguenson Hermogène
Références :
http://www.cyberie.qc.ca/jpc/haiti/hasco.html
https://ayibopost.com/video-la-malediction-du-riz-importe-sur-leconomie-haitienne/
https://www.amnesty.org/download/Documents/192000/amr360031992fr.pdf
– Mark Schuller, Cette charité qui tue. Haïti, l’aide internationale et les ONG. Ed. Université d’État d’Haïti. 2015
– Naomi Klein, La stratégie du choc, La montée d’un capitalisme du désastre. Traduction Lori Saint-Martin et Paul Gagné. Ed LEMEAC/ACTES SUD.
– Roland Bélizaire. Politiques publiques en Haïti : À quand la rupture avec la dépendance. PAPDA. Juillet 2010.
– Sophie Perchelet, Haïti : entre colonisation, dette et domination. 2 siècles de luttes pour la liberté. Ed CADTM, PAPDA. Octobre 2010
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