Le texte qui suit a initialement été publié dans le numéro 5, d’automne 2001 du magazine l’Écologiste sous le titre « L’échappée technique ». Son auteur, Teddy Goldsmith, décédé en 2009, a fondé la revue The Ecologist en 1969.
Dans les sociétés « vernaculaires » ou traditionnelles, la technique est en harmonie avec la société tout entière ainsi qu’avec le monde naturel. Teddy Goldsmith effectue ici une mise en perspective de la technique moderne qui échappe à tout contrôle et s’autonomise jusqu’à menacer la survie de l’humanité elle-même.
Dans une société vernaculaire, la technique est « enchâssée » dans les relations sociales — en d’autres termes, elle est sous contrôle social et donc écologique. La technique agricole ou artisanale utilisée par une société vernaculaire n’est pas une technique visant à maximiser la productivité. En effet, ce type de société utilise la technique la plus adaptée pour atteindre le maintien de son homéostasie [équilibre dynamique] et par là celle de l’écosphère elle-même. Cette technique est fondée et légitimée par sa mythologie.
Cela explique pourquoi ses activités économiques sont extrêmement ritualisées : chaque étape est marquée par une cérémonie qui lui confère un sens cosmique, lui permettant de contribuer au maintien de l’ordre spécifique plus général dont dépend la survie de toute société. Hésiode (VIIIème siècle — VIIème siècle av. J.C.), dans son ouvrage Les Travaux et les jours, montre clairement qu’il en était ainsi dans la Grèce antique. L’art de l’agriculture, pour être efficace, devait avant tout être en accord avec le nomos, ou loi traditionnelle, et donc avec le cours de la nature. Comme le note Cornford, « l’homme doit suivre scrupuleusement le chemin de la coutume (nomos) ou du droit (diké), faute de quoi les mécanismes de réponse du monde vivant s’en écarteraient eux aussi[1]. » La technique de l’homme traditionnel n’était donc pas destinée à transformer ou maîtriser l’environnement, mais plutôt à lui permettre d’y vivre. Selon Reichel-Dolmatoff, les Indiens Tukano de Colombie « manifestent peu d’intérêt pour les connaissances nouvelles qui leur permettraient d’exploiter plus efficacement l’environnement, et ne se soucient guère de maximiser les gains à court terme ni de se procurer plus de nourriture ou de matières premières qu’il n’est nécessaire. En revanche, ils s’emploient continuellement à mieux connaître la réalité biologique et, par-dessus tout, à comprendre ce que le monde physique exige de l’homme. Ce savoir, estiment-ils, est essentiel à la survie, car l’homme doit se mettre en adéquation avec la nature pour y participer pleinement et ajuster ses besoins à ce qu’elle lui offre[2]. »
La valeur culturelle de la technique
Il montre à quel point la connaissance de l’écologie et du comportement animal est développée chez les Indiens. « Ils ont très bien observé des phénomènes comme le parasitisme, la symbiose, le commensalisme et d’autres relations entre espèces, qu’ils interprètent comme autant de formes d’adaptation possibles. » Ils sont également très conscients des conséquences qu’entraînerait pour eux la violation des lois écologiques élémentaires. Leur mythologie décrit ainsi de nombreuses espèces animales qui ont été punies, parfois se sont éteintes « pour n’avoir pas respecté certaines règles d’adaptation. Ainsi la gloutonnerie, l’imprévoyance, l’agressivité et l’excès sous toutes ses formes sont punis par les forces supérieures afin de servir d’exemple non seulement à la communauté animale, mais aussi à la société humaine. Les animaux sont donc une métaphore de la survie. En analysant le comportement animal, les Indiens cherchent à découvrir l’ordre dans le monde physique, un ordre-monde auquel les activités humaines peuvent alors s’ajuster[3]. »
Il s’ensuit que la technique utilisée par une société lui est propre, est partie intégrante de son héritage culturel et revêt souvent un caractère sacré. C’est pour cette raison que le « transfert de technologies » y est très peu répandu. Mary Douglas montre comment les Leles, qui vivent sur une des rives du Kasaï en Afrique centrale, continuent à utiliser leurs techniques relativement rudimentaires, bien qu’ils connaissent celles, plus élaborées, des Bushoongs habitant l’autre rive. Les Leles n’ont jamais recours aux techniques des Bushoongs parce qu’elles ne s’accordent pas à leur schéma culturel et que leur emploi n’est pas rationalisé et validé par leurs croyances métaphysiques et leur mythologie[4].
De même, selon I. de Garine, les Massas du Nord Cameroun et du Tchad se refusent à cultiver le sorgho pendant la saison sèche, alors même que cela leur permettrait de doubler leur production alimentaire ; non qu’ils ne sachent le faire, puisque leurs voisins les Tupuris y réussissent fort bien, mais tout simplement parce qu’ils estiment plus important de conserver leur identité culturelle que d’augmenter cette production[5].
Quand les Portugais ont introduit le mousquet dans le Japon du XVIe siècle, son emploi fut désavoué et il fallut attendre longtemps avant qu’il soit autorisé à remplacer les armes traditionnelles. Son efficacité en tant qu’instrument de guerre n’était pas mise en doute. Mais il ne correspondait pas à la tradition culturelle japonaise, pour laquelle l’utilisation d’un engin permettant à un gamin de tuer un samouraï chevronné ayant consacré sa vie à maîtriser les arts martiaux était tout à fait inadmissible. Le mousquet n’avait pas de rôle à jouer dans leur mode de vie traditionnel.
De même, la roue, que nous considérons comme l’une des techniques les plus élémentaires, n’avait pour les Indiens Yequana de l’Amazonie vénézuélienne aucun rôle à jouer dans leur culture. Jean Liedloff, qui vécut parmi eux pendant deux ans et demi, affirme avoir vu la roue réinventée au moins onze fois. Les enfants jouaient avec elle, elle amusait beaucoup tout le monde, mais il ne leur venait pas à l’esprit de l’utiliser pour un usage différent et l’on ne tardait pas à se lasser et à la mettre au rebut[6]. Il n’en allait pas autrement dans l’Athènes de l’Age d’or, comme le remarque Henryk Skolimowski[7]. On y inventait toutes sortes d’artefacts ingénieux, non pas à des fins utilitaires, mais pour se distraire. Selon Plutarque, Archimède lui-même n’attachait guère d’importance aux innovations techniques, et ne jugea pas utile de laisser un commentaire de ses propres inventions.
Robert Femea qui décrit le système d’irrigation traditionnel de la tribu El Shabana de Mésopotamie, montre à quel point il est viable, contrairement aux méthodes non durables d’irrigation modernes[8]. Il est convaincu que toutes les anciennes sociétés tribales de Mésopotamie avaient atteint une « congruence d’adaptation » entre leurs méthodes de culture, leur régime foncier et « la nature des terres, des eaux et du climat », que la société moderne est incapable d’approcher.
C’est notamment parce la société vernaculaire a adapté son mode de vie à son environnement qu’elle est durable, et c’est parce que la société industrielle moderne s’est au contraire efforcée d’adapter son environnement à son mode de vie qu’elle ne peut espérer survivre.
L’efficacité des techniques « rudimentaires »
On suppose souvent que la viabilité ne peut s’obtenir qu’au prix d’une efficacité réduite. C’est une erreur. À la fin du siècle dernier, le gouvernement britannique envoya un expert agronome, Augustus Voelcker, étudier l’agriculture indienne en vue de sa modernisation. Il fut surpris et fortement impressionné par ce qu’il vit : « Je ne partage pas l’opinion selon laquelle l’agriculture indienne serait dans l’ensemble primitive et retardataire ; je crois au contraire qu’à bien des égards, il y a peu ou rien que nous puissions lui apporter. J’ose affirmer qu’il est beaucoup plus facile de proposer des améliorations de l’agriculture anglaise que de faire des suggestions vraiment valables pour celle de l’Inde[9]. » Il avait été particulièrement impressionné par les techniques traditionnelles : « Quiconque examine attentivement les outils ingénieux qu’utilisent les indigènes pour herser, niveler, forer, pomper l’eau, etc., constatera qu’ils ne pourraient être remplacés que par des instruments simples, bon marché et efficaces. Bien malin celui qui réussirait à en trouver de plus adaptés. »
A. O. Hume, autre agronome britannique de l’époque, partageait la même impression : « Je crois que les outils d’usage courant sont parfaitement adaptés aux conditions de l’agriculture indienne. Je pourrais montrer aux sceptiques des cultures réalisées dans certains secteurs de la région de Bombay, à l’aide des seuls instruments de labour indigènes, cultures dont l’apparence soignée, la rigueur et le rendement ne pourraient être surpassées par les meilleurs jardiniers ou agriculteurs, nulle part au monde. Je me tiens tout à fait prêt à étayer ce point de vue[10]. »
Cela s’applique aussi à l’agriculture africaine. Robert Mann estime par exemple que l’araire des Éthiopiens, le ard, ne peut être perfectionné étant donné les conditions dans lesquelles il doit servir : « Il trace un sillon marqué sans bouleverser les couches du sol, tout en laissant les déchets végétaux en surface ; son système original d’articulation du manche permet de soulever le soc pour franchir les obstacles. Il y a pourtant eu de nombreuses tentatives d’importer en Éthiopie des charrues d’origine étrangère contraires à la richesse de la sagesse locale[11]. »
Si l’agriculture traditionnelle était aussi éminemment satisfaisante, on peut se demander pourquoi elle a été systématiquement abandonnée, remplacée par les méthodes non viables de l’agriculture moderne. La raison est qu’elle n’est pas adaptée à la société de consommation atomisée et dominée par les grandes entreprises dont le développement économique a accouché. Son existence est incompatible avec l’objectif dominant de cette société, à savoir la maximisation de l’activité économique et donc de la croissance. La Banque mondiale, qui a participé au financement de ce processus en Papouasie-Nouvelle-Guinée, ne cache pas ses intentions :
« Sur la plus grande partie du pays, la nature produit généreusement de quoi se nourrir au moindre effort, mais tant que de nouveaux besoins n’auront pas modifié le mode de vie d’un nombre suffisant de paysans qui pratiquent l’agriculture vivrière, il sera difficile de faire adopter de nouvelles cultures[12]. »
Ces cultures nouvelles sont grandes consommatrices d’engrais, de pesticides et d’eau d’irrigation, mais leur implantation est vitale pour la puissante industrie agrochimique et les constructeurs de barrages. Ces cultures sont spécifiquement destinées à l’exportation vers le monde industrialisé, afin que les pays producteurs puissent gagner suffisamment de devises pour financer l’acquisition de quantités toujours croissantes de nos produits manufacturés et rembourser les intérêts des prêts contractés pour financer le passage à une agriculture modernisée.
Même l’inique rapport Berg de la Banque mondiale reconnaît que les petits exploitants « sont des gestionnaires exceptionnels de leurs ressources — terre et capital, fertilisants et eau[13] ». Mais la prédominance de ce mode de culture, « l’agriculture de subsistance », « constitue un obstacle au développement agricole. Les paysans doivent être amenés à produire pour le marché, à adopter de nouvelles cultures et à prendre de nouveaux risques ». Le développement économique mène rapidement les petits paysans à la faillite, ainsi que les artisans, et les remplace par des entreprises de plus en plus grandes et puissantes. Au fur et à mesure que ce processus avance, la technologie est désenchâssée du contexte social et écologique et échappe de plus en plus à tout contrôle.
Technique et dissolution du lien social
Le caractère destructeur de la technologie moderne n’est nulle part plus flagrant que lorsque nous l’exportons vers les petites sociétés vernaculaires du Tiers-Monde. L’ethnologue Lauriston Sharp raconte à cet égard une histoire exemplaire, qui a été reprise maintes et maintes fois dans la littérature ethnologique. Elle montre comment une innovation technique minime et apparemment innocente — en l’occurrence le remplacement des haches de pierre par des haches d’acier dans une tribu aborigène d’Australie — suffit parfois à entraîner la désintégration accélérée d’une société. Les anciens de la tribu en question jouissaient du quasi-monopole de l’utilisation des haches de pierre et ne les prêtaient que selon un certain nombre de règles très strictes, qui leur garantissaient la récupération de leur bien. Sharp montra que le pouvoir des anciens et, en fait, la structure entière de la société dépendait du maintien de ces dispositions. Des missionnaires, empressés de moderniser la société tribale et d’alléger la tâche de ses membres, introduisirent des haches en acier qu’ils distribuèrent indistinctement à tous : les aînés furent ainsi privés d’un des moyens essentiels dont ils disposaient pour protéger l’ordre spécifique de leur société. Celle-ci ne tarda pas à se désagréger et ses membres aliénés à finir dans les bidonvilles et les missions[14].
Wolfgang Sachs met lui aussi en relief les conséquences sociales de l’utilisation généralisée d’un appareil apparemment aussi anodin que le mixer électrique :
« Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle merveille ! …à première vue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L’électricité arrive par un réseau de lignes alimenté par les centrales qui dépendent à leur tour de barrages, de plates-formes off-shore ou de derricks installés dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). Le mixeur électrique, comme l’automobile, l’ordinateur ou le téléviseur, dépend entièrement de l’existence de vastes systèmes d’organisation et de production soudés les uns aux autres. En mettant le mixeur en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l’équipement moderne implique la réorganisation de la société tout entière[15]. »
« Désorganisation » serait manifestement un terme plus approprié. Comme l’observe Ralph Keyes, « nos commodités domestiques, notre course au confort, nous ont coupés les uns des autres. La coopération et la communication qui présidaient à l’accomplissement des tâches quotidiennes sont bannies de notre système social[16] ». Pour reprendre les termes de J.C. Mathes et de Donald H. Gray, les technologies « rendent indépendants de la communauté et des contraintes et traditions sociales, mais dépendants du système technologique[17]. » Patrick McCully dit de la présence de la technologie occidentale dans le Tiers-Monde qu’elle est « le cheval de Troie de l’économie et des valeurs et croyances occidentales[18]. »
Il se pourrait bien, comme le croient Mathes et Gray, que l’ingénieur — plus que le bureaucrate, le politicien ou l’économiste — soit l’architecte de notre meilleur des mondes. En effet, aucune décision étatique n’aurait pu transformer aussi radicalement la société que la diffusion de l’automobile ou de la télévision. Il y a là quelque ironie, car l’ingénieur tend à être un conservateur au plein sens du terme et chérit des institutions telles que la famille, la communauté et leurs valeurs traditionnelles — que ses activités professionnelles détruisent inévitablement. Or c’est l’irresponsabilité grossière, voire l’immoralité de bon nombre d’entreprises de haute technologie qui frappent aujourd’hui les observateurs.
Ravetz, célèbre philosophe des sciences, estime que même Bacon (1561–1626) et Descartes (1596–1650) avaient encore une certaine éthique[19]. Le développement de la science et de la technologie devaient pour eux rester soumis aux contraintes morales. Ainsi, dans La Nouvelle Atlantide de Françis Bacon, les sages de la « Maison de Salomon » décidaient des connaissances qui pouvaient être divulguées à l’État de celles qui devaient rester secrètes. Descartes de son côté s’engageait par un « serment de savant » à ne pas lancer de projets qui ne seraient utiles à certains qu’en nuisant à d’autres. En revanche, Galilée (1564–1642) refusait toute concession. Il estimait avoir le droit de proclamer ce qu’il jugeait être la vérité philosophique, sans se préoccuper des éventuelles conséquences sociales, et niait tout responsabilité de ses actions.
C’est de plus en plus le point de vue des chercheurs contemporains, en dépit du caractère terrifiant des nouvelles technologies qu’ils ont « lâchées » sur toute la planète, l’énergie nucléaire en particulier. Lors de la découverte de la fission nucléaire en 1938, on a vite compris quelles pouvaient en être les applications militaires. Certains savants atomistes voulaient que la découverte restât secrète — Léo Szilard (1898–1964) notamment — mais d’autres comme Frédéric Joliot-Curie (1900–1958) s’y opposaient. Pour lui, il n’était pas question d’entraver le progrès. Il affirmait par ailleurs que les hommes de science n’étaient pas responsables des applications de leurs découvertes. La plupart des scientifiques orthodoxes joignirent leur voix à la sienne pour attester de la neutralité de la science et de la technologie. « C’est le comble de la sottise que de rejeter sur l’arme la responsabilité du crime », écrit ainsi le prix Nobel de médecine Sir Peter Brian Medawar[20] (1915–1987). Selon Dorothy Nelkin, de nombreux scientifiques estiment que « La liberté de la recherche scientifique est un droit constitutionnel comme la liberté de parole[21]. »
En 1973, Arthur Tamplin et John Gofiman démissionnèrent des postes importants qu’ils occupaient aux laboratoires Lawrence Livermore de Berkeley en Californie. Ils étaient parvenus à la conclusion qu’il n’y avait pas d’atome pacifique, et que la construction de centrales nucléaires menaçait tout autant la survie de l’humanité que celle d’armes atomiques. Rares ont cependant été les membres de l’establishment nucléaire qui depuis lors ont montré un sens des responsabilités.
James Shapiro et ses collègues ont refusé de continuer à participer à l’aventure technologique peut-être la plus dangereuse de l’Histoire — le génie génétique, la création de formes de vie jusque-là inconnues de l’évolution. Même si le génie génétique était neutre, affirment-ils, la recherche scientifique aux États-Unis est aux mains d’une petite minorité d’industriels et de bureaucrates qui ont, jusqu’ici, exploité la science à des fins néfastes, dans le seul but d’augmenter leur propre pouvoir. Ils estiment que les scientifiques, et en l’occurrence tous les citoyens, doivent se mobiliser pour obtenir les réformes politiques nécessaires, même si cela devait signifier une interruption du progrès scientifique[22]. Shapiro a démissionné de son poste, mais bien peu ont suivi son exemple. En France, Jacques Testait a refusé quant à lui de continuer à fabriquer des bébés-éprouvettes. Jusqu’ici, toutes les tentatives de soumettre le génie génétique à un contrôle démocratique ont avorté. Selon le prix Nobel David Baltimore, « La recherche contemporaine en biologie moléculaire s’est développée à une époque où presque tout est permis. Ses praticiens ont pu établir leurs propres critères et n’ont pratiquement rencontré aucune restriction quant aux types de recherche entreprises[23]. »
Quelques éminents scientifiques ont pourtant mis en garde contre les périls du génie génétique. Erwin Chargaff de l’Université de Columbia parle de « la terrifiante irréversibilité de ce qui se projette. (…) On peut toujours cesser de diviser l’atome, ne plus retourner sur la Lune, interdire l’usage des aérosols (…) mais il est impossible de récupérer une nouvelle forme de vie une fois celle-ci relâchée dans l’environnement (…). Une agression irréversible contre la biosphère est quelque chose de si incroyable, si inconcevable pour les générations précédentes, que je peux seulement espérer que la mienne ne s’en soit pas rendue coupable[24]. »
Liebe Cavalieri de l’université de Cornell nous prévient : « Un seul accident passé inaperçu suffirait à contaminer la planète entière avec un agent inextirpable et dangereux dont la présence pourrait ne pas se révéler jusqu’à ce que son œuvre mortelle s’accomplisse[25]. » Mais Chargaff et Cavalieri ne sont qu’une infime minorité parmi les spécialistes du génie génétique qui produisent le substrat d’une puissante industrie marchande dont les activités irresponsables échappent à tout contrôle.
Notre incapacité à maîtriser l’intrusion de technologies de plus en plus périlleuses dans le fonctionnement de l’écosphère fait peser une menace croissante sur la survie de l’humanité. Déjà les chercheurs ont fait exploser une bombe nucléaire dans la ceinture de Van Allen, sans même essayer de comprendre son rôle exact dans le maintien de l’habitabilité de la Terre. Au milieu des années 60, une centaine de millions de dollars ont été consacrés au projet Mohole, qui consistait à creuser un trou dans la croûte terrestre — projet qui fut heureusement interrompu. De leur côté, les responsables du Pentagone, il y a quelques années, parlaient tout à fait sérieusement de prendre la Lune pour cible lors des tests de missiles [Ce qui, depuis, a été réalisé, NdLR].
Ces projets sont pourtant encore dépassés par celui du professeur Alexander Abian de l’université de l’Iowa. Ce dernier estime que la Lune est responsable des rigueurs du climat sur Terre : elle exerce en effet sur la Terre une attraction qui contribue à incliner celle-ci de 23° sur son axe, d’où une modification de l’incidence des rayons solaires. Cela serait la cause des étés caniculaires dans certaines régions et des hivers glacials dans d’autres. Si l’on pouvait se débarrasser de la Lune, le mouvement de rotation de la Terre serait plus régulier, le Soleil la chaufferait sans excès, le climat de la planète serait plus tempéré et nous jouirions, nous dit Abian, d’un « éternel printemps ». Il propose donc tout à fait sérieusement de faire sauter la Lune en la bombardant de fusées à ogives nucléaires. Le professeur est consterné de constater que personne ne s’est encore lancé dans cette entreprise. « Depuis les premières traces de primâtes fossiles, il y a quelque soixante-dix millions d’années, écrit-il, personne, absolument personne, n’a osé seulement pointer un doigt de défi contre l’organisation céleste[26]. » C’est l’incontestable devoir de l’homme technologique. Manifestement, Dieu n’avait pas fait du bon travail, il incombe aux scientifiques de réaménager l’univers selon leurs plans, infiniment supérieurs.
Voilà quelques exemples parmi d’autres qui montrent à quel point il est urgent de soumettre de nouveau les sciences et techniques à un contrôle social — de les réenchâsser dans les rapports sociaux. À ceux qui pourraient craindre que cela compromette notre capacité de résoudre les problèmes sociaux et écologiques réels, rappelons que la technologie, malgré la multitude de ses usages, est incapable de résoudre un seul des problèmes urgents auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. La dislocation des systèmes naturels est à l’origine de la crise actuelle, et aucune technologie n’est capable de rétablir leur fonctionnement normal. Aucune ne peut recréer, par exemple, une forêt tropicale ; aucune ne peut ressusciter les dizaines, voire les centaines de milliers d’espèces qui chaque année s’éteignent de notre fait, et dont une fraction seulement a été répertoriée par la science. Aucun artifice ne peut reconstituer une famille ou une communauté disloquée, ni régénérer une culture qui s’est perdue. Le mieux que nos techniciens puissent faire, c’est mettre au point — de toute urgence — des techniques moins destructrices, dont l’impact sur l’environnement soit beaucoup plus bénin, et recréer les conditions dans lesquelles la nature pourra œuvrer. ■
Teddy Goldsmith
***
N.B. : 20 ans après la publication de cet article, force est de constater que la société industrielle, ses chercheurs, ses institutions scientifiques, n’ont pas suivi la préconisation de Goldsmith — qui faisait preuve d’une grande naïveté en la formulant. À la même époque, les auteurs de l’Encyclopédie des Nuisances, pour prendre un exemple, formulaient une critique rejoignant en partie celle de Goldsmith, mais bien moins naïve. Il n’y a rien à attendre des gesticulations citoyennistes à la Jacques Testart, ni des techniciens ou des institutions scientifiques de la société industrielle. Réenchasser les sciences et techniques dans les rapports sociaux implique de dissoudre la société industrielle en une multitudes de sociétés à taille humaine. Une telle tâche, si elle devait être l’ouvrage des hommes, impliquerait de véritables combats, dépassant largement les revendications citoyennistes ou les tentatives de sensibiliser les ingénieurs ou de moraliser les milieux techniciens ou technocratiques.
- F.M. Cornford, 1957, From Religion to Philosophy, Harper Brothers, New York, p. 167 ↑
- Gerardo Reichel-Dolmatoff « Cosmology as ecological analysis : a view from the rainforest », in The Ecologist, 1977, vol. 7, n 1, pp. 4–11 ↑
- Ibid. ↑
- Mary Douglas, « The Lele compared with the Bushong » in Economie development and social change, Dalton, 1971. ↑
- I. de Garine, cité par Claudo-Fischler, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1990. Édition de Poche, collection Points, 1993 ↑
- Communication personnelle. ↑
- Henryk Skolimowski, 1983, Technology and Human Destiny, University of Madras, Madras. ↑
- Robert Fernea, Shayk and Effendi : Changing patterns of Authority Among the El Shabana of Southern Iraq, Harvard University Press, 1970. ↑
- Voelcker J.A., Report on the Improvement of lndian Agriculture, Eyre and Spottiswoode, London, 1893, cité par Dogra in The Ecologist, vol. 13 n°2/3, 1983, pp. 84–87. ↑
- Hume A.O., Agricultural Reform in India, W.H. Allen & Co, London, cité par Dogra in The Ecologist, vol. 13, n°2/3,1983 p. 84- 87. ↑
- Robert Mann « Time running out », The Ecologist, vol. 20, mars-avril 1990, pp. 48–53. ↑
- Cheryl Payer, « The World Bank », Monthly Review Press, New York, 1982, p. 33. ↑
- Banque Mondiale, Accelerated Development in Sub-Saharan Agriculture, 1981, p. 35. ↑
- Sharp R.L. « Steel Axes for Stone-Age Australians » in Hammond ed, An Introduction to Cultural and Social Anthropology, 1966, pp. 84–95. ↑
- Wolfgang Sachs, Des ruines du développement. ↑
- Cité in Mathes, J.C. Gray D., « The Engineer, the social radical », The Ecologist vol. 5 n°4. pp. 119–125 ↑
- Ibid. ↑
- McCully, op. cit. note 15. ↑
- Jérôme Ravetz, Scientific Knowledge and its Social Problems, Oxford University Press, 1971, p. 63 ↑
- Sir Peter Brian Medawar, 1974, The Hope of Progress, Wildwood House, Londres, p. 125 ↑
- Nelkin D, « Threats and promises » in Holton G. and Morrisson RS, The limits of scientific inquiry, Norton, New York, 1979, pp.191–209. ↑
- James Shapiro et J. Beckwith, cités in Théodore Roszak, Where the Wasteland Ends, Doubleday & Company, New York, 1972, pp. 239–240. Trad. Où finit le désert : politique et transcendance dans la société post-industrielle, Stock, 1973. ↑
- D. Baltimore, « Limiting Science », in Holton, G. et Morrison R.S. op. cit ↑
- Erwin Chargaff, cité in Holton G. and Morrisson RS, op. cit ↑
- Liebe F. Cavalieri, The Double Edged Helix. Science in the real world, Columbia University Press, 1981, p. 64. ↑
- A. Abian « Hate Winter ? Here’s Man’s solution : blow up the moon », Wall Street Journal, 22 avril 1991 pp.l et 7. ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage