La société industrielle ou l’emballement technologique (par Teddy Goldsmith)

La société industrielle ou l’emballement technologique (par Teddy Goldsmith)

Le texte qui suit a ini­tia­le­ment été publié dans le numé­ro 5, d’automne 2001 du maga­zine l’Écologiste sous le titre « L’é­chap­pée tech­nique ». Son auteur, Ted­dy Gold­smith, décé­dé en 2009, a fon­dé la revue The Eco­lo­gist en 1969.


Dans les socié­tés « ver­na­cu­laires » ou tra­di­tion­nelles, la tech­nique est en har­mo­nie avec la socié­té tout entière ain­si qu’a­vec le monde natu­rel. Ted­dy Gold­smith effec­tue ici une mise en pers­pec­tive de la tech­nique moderne qui échappe à tout contrôle et s’au­to­no­mise jus­qu’à mena­cer la sur­vie de l’hu­ma­ni­té elle-même.

Dans une socié­té ver­na­cu­laire, la tech­nique est « enchâs­sée » dans les rela­tions sociales — en d’autres termes, elle est sous contrôle social et donc éco­lo­gique. La tech­nique agri­cole ou arti­sa­nale uti­li­sée par une socié­té ver­na­cu­laire n’est pas une tech­nique visant à maxi­mi­ser la pro­duc­ti­vi­té. En effet, ce type de socié­té uti­lise la tech­nique la plus adap­tée pour atteindre le main­tien de son homéo­sta­sie [équi­libre dyna­mique] et par là celle de l’écosphère elle-même. Cette tech­nique est fon­dée et légi­ti­mée par sa mytho­lo­gie.

Cela explique pour­quoi ses acti­vi­tés éco­no­miques sont extrê­me­ment ritua­li­sées : chaque étape est mar­quée par une céré­mo­nie qui lui confère un sens cos­mique, lui per­met­tant de contri­buer au main­tien de l’ordre spé­ci­fique plus géné­ral dont dépend la sur­vie de toute socié­té. Hésiode (VIIIème siècle — VIIème siècle av. J.C.), dans son ouvrage Les Tra­vaux et les jours, montre clai­re­ment qu’il en était ain­si dans la Grèce antique. L’art de l’agriculture, pour être effi­cace, devait avant tout être en accord avec le nomos, ou loi tra­di­tion­nelle, et donc avec le cours de la nature. Comme le note Corn­ford, « l’homme doit suivre scru­pu­leu­se­ment le che­min de la cou­tume (nomos) ou du droit (diké), faute de quoi les méca­nismes de réponse du monde vivant s’en écar­te­raient eux aus­si[1]. » La tech­nique de l’homme tra­di­tion­nel n’était donc pas des­ti­née à trans­for­mer ou maî­tri­ser l’environnement, mais plu­tôt à lui per­mettre d’y vivre. Selon Rei­chel-Dol­ma­toff, les Indiens Tuka­no de Colom­bie « mani­festent peu d’intérêt pour les connais­sances nou­velles qui leur per­met­traient d’exploiter plus effi­ca­ce­ment l’en­vi­ron­ne­ment, et ne se sou­cient guère de maxi­mi­ser les gains à court terme ni de se pro­cu­rer plus de nour­ri­ture ou de matières pre­mières qu’il n’est néces­saire. En revanche, ils s’emploient conti­nuel­le­ment à mieux connaître la réa­li­té bio­lo­gique et, par-des­sus tout, à com­prendre ce que le monde phy­sique exige de l’homme. Ce savoir, estiment-ils, est essen­tiel à la sur­vie, car l’homme doit se mettre en adé­qua­tion avec la nature pour y par­ti­ci­per plei­ne­ment et ajus­ter ses besoins à ce qu’elle lui offre[2]. »

La valeur culturelle de la technique

Il montre à quel point la connais­sance de l’écologie et du com­por­te­ment ani­mal est déve­lop­pée chez les Indiens. « Ils ont très bien obser­vé des phé­no­mènes comme le para­si­tisme, la sym­biose, le com­men­sa­lisme et d’autres rela­tions entre espèces, qu’ils inter­prètent comme autant de formes d’adaptation pos­sibles. » Ils sont éga­le­ment très conscients des consé­quences qu’entraînerait pour eux la vio­la­tion des lois éco­lo­giques élé­men­taires. Leur mytho­lo­gie décrit ain­si de nom­breuses espèces ani­males qui ont été punies, par­fois se sont éteintes « pour n’avoir pas res­pec­té cer­taines règles d’adaptation. Ain­si la glou­ton­ne­rie, l’imprévoyance, l’agressivité et l’excès sous toutes ses formes sont punis par les forces supé­rieures afin de ser­vir d’exemple non seule­ment à la com­mu­nau­té ani­male, mais aus­si à la socié­té humaine. Les ani­maux sont donc une méta­phore de la sur­vie. En ana­ly­sant le com­por­te­ment ani­mal, les Indiens cherchent à décou­vrir l’ordre dans le monde phy­sique, un ordre-monde auquel les acti­vi­tés humaines peuvent alors s’ajuster[3]. »

Il s’ensuit que la tech­nique uti­li­sée par une socié­té lui est propre, est par­tie inté­grante de son héri­tage cultu­rel et revêt sou­vent un carac­tère sacré. C’est pour cette rai­son que le « trans­fert de tech­no­lo­gies » y est très peu répan­du. Mary Dou­glas montre com­ment les Leles, qui vivent sur une des rives du Kasaï en Afrique cen­trale, conti­nuent à uti­li­ser leurs tech­niques rela­ti­ve­ment rudi­men­taires, bien qu’ils connaissent celles, plus éla­bo­rées, des Bushoongs habi­tant l’autre rive. Les Leles n’ont jamais recours aux tech­niques des Bushoongs parce qu’elles ne s’accordent pas à leur sché­ma cultu­rel et que leur emploi n’est pas ratio­na­li­sé et vali­dé par leurs croyances méta­phy­siques et leur mytho­lo­gie[4].

Gre­nier chez les Mas­sa, Came­roun

De même, selon I. de Garine, les Mas­sas du Nord Came­roun et du Tchad se refusent à culti­ver le sor­gho pen­dant la sai­son sèche, alors même que cela leur per­met­trait de dou­bler leur pro­duc­tion ali­men­taire ; non qu’ils ne sachent le faire, puisque leurs voi­sins les Tupu­ris y réus­sissent fort bien, mais tout sim­ple­ment parce qu’ils estiment plus impor­tant de conser­ver leur iden­ti­té cultu­relle que d’augmenter cette pro­duc­tion[5].

Quand les Por­tu­gais ont intro­duit le mous­quet dans le Japon du XVIe siècle, son emploi fut désa­voué et il fal­lut attendre long­temps avant qu’il soit auto­ri­sé à rem­pla­cer les armes tra­di­tion­nelles. Son effi­ca­ci­té en tant qu’instrument de guerre n’était pas mise en doute. Mais il ne cor­res­pon­dait pas à la tra­di­tion cultu­relle japo­naise, pour laquelle l’utilisation d’un engin per­met­tant à un gamin de tuer un samou­raï che­vron­né ayant consa­cré sa vie à maî­tri­ser les arts mar­tiaux était tout à fait inad­mis­sible. Le mous­quet n’avait pas de rôle à jouer dans leur mode de vie tra­di­tion­nel.

De même, la roue, que nous consi­dé­rons comme l’une des tech­niques les plus élé­men­taires, n’avait pour les Indiens Yequa­na de l’Amazonie véné­zué­lienne aucun rôle à jouer dans leur culture. Jean Lied­loff, qui vécut par­mi eux pen­dant deux ans et demi, affirme avoir vu la roue réin­ven­tée au moins onze fois. Les enfants jouaient avec elle, elle amu­sait beau­coup tout le monde, mais il ne leur venait pas à l’esprit de l’utiliser pour un usage dif­fé­rent et l’on ne tar­dait pas à se las­ser et à la mettre au rebut[6]. Il n’en allait pas autre­ment dans l’Athènes de l’Age d’or, comme le remarque Hen­ryk Sko­li­mows­ki[7]. On y inven­tait toutes sortes d’artefacts ingé­nieux, non pas à des fins uti­li­taires, mais pour se dis­traire. Selon Plu­tarque, Archi­mède lui-même n’attachait guère d’importance aux inno­va­tions tech­niques, et ne jugea pas utile de lais­ser un com­men­taire de ses propres inven­tions.

Robert Femea qui décrit le sys­tème d’irrigation tra­di­tion­nel de la tri­bu El Sha­ba­na de Méso­po­ta­mie, montre à quel point il est viable, contrai­re­ment aux méthodes non durables d’irrigation modernes[8]. Il est convain­cu que toutes les anciennes socié­tés tri­bales de Méso­po­ta­mie avaient atteint une « congruence d’adaptation » entre leurs méthodes de culture, leur régime fon­cier et « la nature des terres, des eaux et du cli­mat », que la socié­té moderne est inca­pable d’approcher.

C’est notam­ment parce la socié­té ver­na­cu­laire a adap­té son mode de vie à son envi­ron­ne­ment qu’elle est durable, et c’est parce que la socié­té indus­trielle moderne s’est au contraire effor­cée d’adapter son envi­ron­ne­ment à son mode de vie qu’elle ne peut espé­rer sur­vivre.

L’efficacité des techniques « rudimentaires »

On sup­pose sou­vent que la via­bi­li­té ne peut s’obtenir qu’au prix d’une effi­ca­ci­té réduite. C’est une erreur. À la fin du siècle der­nier, le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique envoya un expert agro­nome, Augus­tus Voel­cker, étu­dier l’agriculture indienne en vue de sa moder­ni­sa­tion. Il fut sur­pris et for­te­ment impres­sion­né par ce qu’il vit : « Je ne par­tage pas l’opinion selon laquelle l’agriculture indienne serait dans l’ensemble pri­mi­tive et retar­da­taire ; je crois au contraire qu’à bien des égards, il y a peu ou rien que nous puis­sions lui appor­ter. J’ose affir­mer qu’il est beau­coup plus facile de pro­po­ser des amé­lio­ra­tions de l’agriculture anglaise que de faire des sug­ges­tions vrai­ment valables pour celle de l’Inde[9]. » Il avait été par­ti­cu­liè­re­ment impres­sion­né par les tech­niques tra­di­tion­nelles : « Qui­conque exa­mine atten­ti­ve­ment les outils ingé­nieux qu’utilisent les indi­gènes pour her­ser, nive­ler, forer, pom­per l’eau, etc., consta­te­ra qu’ils ne pour­raient être rem­pla­cés que par des ins­tru­ments simples, bon mar­ché et effi­caces. Bien malin celui qui réus­si­rait à en trou­ver de plus adap­tés. »

A. O. Hume, autre agro­nome bri­tan­nique de l’époque, par­ta­geait la même impres­sion : « Je crois que les outils d’usage cou­rant sont par­fai­te­ment adap­tés aux condi­tions de l’a­gri­cul­ture indienne. Je pour­rais mon­trer aux scep­tiques des cultures réa­li­sées dans cer­tains sec­teurs de la région de Bom­bay, à l’aide des seuls ins­tru­ments de labour indi­gènes, cultures dont l’apparence soi­gnée, la rigueur et le ren­de­ment ne pour­raient être sur­pas­sées par les meilleurs jar­di­niers ou agri­cul­teurs, nulle part au monde. Je me tiens tout à fait prêt à étayer ce point de vue[10]. »

Cela s’applique aus­si à l’agriculture afri­caine. Robert Mann estime par exemple que l’araire des Éthio­piens, le ard, ne peut être per­fec­tion­né étant don­né les condi­tions dans les­quelles il doit ser­vir : « Il trace un sillon mar­qué sans bou­le­ver­ser les couches du sol, tout en lais­sant les déchets végé­taux en sur­face ; son sys­tème ori­gi­nal d’articulation du manche per­met de sou­le­ver le soc pour fran­chir les obs­tacles. Il y a pour­tant eu de nom­breuses ten­ta­tives d’importer en Éthio­pie des char­rues d’origine étran­gère contraires à la richesse de la sagesse locale[11]. »

Si l’agriculture tra­di­tion­nelle était aus­si émi­nem­ment satis­fai­sante, on peut se deman­der pour­quoi elle a été sys­té­ma­ti­que­ment aban­don­née, rem­pla­cée par les méthodes non viables de l’agriculture moderne. La rai­son est qu’elle n’est pas adap­tée à la socié­té de consom­ma­tion ato­mi­sée et domi­née par les grandes entre­prises dont le déve­lop­pe­ment éco­no­mique a accou­ché. Son exis­tence est incom­pa­tible avec l’objectif domi­nant de cette socié­té, à savoir la maxi­mi­sa­tion de l’activité éco­no­mique et donc de la crois­sance. La Banque mon­diale, qui a par­ti­ci­pé au finan­ce­ment de ce pro­ces­sus en Papoua­sie-Nou­velle-Gui­née, ne cache pas ses inten­tions :

« Sur la plus grande par­tie du pays, la nature pro­duit géné­reu­se­ment de quoi se nour­rir au moindre effort, mais tant que de nou­veaux besoins n’auront pas modi­fié le mode de vie d’un nombre suf­fi­sant de pay­sans qui pra­tiquent l’agriculture vivrière, il sera dif­fi­cile de faire adop­ter de nou­velles cultures[12]. »

Fruits com­muns en Papoua­sie Nou­velle-Gui­née

Ces cultures nou­velles sont grandes consom­ma­trices d’engrais, de pes­ti­cides et d’eau d’irrigation, mais leur implan­ta­tion est vitale pour la puis­sante indus­trie agro­chi­mique et les construc­teurs de bar­rages. Ces cultures sont spé­ci­fi­que­ment des­ti­nées à l’exportation vers le monde indus­tria­li­sé, afin que les pays pro­duc­teurs puissent gagner suf­fi­sam­ment de devises pour finan­cer l’acquisition de quan­ti­tés tou­jours crois­santes de nos pro­duits manu­fac­tu­rés et rem­bour­ser les inté­rêts des prêts contrac­tés pour finan­cer le pas­sage à une agri­cul­ture moder­ni­sée.

Même l’inique rap­port Berg de la Banque mon­diale recon­naît que les petits exploi­tants « sont des ges­tion­naires excep­tion­nels de leurs res­sources — terre et capi­tal, fer­ti­li­sants et eau[13] ». Mais la pré­do­mi­nance de ce mode de culture, « l’agriculture de sub­sis­tance », « consti­tue un obs­tacle au déve­lop­pe­ment agri­cole. Les pay­sans doivent être ame­nés à pro­duire pour le mar­ché, à adop­ter de nou­velles cultures et à prendre de nou­veaux risques ». Le déve­lop­pe­ment éco­no­mique mène rapi­de­ment les petits pay­sans à la faillite, ain­si que les arti­sans, et les rem­place par des entre­prises de plus en plus grandes et puis­santes. Au fur et à mesure que ce pro­ces­sus avance, la tech­no­lo­gie est désen­châs­sée du contexte social et éco­lo­gique et échappe de plus en plus à tout contrôle.

Technique et dissolution du lien social

Le carac­tère des­truc­teur de la tech­no­lo­gie moderne n’est nulle part plus fla­grant que lorsque nous l’exportons vers les petites socié­tés ver­na­cu­laires du Tiers-Monde. L’ethnologue Lau­ris­ton Sharp raconte à cet égard une his­toire exem­plaire, qui a été reprise maintes et maintes fois dans la lit­té­ra­ture eth­no­lo­gique. Elle montre com­ment une inno­va­tion tech­nique minime et appa­rem­ment inno­cente — en l’occurrence le rem­pla­ce­ment des haches de pierre par des haches d’acier dans une tri­bu abo­ri­gène d’Australie — suf­fit par­fois à entraî­ner la dés­in­té­gra­tion accé­lé­rée d’une socié­té. Les anciens de la tri­bu en ques­tion jouis­saient du qua­si-mono­pole de l’utilisation des haches de pierre et ne les prê­taient que selon un cer­tain nombre de règles très strictes, qui leur garan­tis­saient la récu­pé­ra­tion de leur bien. Sharp mon­tra que le pou­voir des anciens et, en fait, la struc­ture entière de la socié­té dépen­dait du main­tien de ces dis­po­si­tions. Des mis­sion­naires, empres­sés de moder­ni­ser la socié­té tri­bale et d’alléger la tâche de ses membres, intro­dui­sirent des haches en acier qu’ils dis­tri­buèrent indis­tinc­te­ment à tous : les aînés furent ain­si pri­vés d’un des moyens essen­tiels dont ils dis­po­saient pour pro­té­ger l’ordre spé­ci­fique de leur socié­té. Celle-ci ne tar­da pas à se désa­gré­ger et ses membres alié­nés à finir dans les bidon­villes et les mis­sions[14].

Wolf­gang Sachs met lui aus­si en relief les consé­quences sociales de l’utilisation géné­ra­li­sée d’un appa­reil appa­rem­ment aus­si ano­din que le mixer élec­trique :

« Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle mer­veille ! …à pre­mière vue. Il suf­fit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du ter­mi­nal domes­tique d’un sys­tème natio­nal et, en fait, mon­dial. L’électricité arrive par un réseau de lignes ali­men­té par les cen­trales qui dépendent à leur tour de bar­rages, de plates-formes off-shore ou de der­ricks ins­tal­lés dans de loin­tains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garan­tit un appro­vi­sion­ne­ment adé­quat et rapide que si cha­cun des maillons est enca­dré par des bataillons d’ingénieurs, de ges­tion­naires et d’experts finan­ciers, eux-mêmes reliés aux admi­nis­tra­tions et à des sec­teurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). Le mixeur élec­trique, comme l’automobile, l’ordinateur ou le télé­vi­seur, dépend entiè­re­ment de l’existence de vastes sys­tèmes d’organisation et de pro­duc­tion sou­dés les uns aux autres. En met­tant le mixeur en marche, on n’utilise pas sim­ple­ment un outil, on se branche sur tout un réseau de sys­tèmes inter­dé­pen­dants. Le pas­sage de tech­niques simples à l’équipement moderne implique la réor­ga­ni­sa­tion de la socié­té tout entière[15]. »

« Désor­ga­ni­sa­tion » serait mani­fes­te­ment un terme plus appro­prié. Comme l’observe Ralph Keyes, « nos com­mo­di­tés domes­tiques, notre course au confort, nous ont cou­pés les uns des autres. La coopé­ra­tion et la com­mu­ni­ca­tion qui pré­si­daient à l’accomplissement des tâches quo­ti­diennes sont ban­nies de notre sys­tème social[16] ». Pour reprendre les termes de J.C. Mathes et de Donald H. Gray, les tech­no­lo­gies « rendent indé­pen­dants de la com­mu­nau­té et des contraintes et tra­di­tions sociales, mais dépen­dants du sys­tème tech­no­lo­gique[17]. » Patrick McCul­ly dit de la pré­sence de la tech­no­lo­gie occi­den­tale dans le Tiers-Monde qu’elle est « le che­val de Troie de l’économie et des valeurs et croyances occi­den­tales[18]. »

Il se pour­rait bien, comme le croient Mathes et Gray, que l’ingénieur — plus que le bureau­crate, le poli­ti­cien ou l’économiste — soit l’architecte de notre meilleur des mondes. En effet, aucune déci­sion éta­tique n’aurait pu trans­for­mer aus­si radi­ca­le­ment la socié­té que la dif­fu­sion de l’automobile ou de la télé­vi­sion. Il y a là quelque iro­nie, car l’ingénieur tend à être un conser­va­teur au plein sens du terme et ché­rit des ins­ti­tu­tions telles que la famille, la com­mu­nau­té et leurs valeurs tra­di­tion­nelles — que ses acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles détruisent inévi­ta­ble­ment. Or c’est l’irresponsabilité gros­sière, voire l’immoralité de bon nombre d’entreprises de haute tech­no­lo­gie qui frappent aujourd’hui les obser­va­teurs.

Ravetz, célèbre phi­lo­sophe des sciences, estime que même Bacon (1561–1626) et Des­cartes (1596–1650) avaient encore une cer­taine éthique[19]. Le déve­lop­pe­ment de la science et de la tech­no­lo­gie devaient pour eux res­ter sou­mis aux contraintes morales. Ain­si, dans La Nou­velle Atlan­tide de Fran­çis Bacon, les sages de la « Mai­son de Salo­mon » déci­daient des connais­sances qui pou­vaient être divul­guées à l’État de celles qui devaient res­ter secrètes. Des­cartes de son côté s’engageait par un « ser­ment de savant » à ne pas lan­cer de pro­jets qui ne seraient utiles à cer­tains qu’en nui­sant à d’autres. En revanche, Gali­lée (1564–1642) refu­sait toute conces­sion. Il esti­mait avoir le droit de pro­cla­mer ce qu’il jugeait être la véri­té phi­lo­so­phique, sans se pré­oc­cu­per des éven­tuelles consé­quences sociales, et niait tout res­pon­sa­bi­li­té de ses actions.

C’est de plus en plus le point de vue des cher­cheurs contem­po­rains, en dépit du carac­tère ter­ri­fiant des nou­velles tech­no­lo­gies qu’ils ont « lâchées » sur toute la pla­nète, l’énergie nucléaire en par­ti­cu­lier. Lors de la décou­verte de la fis­sion nucléaire en 1938, on a vite com­pris quelles pou­vaient en être les appli­ca­tions mili­taires. Cer­tains savants ato­mistes vou­laient que la décou­verte res­tât secrète — Léo Szi­lard (1898–1964) notam­ment — mais d’autres comme Fré­dé­ric Joliot-Curie (1900–1958) s’y oppo­saient. Pour lui, il n’était pas ques­tion d’entraver le pro­grès. Il affir­mait par ailleurs que les hommes de science n’étaient pas res­pon­sables des appli­ca­tions de leurs décou­vertes. La plu­part des scien­ti­fiques ortho­doxes joi­gnirent leur voix à la sienne pour attes­ter de la neu­tra­li­té de la science et de la tech­no­lo­gie. « C’est le comble de la sot­tise que de reje­ter sur l’arme la res­pon­sa­bi­li­té du crime », écrit ain­si le prix Nobel de méde­cine Sir Peter Brian Meda­war[20] (1915–1987). Selon Doro­thy Nel­kin, de nom­breux scien­ti­fiques estiment que « La liber­té de la recherche scien­ti­fique est un droit consti­tu­tion­nel comme la liber­té de parole[21]. »

En 1973, Arthur Tam­plin et John Gofi­man démis­sion­nèrent des postes impor­tants qu’ils occu­paient aux labo­ra­toires Law­rence Liver­more de Ber­ke­ley en Cali­for­nie. Ils étaient par­ve­nus à la conclu­sion qu’il n’y avait pas d’atome paci­fique, et que la construc­tion de cen­trales nucléaires mena­çait tout autant la sur­vie de l’humanité que celle d’armes ato­miques. Rares ont cepen­dant été les membres de l’establishment nucléaire qui depuis lors ont mon­tré un sens des res­pon­sa­bi­li­tés.

James Sha­pi­ro et ses col­lègues ont refu­sé de conti­nuer à par­ti­ci­per à l’aventure tech­no­lo­gique peut-être la plus dan­ge­reuse de l’Histoire — le génie géné­tique, la créa­tion de formes de vie jusque-là incon­nues de l’évolution. Même si le génie géné­tique était neutre, affirment-ils, la recherche scien­ti­fique aux États-Unis est aux mains d’une petite mino­ri­té d’industriels et de bureau­crates qui ont, jusqu’ici, exploi­té la science à des fins néfastes, dans le seul but d’augmenter leur propre pou­voir. Ils estiment que les scien­ti­fiques, et en l’occurrence tous les citoyens, doivent se mobi­li­ser pour obte­nir les réformes poli­tiques néces­saires, même si cela devait signi­fier une inter­rup­tion du pro­grès scien­ti­fique[22]. Sha­pi­ro a démis­sion­né de son poste, mais bien peu ont sui­vi son exemple. En France, Jacques Tes­tait a refu­sé quant à lui de conti­nuer à fabri­quer des bébés-éprou­vettes. Jusqu’ici, toutes les ten­ta­tives de sou­mettre le génie géné­tique à un contrôle démo­cra­tique ont avor­té. Selon le prix Nobel David Bal­ti­more, « La recherche contem­po­raine en bio­lo­gie molé­cu­laire s’est déve­lop­pée à une époque où presque tout est per­mis. Ses pra­ti­ciens ont pu éta­blir leurs propres cri­tères et n’ont pra­ti­que­ment ren­con­tré aucune res­tric­tion quant aux types de recherche entre­prises[23]. »

Quelques émi­nents scien­ti­fiques ont pour­tant mis en garde contre les périls du génie géné­tique. Erwin Char­gaff de l’Université de Colum­bia parle de « la ter­ri­fiante irré­ver­si­bi­li­té de ce qui se pro­jette. (…) On peut tou­jours ces­ser de divi­ser l’atome, ne plus retour­ner sur la Lune, inter­dire l’usage des aéro­sols (…) mais il est impos­sible de récu­pé­rer une nou­velle forme de vie une fois celle-ci relâ­chée dans l’environnement (…). Une agres­sion irré­ver­sible contre la bio­sphère est quelque chose de si incroyable, si incon­ce­vable pour les géné­ra­tions pré­cé­dentes, que je peux seule­ment espé­rer que la mienne ne s’en soit pas ren­due cou­pable[24]. »

Liebe Cava­lie­ri de l’université de Cor­nell nous pré­vient : « Un seul acci­dent pas­sé inaper­çu suf­fi­rait à conta­mi­ner la pla­nète entière avec un agent inex­tir­pable et dan­ge­reux dont la pré­sence pour­rait ne pas se révé­ler jusqu’à ce que son œuvre mor­telle s’accomplisse[25]. » Mais Char­gaff et Cava­lie­ri ne sont qu’une infime mino­ri­té par­mi les spé­cia­listes du génie géné­tique qui pro­duisent le sub­strat d’une puis­sante indus­trie mar­chande dont les acti­vi­tés irres­pon­sables échappent à tout contrôle.

Notre inca­pa­ci­té à maî­tri­ser l’intrusion de tech­no­lo­gies de plus en plus périlleuses dans le fonc­tion­ne­ment de l’écosphère fait peser une menace crois­sante sur la sur­vie de l’humanité. Déjà les cher­cheurs ont fait explo­ser une bombe nucléaire dans la cein­ture de Van Allen, sans même essayer de com­prendre son rôle exact dans le main­tien de l’habitabilité de la Terre. Au milieu des années 60, une cen­taine de mil­lions de dol­lars ont été consa­crés au pro­jet Mohole, qui consis­tait à creu­ser un trou dans la croûte ter­restre — pro­jet qui fut heu­reu­se­ment inter­rom­pu. De leur côté, les res­pon­sables du Penta­gone, il y a quelques années, par­laient tout à fait sérieu­se­ment de prendre la Lune pour cible lors des tests de mis­siles [Ce qui, depuis, a été réa­li­sé, NdLR].

Ces pro­jets sont pour­tant encore dépas­sés par celui du pro­fes­seur Alexan­der Abian de l’université de l’Iowa. Ce der­nier estime que la Lune est res­pon­sable des rigueurs du cli­mat sur Terre : elle exerce en effet sur la Terre une attrac­tion qui contri­bue à incli­ner celle-ci de 23° sur son axe, d’où une modi­fi­ca­tion de l’incidence des rayons solaires. Cela serait la cause des étés cani­cu­laires dans cer­taines régions et des hivers gla­cials dans d’autres. Si l’on pou­vait se débar­ras­ser de la Lune, le mou­ve­ment de rota­tion de la Terre serait plus régu­lier, le Soleil la chauf­fe­rait sans excès, le cli­mat de la pla­nète serait plus tem­pé­ré et nous joui­rions, nous dit Abian, d’un « éter­nel prin­temps ». Il pro­pose donc tout à fait sérieu­se­ment de faire sau­ter la Lune en la bom­bar­dant de fusées à ogives nucléaires. Le pro­fes­seur est conster­né de consta­ter que per­sonne ne s’est encore lan­cé dans cette entre­prise. « Depuis les pre­mières traces de pri­mâtes fos­siles, il y a quelque soixante-dix mil­lions d’années, écrit-il, per­sonne, abso­lu­ment per­sonne, n’a osé seule­ment poin­ter un doigt de défi contre l’organisation céleste[26]. » C’est l’incontestable devoir de l’homme tech­no­lo­gique. Mani­fes­te­ment, Dieu n’avait pas fait du bon tra­vail, il incombe aux scien­ti­fiques de réamé­na­ger l’univers selon leurs plans, infi­ni­ment supé­rieurs.

Voi­là quelques exemples par­mi d’autres qui montrent à quel point il est urgent de sou­mettre de nou­veau les sciences et tech­niques à un contrôle social — de les réen­châs­ser dans les rap­ports sociaux. À ceux qui pour­raient craindre que cela com­pro­mette notre capa­ci­té de résoudre les pro­blèmes sociaux et éco­lo­giques réels, rap­pe­lons que la tech­no­lo­gie, mal­gré la mul­ti­tude de ses usages, est inca­pable de résoudre un seul des pro­blèmes urgents aux­quels nous sommes aujourd’hui confron­tés. La dis­lo­ca­tion des sys­tèmes natu­rels est à l’origine de la crise actuelle, et aucune tech­no­lo­gie n’est capable de réta­blir leur fonc­tion­ne­ment nor­mal. Aucune ne peut recréer, par exemple, une forêt tro­pi­cale ; aucune ne peut res­sus­ci­ter les dizaines, voire les cen­taines de mil­liers d’espèces qui chaque année s’éteignent de notre fait, et dont une frac­tion seule­ment a été réper­to­riée par la science. Aucun arti­fice ne peut recons­ti­tuer une famille ou une com­mu­nau­té dis­lo­quée, ni régé­né­rer une culture qui s’est per­due. Le mieux que nos tech­ni­ciens puissent faire, c’est mettre au point — de toute urgence — des tech­niques moins des­truc­trices, dont l’impact sur l’environnement soit beau­coup plus bénin, et recréer les condi­tions dans les­quelles la nature pour­ra œuvrer. ■

Ted­dy Gold­smith

***

N.B. : 20 ans après la publi­ca­tion de cet article, force est de consta­ter que la socié­té indus­trielle, ses cher­cheurs, ses ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques, n’ont pas sui­vi la pré­co­ni­sa­tion de Gold­smith — qui fai­sait preuve d’une grande naï­ve­té en la for­mu­lant. À la même époque, les auteurs de l’Encyclopédie des Nui­sances, pour prendre un exemple, for­mu­laient une cri­tique rejoi­gnant en par­tie celle de Gold­smith, mais bien moins naïve. Il n’y a rien à attendre des ges­ti­cu­la­tions citoyen­nistes à la Jacques Tes­tart, ni des tech­ni­ciens ou des ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques de la socié­té indus­trielle. Réen­chas­ser les sciences et tech­niques dans les rap­ports sociaux implique de dis­soudre la socié­té indus­trielle en une mul­ti­tudes de socié­tés à taille humaine. Une telle tâche, si elle devait être l’ou­vrage des hommes, impli­que­rait de véri­tables com­bats, dépas­sant lar­ge­ment les reven­di­ca­tions citoyen­nistes ou les ten­ta­tives de sen­si­bi­li­ser les ingé­nieurs ou de mora­li­ser les milieux tech­ni­ciens ou tech­no­cra­tiques.


  1. F.M. Corn­ford, 1957, From Reli­gion to Phi­lo­so­phy, Har­per Bro­thers, New York, p. 167
  2. Gerar­do Rei­chel-Dol­ma­toff « Cos­mo­lo­gy as eco­lo­gi­cal ana­ly­sis : a view from the rain­fo­rest », in The Eco­lo­gist, 1977, vol. 7, n 1, pp. 4–11
  3. Ibid.
  4. Mary Dou­glas, « The Lele com­pa­red with the Bushong » in Eco­no­mie deve­lop­ment and social change, Dal­ton, 1971.
  5. I. de Garine, cité par Clau­do-Fischler, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1990. Édi­tion de Poche, col­lec­tion Points, 1993
  6. Com­mu­ni­ca­tion per­son­nelle.
  7. Hen­ryk Sko­li­mows­ki, 1983, Tech­no­lo­gy and Human Des­ti­ny, Uni­ver­si­ty of Madras, Madras.
  8. Robert Fer­nea, Shayk and Effen­di : Chan­ging pat­terns of Autho­ri­ty Among the El Sha­ba­na of Sou­thern Iraq, Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 1970.
  9. Voel­cker J.A., Report on the Impro­ve­ment of lndian Agri­cul­ture, Eyre and Spot­tis­woode, Lon­don, 1893, cité par Dogra in The Eco­lo­gist, vol. 13 n°2/3, 1983, pp. 84–87.
  10. Hume A.O., Agri­cul­tu­ral Reform in India, W.H. Allen & Co, Lon­don, cité par Dogra in The Eco­lo­gist, vol. 13, n°2/3,1983 p. 84- 87.
  11. Robert Mann « Time run­ning out », The Eco­lo­gist, vol. 20, mars-avril 1990, pp. 48–53.
  12. Che­ryl Payer, « The World Bank », Month­ly Review Press, New York, 1982, p. 33.
  13. Banque Mon­diale, Acce­le­ra­ted Deve­lop­ment in Sub-Saha­ran Agri­cul­ture, 1981, p. 35.
  14. Sharp R.L. « Steel Axes for Stone-Age Aus­tra­lians » in Ham­mond ed, An Intro­duc­tion to Cultu­ral and Social Anthro­po­lo­gy, 1966, pp. 84–95.
  15. Wolf­gang Sachs, Des ruines du déve­lop­pe­ment.
  16. Cité in Mathes, J.C. Gray D., « The Engi­neer, the social radi­cal », The Eco­lo­gist vol. 5 n°4. pp. 119–125
  17. Ibid.
  18. McCul­ly, op. cit. note 15.
  19. Jérôme Ravetz, Scien­ti­fic Know­ledge and its Social Pro­blems, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 1971, p. 63
  20. Sir Peter Brian Meda­war, 1974, The Hope of Pro­gress, Wild­wood House, Londres, p. 125
  21. Nel­kin D, « Threats and pro­mises » in Hol­ton G. and Mor­ris­son RS, The limits of scien­ti­fic inqui­ry, Nor­ton, New York, 1979, pp.191–209.
  22. James Sha­pi­ro et J. Beck­with, cités in Théo­dore Ros­zak, Where the Was­te­land Ends, Dou­ble­day & Com­pa­ny, New York, 1972, pp. 239–240. Trad. Où finit le désert : poli­tique et trans­cen­dance dans la socié­té post-indus­trielle, Stock, 1973.
  23. D. Bal­ti­more, « Limi­ting Science », in Hol­ton, G. et Mor­ri­son R.S. op. cit
  24. Erwin Char­gaff, cité in Hol­ton G. and Mor­ris­son RS, op. cit
  25. Liebe F. Cava­lie­ri, The Double Edged Helix. Science in the real world, Colum­bia Uni­ver­si­ty Press, 1981, p. 64.
  26. A. Abian « Hate Win­ter ? Here’s Man’s solu­tion : blow up the moon », Wall Street Jour­nal, 22 avril 1991 pp.l et 7.

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