C’est la deuxième – et dernière ? – partie d’un procès spectaculaire, tout en démesure, qui s’ouvre ce 7 septembre à Londres pour Julian Assange à l’issue de dix longues années de persécutions politiques et judiciaires.
Au-delà de la liberté du fondateur de Wikileaks, c’est en filigrane celle de tous les journalistes d’investigation qui risque de se jouer à la Old Bailey Court (centre de Londres) durant trois semaines. En effet, pour nombre de ses soutiens, si Julian Assange est extradé, cela créera un précédent, voire une jurisprudence, qui permettra à Washington de juger sur son sol, et selon ses propres lois, n’importe quel journaliste au monde.
La justice britannique va donc devoir déterminer si elle remet Assange aux Etats-Unis, où il est poursuivi pour espionnage et risque 175 ans de prison, ou si elle lui rend sa liberté au nom de celle de la presse et plus particulièrement du journalisme d’investigation. «Accuser Assange d’espionnage pour ce travail-là, c’est faire peser pour l’avenir, sur les médias, sur le journalisme, une menace terrible», estime Reporters sans frontières (RSF). L’ONG a d’ailleurs prévu de déposer une pétition auprès des autorités britanniques ce 7 septembre au matin. De très nombreuses autres organisations internationales dénoncent la persécution du journaliste, érigé en héros du droit des peuples à être informés.
Une liste d’accusations à rallonge
Pour rappel, après les révélations massives publiées dans la presse internationale grâce à Wikileaks en 2010, Julian Assange a été poursuivi durant sept années par la justice suédoise, appuyée activement par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, pour une affaire de viol présumé. En mai 2017, la Suède a abandonné toute charge contre le journaliste par manque de preuves.
Entre-temps, Julian Assange s’est réfugié huit ans durant à l’ambassade d’Equateur à Londres, d’où il savait ne pouvoir sortir sans être arrêté par la justice britannique, les Etats-Unis ayant déposé, en secret, une demande formelle d’extradition à son encontre.
Quand en avril 2019, Lenin Moreno, le successeur de Rafael Correa à la tête de l’Equateur, a retiré l’asile à Assange, sans surprise, la police britannique est venu cueillir le journaliste à l’intérieur de la représentation diplomatique. Il a été immédiatement condamné à 50 semaines de prison – la peine maximale, rarement appliquée pour ce genre de délit – pour n’avoir pas respecté les conditions de sa liberté provisoire en… 2012 dans le cadre de l’enquête suédoise. Il est aujourd’hui toujours détenu à la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres, sans aucun accès à son dossier, et ne purge à proprement parler aucune peine de prison. Toutes ses demandes de libération conditionnelles ont été rejetées.
Lors de son arrestation à l’ambassade équatorienne, l’accusation étasunienne contre Assange se limitait à une «conspiration en vue de commettre une intrusion informatique», crime puni de cinq ans de prison, mais que l’intéressé récusait déjà. Très rapidement, en mai 2019, les Etats-Unis ont publié une nouvelle version de l’acte d’accusation comprenant cette fois 17 charges supplémentaires, dont des violations de l’Espionage Act – une loi fédérale adoptée en 1917 – pour lesquelles Julian Assange risque cette fois 170 années de prison, en plus des cinq initiales.
Dans ce nouvel acte, les procureurs américains reprochent désormais à Wikileaks d’avoir mis des vies en danger, en publiant des câbles diplomatiques fournis par la lanceuse d’alerte Chelsea Manning sans cacher les noms de certains informateurs de l’armée américaine en Irak. Selon l’accusation, ces publications aurait fait peser «un risque grave et imminent» sur la vie de plusieurs personnes, ce que Wikileaks récuse fermement, en arguant avoir toujours expurgé chaque document reçu à la suite d’une analyse ligne par ligne. Lors de ces trois semaines d’audience, les débats devraient porter en substance sur cette question.
Par ailleurs, les Etats-Unis vont tenter de décrédibiliser la déontologie journalistique de Wikileaks en l’accusant d’avoir «sollicité explicitement» des sources pour leur demander de lui transmettre des documents classifiés. Le gros de l’argumentaire de l’accusation porte sur la mise en ligne en 2009, sur le site de Wikileaks, d’une page intitulée «The Most Wanted Leaks of 2009», une plateforme collaborative, à l’image du fonctionnement de Wikipedia, sur laquelle les internautes pouvaient suggérer des idées de documents secrets dont ils voulaient voir la publication. A titre d’exemple, pour la France, un internaute exprimait sur cette page son envie d’avoir la liste des personnes ayant un bureau à l’Elysée et leur fonction, «pour dénoncer les lobbyistes résidents», précisait-il.
Assange de nouveau en état d’arrestation sans jamais avoir été libéré
Le 13 août dernier, les Américains ont transmis le troisième acte d’accusation à la justice britannique. Celui-ci n’ajoute pas de nouvelles charges, mais développe les précédentes par le menu.
Il n’en demeure pas moins que qui dit nouvel acte, dit nouvelle procédure. Lors de cette reprise du procès, l’audience devrait donc débuter, de manière pour le moins cocasse, par une nouvelle arrestation de Julian Assange, sans qu’il n’ait jamais été libéré. Les avocats d’Assange contestent catégoriquement ce subterfuge, qui vise selon eux à déstabiliser leur défense déjà grandement altérée par l’impossibilité pour eux de rencontrer leur client depuis six mois, sous couvert de restrictions liées au coronavirus.
Les nouveaux éléments d’accusation ajoutés à l’acte initial ont été présentés fin juin, mais n’ont été versés au dossier d’extradition que la veille de la dernière audience administrative qui se tenait, par visioconférence, le 14 août. Selon Stella Moris, la compagne de Julian Assange, l’accusé n’a pas encore eu connaissance de ces éléments et va les découvrir au cours de ce procès.
Après des années de réclusion, un espionnage intensif de sa plus stricte intimité, isolé en prison, sans contact avec ses avocats et avec des contacts très restreints avec sa famille, Julian Assange n’est, selon de très nombreux observateurs, pas en état physique et moral de se défendre de manière adéquate. Ses nombreux avocats, qui travaillent pour la plupart gratuitement, selon sa compagne, vont tout faire pour que la justice britannique reconnaisse que le cas Assange relève de la persécution d’un journaliste éditeur, tandis que l’accusation étatsunienne tentera de nier sa qualité de journaliste, en le présentant comme un hackeur, un espion, qui ne pourrait donc pas bénéficier de la protection du Premier amendement de la Constitution américaine sur la liberté d’expression.
Pour les juges britanniques, comme pour les juges étasuniens, une question embarrassante demeure en suspens : condamner Assange pour les publications de Wikileaks n’implique-t-il pas, par voie de conséquence, de condamner tous les journaux qui, dès 2010, ont analysé et publié ces mêmes documents, à savoir le New York Times, Der Spiegel, El Pais, Le Monde, le Guardian, Mediapart, etc. et de signer ainsi l’arrêt de mort du journalisme d’investigation ?
Meriem Laribi