Dans notre article précédent – « Le parfait colonisé » –, nous avons traité de l’intervention du député de la circonscription de Jacques-Cartier, Gregory Kelley, qui s’inquiétait d’entendre le ministre Jolin-Barrette parler de la « minorité historique anglaise », et non pas de la « communauté anglophone », expression qui a un sens nettement plus large que la précédente. Le député s’est même inquiété du sort de tous ceux qui parlent anglais sans nécessairement les considérer comme faisant partie de la « communauté anglaise » du Québec. Bref, il a entrouvert le débat sur notre vieille dynamique coloniale portant sur le droit fondamental de n’importe qui d’intégrer les rangs de la « minorité historique anglaise » et de contribuer à l’anglicisation du Québec tout entier.
Le Québec est en voie d’anglicisation et menacé de perdre son combat pour le maintien de sa langue, de sa culture et de son patrimoine de valeurs. En fait, la résistance à l’anglicisation fait partie de notre histoire et de notre destin collectif. À Montréal, la langue anglaise anglicise maintenant 7 fois plus que le français ne francise. 20 % des gens parlent anglais à la maison et 40 % l’utilisent de préférence au français. En avril 2012, le magazine L’Actualité publiait un sondage qui indiquait que près de 80 % des jeunes anglophones et allophones souhaitaient que l’anglais devienne la langue dominante sur l’île de Montréal, tout en laissant subsister un charme francophone dans le reste de la province. Ainsi, si rien n’est fait pour valoriser le prestige du français et redresser son statut social et légal, il est évident que ce souhait sera réalisé bien avant la fin de ce siècle. Le reste du Québec deviendra une sorte de grand Nouveau-Brunswick. Alors pourquoi tant d’intérêt pour la langue anglaise ?
Le prestige de l’anglais réside dans le fait que cette langue symbolise le succès, la richesse et la puissance. C’est normal, le succès fascine et l’échec rebute. Qui veut se mettre du côté des perdants ! Au Québec, ce prestige s’explique en grande partie par l’attraction et le poids considérable de ses institutions universitaires. Ces institutions incarnent à souhait l’identité et la culture d’une communauté en plein contrôle de son destin, communauté qui ne se contente pas d’exister, mais qui cherche à s’imposer en misant systématiquement sur tout ce qui fait sa force et renommée. Alors d’où vient une telle capacité de prédominer ?
Un puissant moteur d’expansion
La puissance d’assimilation des universités de langue anglaise au Québec tient principalement du financement qu’elles reçoivent de l’État du Québec. En fait, depuis qu’il s’est mis à financer les universités, le Québec a toujours appliqué une formule de calcul qui avantageait les universités anglophones aux dépens des universités francophones. D’année en année, ces universités ont profité de cette manne collective pour croître en prestige et s’approprier progressivement une clientèle universitaire de plus en plus nombreuse et prospère. Avec le temps, ses anciens diplômés, toujours plus nombreux et prospères, se sont montrés fort reconnaissants lorsque venait le temps de faire des dons à leurs alma mater. La prospérité et le prestige se nourrissent mutuellement. Pour l’année académique 2019-2020, l’objectif de la campagne de financement de l’Université McGill est de 2 milliards $. Il est déjà en grande partie atteint. Alors quelle est cette formule de financement qui leur a tant profité ?
Une minorité bénie des dieux
Au Québec, la « minorité historique anglaise » est réellement bénie des dieux. Bien qu’elle ne représente que 3,5 % de la population, elle a réussi à angliciser la plus grande partie des allogènes, de sorte que cette communauté d’anglicisés forme aujourd’hui 4,5 % de la population.
L’union de ces deux communautés, que le député Kelley appelle la « communauté anglophone », forme une alliance linguistique, culturelle et politique qui représente 8 % de la population du Québec. Unis et solidaires face à la population de langue française tenue pour rétrograde et hostile, ces deux groupes forment maintenant une communauté de destin que les sociologues des rapports coloniaux appellent une « majorité sociologique ». En conséquence, selon la même dynamique, la population de langue française forme une « minorité sociologique », et ce, malgré le fait qu’elle soit fortement majoritaire sur le plan démographique. Il faut donc être prudent et éviter de se laisser mystifier lorsque vient le temps de juger des rapports entre la « majorité » et la « minorité ». Le rapport simplement démographique est souvent trompeur. Les chiffres peuvent donc mentir, et mentir gravement. Ce genre de mystification a souvent été à l’origine d’injustices graves dans l’histoire du Canada. Il l’est d’ailleurs encore souvent.
Notre financement universitaire aurait dû tenir compte de cette réalité lorsqu’est venu le temps d’établir une formule de partage des ressources entre les universités de la « minorité sociologique » et celle de la « majorité sociologique ». Mais ça n’a jamais été le cas. Dans un esprit de justice simpliste qui a toujours réparti le financement au prorata du nombre d’inscriptions, la majorité a donc toujours reçu une plus grande part que la minorité. Ce qui est exactement le contraire de la justice puisque « le droit est une science des rapports sociaux qui a pour objet d’attribuer à chacun la part qui lui revient ». Lorsque le dominant reçoit sept fois la part qui lui revient – 24% du budget ÷ 3,5 –, on peut dire que l’injustice est extrêmement grave. D’autant plus que cette grave injustice se répète d’année en année. Une telle absurdité ne peut se produire qu’au Québec. Ailleurs, les gens hurleraient !
Si les universités de langue anglaise du Québec sont devenues si prestigieuses, ce n’est pas à cause de la supériorité intellectuelle de leurs professeurs et étudiants, c’est tout simplement parce qu’elles ont toujours été plus prospères et plus riches. Et si elles sont plus prospères et plus riches, c’est parce que, d’année en année, l’État du Québec leur a octroyé des centaines de millions $ qui devaient aller de droit aux universités de langue française. Et ce qui insulte le bon sens au suprême degré, c’est que les premiers acteurs et responsables de ces injustices sont les francophones eux-mêmes. On n’a qu’à regarder les chiffres.
Quelques chiffres qui en disent long
La « minorité historique anglaise » du Québec, qui ne représente que 3,5 % de la population, accueille et forme chaque année 25 % de la population universitaire du Québec dans ses trois universités, Bishop’s, McGill et Concordia. C’est donc dire que ce groupe linguistique contrôle la formation universitaire à une hauteur qui dépasse sept fois son poids démographique dans l’un des domaines les plus prestigieux de la vie en société. C’est pour identifier et dénoncer ce genre de fausse justice que des sociologues ont créé l’expression « majorité sociologique ». Sous cet angle, on peut dire que les Canadiens français de la province de Québec constituent une « minorité sociologique ». Plus encore, ils sont même doublement minoritaires à Montréal puisque les groupes ethnoculturels forment maintenant une majorité démographique atteignant les 59 % de la population.
Les chiffres de l’année académique 2019-2020
Compte tenu que le financement par l’État se fait au prorata des inscriptions, nos trois universités de langue anglaise vont recueillir cette année 666,020 M$ en subventions directes. Ces subventions directes vont, par ailleurs, leur permettre de percevoir des droits de scolarité et de générer des revenus autonomes atteignant 614,786 M$, pour un total de 1,208,807 M$, et ce, sans tenir compte des campagnes de financement. On l’a vu plus haut, l’Université McGill va recueillir cette année deux milliards $ de dons de ses anciens étudiants. Cependant, s’ils avaient obtenu un financement total à la hauteur de leur poids démographique, soit 3,5 %, le revenu total de ces trois universités aurait été de 214 500 M$ pour l’année académique 2019-2020. En soustrayant ce montant au 1,208,807 M$ avancé plus haut, on obtient 1,066,307 M$.
C’est donc plus d’un milliard $ qui est retranché chaque année aux universités de langue française et offert à la gloire d’une langue anglaise sur un continent anglo-saxon où sa puissance est déjà écrasante. Sans cet appauvrissement de soi digne d’une dynamique coloniale d’une autre époque, il fait peu de doutes que le Québec se serait déjà doté des meilleures universités de langue française au monde. Chaque année, les recteurs et principaux du Québec se plaignent du sous-financement de leurs universités. Mais jamais ils n’émettent le moindre mot pour se plaindre de cet appauvrissement injustifié, alors qu’ils devraient être les premiers à hurler pour que ça cesse. À titre comparatif, examinons ce qui se fait maintenant dans les autres provinces pour rendre justice à leurs « minorités historiques françaises ».
Notre appauvrissement à la lumière du modèle canadien
L’Île-du-Prince-Édouard a une minorité de 4,5 %, la Saskatchewan de 2,2 %, la Colombie-Britannique de 1,4 % et Terre-Neuve de 0,4 %. Mais aucune de ces provinces n’a jamais consacré la moindre cenne noire pour financer la formation universitaire de sa « minorité historique française ».
Est-ce légal ? Absolument ! Aucune province au Canada – à l’exception du Nouveau-Brunswick – n’a l’obligation légale de financer une université pour favoriser l’enseignement dans la langue de sa minorité. La province de Québec pourrait faire exactement la même chose avec sa « minorité historique anglaise ». Mais, on l’a vu, elle fait tout le contraire, et ce, de manière aberrante.
Le Manitoba a une « minorité historique française » de 5,4 %, mais il ne consacre que 1,2 % de son budget au financement universitaire en français. Cette contribution représente 20 % de l’idéal canadien de justice.
L’Alberta a une « minorité historique française » de 2,5 %, mais ne consacre que 0,6 % de son budget au financement universitaire. Cette contribution représente 20 % de l’idéal canadien de justice.
L’Ontario fait toutefois beaucoup mieux. Elle a une « minorité historique française » de 4,4 % et consacre 4,4 % de son budget au financement universitaire. Bravo ! L’idéal canadien de justice est atteint à 100 %. Sauf que tous les étudiants francophones doivent fréquenter des universités bilingues et faire une bonne partie de leur scolarité en anglais. Bref, l’idéal canadien, lorsqu’il est atteint, ne donne qu’une justice de façade. C’est comme le bilinguisme à la Cour suprême, l’hypocrisie est de règle.
Le cas le plus intéressant est celui du Nouveau-Brunswick. Là, le bilinguisme a été constitutionnalisé. Donc, pas moyen de s’esquiver. La « minorité historique française » est de 33 % et la province consacre 31 % de son budget au financement universitaire de sa minorité. L’idéal canadien de justice est donc atteint à 90 %. On n’est pas loin du miracle, c’est-à-dire des belles promesses du « pacte amical, cordial et fraternel » de 1867.
Mais, au Québec, c’est le miracle des miracles ! La « minorité historique anglaise » est de 3,5 %. Toutefois, l’idéal canadien de justice atteint les 700 %. Cependant, l’excédent de 600 % se fait aux dépens de la population de langue française, laquelle est a) démographiquement minoritaire sur le continent anglo-saxon, b) démographiquement minoritaire au Canada, c) démographiquement minoritaire à Montréal et d) sociologiquement minoritaire au Québec. Mais ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que ce groupe est le premier responsable de l’appauvrissement qu’il subit, c’est-à-dire du préjudice qu’il s’inflige à lui-même à partir d’une idée erronée qu’il se fait de la justice. La juste part de l’enveloppe budgétaire qui revient à la « minorité historique anglaise » est de 3,5 %, et non pas de 24 %.
Ce qui confirme l’idée que le parfait colonisé est celui qui a pris l’habitude de se regarder avec les yeux de ceux qui le méprisent et le dominent.
Christian Néron
Membre du Barreau du Québec
Constitutionnaliste,
Historien du droit et des institutions.
Références :
Tous les meilleurs articles sur le sujet sont de Frédéric Lacroix. On peut retrouver dans L’Action nationale, L’Aut’Journal et Le Devoir.
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec