par M.K. Bhadrakumar.
Se retrouver pris entre le marteau et l’enclume est une situation peu enviable pour un homme politique. Un cas tragique dans les temps modernes est celui d’Hafizullah Amin, l’homme politique communiste afghan de l’époque de la Guerre Froide qui a essayé de réduire la dépendance de son pays vis-à-vis de l’ancienne Union Soviétique. La situation de l’actuel Premier Ministre irakien Mustafa al-Kadhimi présente quelques similitudes. La dextérité politique de Kadhimi réside dans sa capacité à trouver ses limites et sa prudence à ne pas aller trop loin.
Kadhimi a de fortes affiliations avec les services de renseignement américains et britanniques, qui remontent à ses années d’exil, et qui ont continué à être entretenues pendant ses quatre années en tant que chef des espions à Bagdad, qui ont pris fin en mai lorsque le Président irakien pro-américain Barham Salih, un homme politique kurde, l’a nommé Premier Ministre.
Kadhimi continue de recevoir un soutien politique, sécuritaire, de renseignement et logistique de Washington. Kadhimi entretient également des relations personnelles avec le Prince Héritier saoudien Mohammed bin Salman.
Le fort soutien américain a aidé Kadhimi à obtenir le poste de Premier Ministre en mai, mais essentiellement, il est apparu comme un candidat de compromis des blocs politiques irakiens en guerre qui l’ont choisi comme arrangement provisoire jusqu’aux élections parlementaires qui auront lieu dans les mois à venir.
Tout au long de l’année dernière, Washington a habilement alimenté les manifestations de rue chaotiques en Irak en exploitant le désenchantement de la population face à la corruption et aux vénalités des blocs politiques établis et au mécontentement social et économique généralisé. Cela a mis les blocs politiques chiites et Téhéran en retrait et a créé les conditions de la transition de Kadhimi au poste de Premier Ministre.
La grande question est de savoir comment Kadhimi s’est comporté en tant que chef des services de renseignements irakiens lorsque les États-Unis ont assassiné le chef de la force Qassem Soleimani et le chef adjoint du Comité de Mobilisation Populaire, soutenu par Téhéran, à l’aéroport de Bagdad le 3 janvier, lors d’attaques de drones ordonnées par le Président Trump.
Sans aucun doute, les États-Unis avaient déjà été informés de l’arrivée de Soleimani à Bagdad. Les factions de la milice irakienne ont accusé Kadhimi de complicité et prétendent avoir des preuves irréfutables. Quoi qu’il en soit, les États-Unis s’attendent à ce que Kadhimi fasse pression sur les milices soutenues par l’Iran en Irak. De même, Washington encourage Kadhimi à réduire la dépendance économique de l’Irak vis-à-vis de l’Iran et à rechercher plutôt l’aide et les investissements des pays du CCG.
Kadhimi va dans cette direction. Le 26 juin, Kadhimi a ordonné un raid sur le quartier général de l’une des principales factions de la milice soutenue par l’Iran au sud de Bagdad – le Kataeb Hezbollah, que les responsables américains ont accusé d’avoir tiré des roquettes sur les bases accueillant les troupes américaines. Il a ainsi montré son intention d’être « dur » avec les milices soutenues par l’Iran.
Le 19 juillet, une délégation ministérielle irakienne est arrivée à Riyad, dirigée par le Ministre des Finances Ali Allawi et comprenant les ministres du Pétrole, de la Planification, de l’Électricité, de l’Agriculture et de la Culture, entre autres. L’Arabie Saoudite a exprimé sa volonté d’aider le gouvernement de Kadhimi.
L’essentiel est que les États-Unis espèrent consolider une présence militaire à long terme en Irak et comptent sur Kadhimi pour surmonter la résistance à l’occupation américaine des blocs politiques irakiens, de l’opinion publique et, bien sûr, des milices soutenues par l’Iran. Mais le paradoxe ici est que Washington parie sur Kadhimi qui n’a pas de base politique pour jouer le rôle d’un « homme fort ».
Comment se fait-il que Téhéran ait accepté l’accession de Kadhimi au poste de Premier Ministre de l’Irak ? Les analystes américains affirment que l’influence de l’Iran en Irak a diminué au cours des derniers mois après le meurtre de Soleimani, qui s’occupait du dossier de la sécurité de Téhéran en Irak. La confirmation de la nomination de Kadhimi par le parlement irakien a été présentée comme un signe de la perte d’influence de Téhéran à Bagdad.
Cependant, ce récit reflète un état d’esprit américain intéressé : « Vous êtes soit avec nous, soit contre nous ». En revanche, les stratégies régionales de l’Iran en Irak ne sont pas unidimensionnelles. Il est vrai que Kadhimi n’aurait pas pu être un candidat iranien idéal pour le poste de Premier Ministre irakien. Téhéran n’avait apparemment pas d’histoire intime avec lui. Il est possible que Téhéran connaissait également les liens bien établis de Kadhimi avec les services de renseignement américains et britanniques.
Mais cela étant dit, le fait est que Téhéran n’a jamais vraiment travaillé pour installer un mandataire au pouvoir à Bagdad pendant toutes ces années depuis le renversement de Saddam Hussein. L’Iran se concentre sur la stabilité et la sécurité de l’Irak, comme en témoigne l’empressement avec lequel il s’est positionné en tant que fournisseur de sécurité lorsque l’État Islamique d’Irak et de Syrie (ISIS) a lancé sa surprenante offensive sur Mossoul et Tikrit en juin 2014. L’Iran a travaillé en tandem avec les États-Unis dans sa campagne anti-État Islamique.
Le fait est que Téhéran voit l’Irak à travers le prisme de sa propre sécurité nationale. Téhéran avait les moyens de bloquer la nomination de Kadhimi au Parlement, mais il a choisi de ne pas le faire. En effet, Kadhimi a maintenu des lignes de communication ouvertes avec Téhéran également, et l’Iran a tiré les conclusions appropriées de l’expérience américaine en Irak, à savoir que la création d’une marionnette à Bagdad est un exercice futile et ne peut être que contre-productif.
Téhéran a préféré jeter ses filets dans la société irakienne et créer des relations organiques – non seulement parmi la majorité chiite mais aussi parmi les Sunnites et les Kurdes – qui expliquent la propagation de son influence, en s’assurant qu’aucune menace à la sécurité n’émane du sol irakien comme à l’époque de Saddam.
Deuxièmement, ne vous y trompez pas, l’Irak a toujours servi de tampon à l’Iran – un point qui permettrait aux Américains de mieux comprendre les motivations et les possibilités de Téhéran d’être un facteur de stabilité régionale. Troisièmement, Téhéran voit des possibilités intéressantes dans le fait que Kadhimi soit un « équilibreur » dans les relations entre l’Iran et l’Arabie Saoudite.
En effet, sous le radar, la situation régionale en matière de sécurité se transforme radicalement. Le Ministre des Affaires Étrangères iranien Javad Zarif s’est rendu à Moscou la semaine dernière, où il a « délivré un message important (du Président Rouhani) au Président Poutine », et a eu des « entretiens approfondis » avec le Ministre des Affaires Étrangères russe Sergei Lavrov sur la coopération bilatérale ainsi que sur la coordination régionale et mondiale.
Deux jours plus tard, Poutine a discuté du programme nucléaire iranien lors d’une conversation téléphonique avec le Président Trump. L’influent journal Tehran Times a depuis estimé dans un long résumé que « Poutine n’a pas dit comment il avait l’intention de sauver l’accord nucléaire iranien ». Mais ses efforts naissants mettent en évidence une possible reprise des initiatives diplomatiques entre l’Iran et les États-Unis, avant l’expiration de l’embargo sur les armes de l’ONU contre l’Iran en octobre ».
Dans ce contexte, la visite de Kadhimi en Iran la semaine dernière, sa première en tant que Premier Ministre, marque un moment décisif. Le refrain de Kadhimi pendant son séjour à Téhéran a été que « l’Irak ne permettrait aucune menace à l’Iran venant de son territoire ». Le Guide Suprême iranien Ali Khamenei a été plutôt explicite lorsqu’il a dit à Kadhimi que les Unités de Mobilisation Populaire (que l’Iran soutient) sont « une grande bénédiction pour l’Irak, et elles devraient être sauvegardées ».
Le long discours de Khamenei contre la politique régionale des États-Unis a pratiquement signalé à Kadhimi que le soutien de Téhéran à son gouvernement est basé sur la conviction qu’il n’agira pas comme un substitut de Washington. Il est certain que Kadhimi a subi des pressions pour remodeler le partenariat stratégique de l’Irak avec les États-Unis.
Kadhimi a deux choix : demander le retrait complet des troupes américaines d’Irak (ou au moins un retrait important) ou s’attendre à la colère du système politique irakien. Le choix que fera Kadhimi déterminera son propre avenir politique. Le récent assassinat d’un expert des services de sécurité irakiens laisse penser que le vent qui l’a porté au pouvoir est en train de tourner.
source : https://indianpunchline.com
traduit par Réseau International
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