« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples » (Mémoires de guerre, tome1, Charles de Gaulle). Les simplistes sont légions dans notre Douce France. Qu’il est doux d’entendre, lors de la matinale de France Culturel le quatre mars 2020, les voix doucereuses d’un Bernard Kouchner ou d’un Bernard Guetta, les deux Saint-Bernard commentant à bâtons rompus l’actualité moyen-orientale particulièrement denses ! Béotiens que nous sommes, nous retenions notre souffle. En effet, nous étions en présence de deux grandes pointures de l’analyse des relations internationales, un humanitaire et un journaliste. Pas un « toutologue » cher à Régis Debray, pas un perroquet à carte de presse sévissant sur les chaînes d’abrutissement en continu. Non, deux pointures universellement reconnues pour la pertinence de leurs jugements. Enfin, quelle délivrance, nous allions comprendre les tenants et aboutissants du drame qui se joue actuellement entre Syrie, Turquie et Grèce sous l’œil attentif de la Russie. Depuis une décennie, ces deux Machiavel suivent au plus près les spasmes d’une partie du Moyen-Orient qui ne digère toujours pas encore les conséquences des « révolutions arabes » des années 2010-2011. Qui de plus qualifiés que ces deux experts pour jouer les pédagogues des masses incultes ? Surtout, lorsque l’on sait que ce ne sont pas les perdreaux de l’année qui avalent sans broncher bobards et autres « fake news ». Comme l’aurait dit Nicolas Sarkozy, avec eux c’est du sérieux. Par un miracle incompréhensible (celui du coronavirus ?), nos deux hommes, qui partageaient jusqu’à ce jour une vision de l’ancien monde particulièrement occidentalo-centrée opèrent une mue inespérée. Ils semblent découvrir le nouveau monde caractérisé par un effacement de l’Occident.
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LA VISION DE L’ANCIEN MONDE : UNE VISION PARTICULIÈREMENT OCCIDENTALO-CENTRÉE
Revenons quelques années en arrière et jusque dans un passé presque présent. Que nous disaient ces bonnes âmes dans la ligne du parti unique, celui de la bien-pensance compassionnelle et manichéenne À des degrés divers, l’un et l’autre nous confiaient leur vision du type monde des bisounours. Ils ne donnaient pas cher du régime de Bachar al-Assad qui finirait pendu sur un croc de boucher peu après les soulèvements populaires dans le pays. Devançant l’Histoire, ils estimaient opportun pour la stabilité de la région de déstabiliser le régime du « boucher de Damas » en armant une introuvable opposition démocratique. Ils estimaient tout à fait justifiée la décision de fermer notre ambassade à Damas, se privant ainsi d’un précieux canal d’information et de dialogue particulièrement utile en période de crise. Par ailleurs, ils raillaient le tsar de Moscou, modeste tacticien et piètre stratège qui organisait d’inutiles rencontres à Astana et à Sotchi pour tenter de trouver une solution diplomatique à un problème récurrent. En outre, ils tournaient leur regard vers l’Oncle Sam qui avait décidé d’en finir, une bonne fois pour toutes, avec la piétaille de l’EIIL. Le président d’Affaires sans frontières a toujours eu les yeux de Chimène pour le Dieu Amérique. De plus, ils croyaient le plus sincèrement du monde en une Union Européenne dotée d’une politique étrangère et de sécurité commune capable d’avoir voix au chapitre sur le grand échiquier international… En un mot, ces deux grandes pointures du circuit diplomatique avaient la foi du charbonnier en un Occident exportateur de la démocratie, de l’état de droit, du libéralisme économique dans cette partie du monde, y compris au bout des fusils comme en Libye. Deux optimistes indécrottables peu portés à l’autocritique qui aujourd’hui nous servent tout à fait autre chose que ce qu’ils nous vendaient hier.
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE : UN CONSTAT DE L’EFFACEMENT DE L’OCCIDENT
Que sa passa-t-il dans notre poste de radio le quatre mars 2020 en tout début de matinée ? Patatras, nos deux spécialistes livrent à nos chastes oreilles des propos incroyables en total décalage avec la vulgate de la « doxacratie » (Jacques Julliard) et en totale contradiction avec leurs précédents jugements ! Vous me direz qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Avaient-ils consommé quelques substances illicites avant de prendre le micro ? Que nenni ! Leurs yeux s’ouvraient sur le monde réel, sur la vraie vie qui ne ressemble souvent pas à celle que l’on souhaite. Manifestement, à les écouter, le monde traversait une révolution copernicienne méconnue qui contredisait étrangement leurs assertions des temps anciens. Ils semblaient prendre en compte les changements intervenus au cours des dernières années, des derniers mois dans un monde qui leur paraît tout à fait étranger.
La Turquie, idiot utile de la Russie, soumettait l’Union Européenne à un inacceptable chantage migratoire, allant jusqu’à mettre sur les routes des milliers de réfugiés à qui elle promettait l’eldorado européen. Par ses bombardements dans la région d’Idlib, elle contribuait à la plus grande crise humanitaire de l’après Seconde Guerre Mondiale. Tout ceci était inadmissible, inacceptable, inadmissible. Il était urgent d’agir pour ramener l’autocrate d’Ankara à de meilleurs sentiments à l’endroit de l’Europe. La bonne vieille méthode des ignorants qui a pour nom : y a qu’à, faut qu’on. Rappelons que nos deux guignols ne trouvaient rien à redire aux facéties de la Commission européenne qui poussait des cris de victoire chaque fois qu’elle déclarait clos un nouveau chapitre de négociation avec Ankara alors même que quelques bons esprits jugeaient mortifère cette démarche ! Nous n’entendions rarement des critiques de la soldatesque ottomane dans leur bouche si ce n’est quelques réserves timides marquée par une prudence de gazelle. Il fallait ménager l’homme qui instituait petit à petit une démocratie illibérale, pour ne pas dire une « démocrature » au pays de la Sublime Porte. Il est toujours plus aisé de s’attaquer aux faibles qu’aux puissants.
La Russie était devenue incontournable auprès de tous les acteurs régionaux (Arabie Saoudite, Israël, Turquie…) et aurait en mains les cartes d’une solution politique, seule à même de ramener la paix et la sécurité en Syrie mais aussi dans la région. Comme tout diplomate qui se respecte, il était urgent de dialoguer avec elle pour être en mesure d’avoir un levier d’action dans le règlement de la crise et dans la phase ultérieure de reconstruction du pays. Diantre ! Combien d’années aura-t-il fallu pour parvenir à une telle conversion, à un tel acte de contrition, d’autocritique qui ne dit pas son nom. Nos deux héros nous expliquent qu’il faut à tout prix dialoguer avec Moscou pour se sortir de ce mauvais pas qui risque d’avoir de fâcheuses conséquences pour l’Union européenne. Rappelons que nos deux guignols ont été toujours été de fervents adeptes de la politique de sanctions des Vingt-Sept à l’encontre de la Russie en raison de son annexion de la Crimée. Comment dialoguer sérieusement avec un État que l’on ostracise ? Comment changer son fusil d’épaule aussi rapidement sans passer pour un imprévisible, un versatile, un comique ? Cela n’était pas évident. C’est le moins que l’on puisse dire.
L’Occident sûr et dominateur n’avait plus voix au chapitre au Moyen-Orient. Il comptait pour du beurre. Personne dans la région ne prêtait plus attention aux déclarations viriles, aux coups de menton sans lendemain, aux injonctions aussi ineptes qu’inefficaces de l’Ouest où il ne se passe rien de nouveau. Fidèles à la promesse électorale de son président, les Américains s’en retiraient sous le règne de Donald Trump, laissant ainsi les mains libres à la Russie, la Turquie, l’Iran. Ses alliés les suivaient dans leur démarche comme de fidèles idiots utiles sans avoir de stratégie claire pour l’avenir comme c’est le cas de la Russie. Le 45ème président américain ne souhaitait plus jouer les gendarmes du monde. Nous assistions à un reflux de l’Occident aux quatre coins de la planète. La Syrie n’en était qu’un point d’application parmi d’autres. La mondialisation/dérégulation à l’anglo-saxonne ne faisait plus rêver. Elle donnait plutôt des cauchemars aux citoyens qui ne la jugeaient plus « heureuse » mais destructrice d’emplois, vectrice de pandémies (Cf. coronavirus). Un cycle historique ne se concluait-il pas aujourd’hui pour l’empire occidental ? Rappelons que nos deux guignols n’ont rien vu venir de ces évolutions qui tombaient sous le sens de celui qui voulait ouvrir les yeux.
L’Union Européenne, enfin, était totalement effacée. Elle était en voie de désintégration avancée. Les deux Bernard étaient stupéfaits de voir la grande idée européenne diluée et perdre de sa substance. Elle ne servait plus à rien si ce n’est de carburant aux partis populistes et nationalistes qui se développaient sur le continent. Telle une poule qui découvre un couteau, nos deux guignols redescendent sur terre sans parachute ni rétrofusées. Nos deux penseurs auraient gagné à lire le petit opuscule de Régis Debray, intitulé « L’Europe fantôme » dans lequel il décrit parfaitement les maux dont souffre l’Europe depuis déjà bien longtemps. Il y a peu, ce genre de critiques valait à son auteur les critiques les plus féroces et les plus humiliantes de nationaliste, de souverainiste, de fachiste, de complotiste… Aujourd’hui, ces réflexions frappées au coin du bon sens commencent à être tolérées tant le tableau clinique du patient Europe est inquiétant à tous points de vue. Certains vont jusqu’à évoquer une « Europe musée ». Que fait-elle de ses fameuses (fausses valeurs) ? Que fait-elle pour aider les Grecs dont les frontières constituent les frontières extérieures de l’Europe ? C’est un grand n’importe quoi que nos deux Saint-Bernard sont contraints de reconnaître sous le poids de la réalité. L’Europe va mal en dépit de toutes les déclarations lénifiantes de nos dirigeants cachotiers et de nos bonimenteurs qui sévissent à Bruxelles (Cf. leurs propos sur le front uni face à la pression turque), qui communiquent beaucoup et agissent peu, pour ne pas dire pas.
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« Les diplomates ne sont utiles que par beau temps. Dès qu’il pleut, ils se noient dans chaque goutte » (Charles de Gaulle). Ce qui vaut pour une majorité de diplomates vaut encore plus pour certains hommes politiques, eussent-ils été ministre des Affaires étrangères ou journalistes, prétendus experts des affaires du monde. Ce qui vaut a fortiori pour une période où « l’Europe ne peut simplement pas continuer à fonctionner comme elle l’a fait jusqu’à présent, alors que le monde change et même en partie de façon radicale. De nouvelles questions se posent et il faut y apporter des réponses ». Les évènements de tous les temps obéissent à la loi cyclique de l’alternance du meilleur et du pire. De toute évidence, nous évoluons dans une phase du pire, du néant diplomatique au temps d’une mondialisation devenue folle et dangereuse. On réagit aux crises dans l’urgence, on n’anticipe pas. La classe dirigeante ne veut pas voir la déplaisante réalité alors que les sujets d’inquiétude ne manquent pas aux gens réfléchis. Elle déguise des banalités faciles à saisir en pensées profondes. Elle cultive l’arrogance de ceux qui affichent une opinion définitive sur tous les sujets. Le progressisme ne tolère que lui-même. Mais, « De la défaite à la victoire, il n’y a qu’un pas » (Napoléon). Il faut en finir avec la diplomatie de la démagogie. Il était grand temps que les somnambules se réveillent. Mais, pour combien de temps avant de retomber dans les ornières du passé.
Jean Daspry
Bernard Kouchner/Adam Michnik, Mémoires croisées, Allary éditions, 2014.
Bernard Guetta, Dans l’ivresse de l’histoire, Flammarion, 2017.
Benjamin Barthe, Les rebelles contre-attaquent dans le sillage des frappes turques, Le Monde, 3 mars 2020, p. 3.
Marie Jégo, La riposte militaire et migratoire d’Erdogan, Le Monde, 3 mars 2020, p. 3.
Alain Frachon, La guerre en Syrie, toujours et encore, Le Monde, 6 mars 2020, p. 29.
Pauline Porro, Les nouveaux Pangloss du néolibéralisme, Marianne, 6-12 mars 2020, p. 48-49
Luc de Barochez, Erdogan, idiot utile de Poutine, Le Point, 5 mars 2020, p. 13.
Piotr Smolar/Jean-Pierre Stroobants, Le chantage d’Ankara place les Européens devant leurs responsabilités, Le Monde, 4 mars 2020, p. 5.
Claude Angeli, « La guerre de Syrie joue les prolongations », Le Canard enchaîné, 4 mars 2020, p. 3.
Alain Barluet, Poutine et Erdogan concluent une trêve en Syrie, Le Figaro, mars 2020, pp. 1-10.
Isabelle Lasserre, Les Occidentaux marginalisés, Le Figaro, 6 décembre 2020, p. 11.
Jean-Pierre Stroobants, Migrants : l’UE tente de ne pas froisser Erdogan, Le Monde, 6 mars 2020, p. 5.
Régis Debray, L’Europe fantôme, collection « Tracts », Gallimard, 2019.
Norbert Röttgen, Le temps d’une Europe géopolitique est venu : une réponse allemande à Macron, Le Monde, 4 mars 2020, p. 28.
Isabelle Mandraud, Amnesty dénonce la « forteresse Europe », Le Monde, 4 mars 2020, p. 5.
Marie Jégo, À la frontière turco-grecque, la peur et la désolation, Le Monde, 4 mars 2020, pp. 4-5.
Alexia Kefalas, Migrants : l’UE affiche un front unique face à la pression turque, Le Figaro, 4 mars 2020, p. 6.
Norbert Röttgen, précité.
source:http://prochetmoyen-orient.ch/le-reveil-des-somnambules/
Source: Lire l'article complet de Réseau International