Racisme, pureté rituelle et coronavirus — Rosa LLORENS

Racisme, pureté rituelle et coronavirus -- Rosa LLORENS

Le monde d’après sera-t-il comme celui d’avant ? sera-t-il autre ? Il semble qu’il sera bien pire.

Le post-confinement a déjà apporté ses premières surprises, avec ses « olas » agenouillées : le mouvement BLM-Traoré répond-il vraiment aux besoins du moment ? C’est surtout un symptôme de plus d’américanisation, et quand on pense à l’état de la société étasunienne, il n’est pas sûr qu’importer sa conception des rapports Blancs-Noirs soit de nature à aider les Noirs ou à pacifier la société française. Mais on peut même se demander si cette séquence est bien une surprise ou si elle n’est pas en rapport avec le nouvel esprit apporté par la lutte contre le virus, ou, comme on disait jadis, les « miasmes ».

Dans son interview pour le “ Quartier Libre ” d’Aude Lancelin, Emmanuel Todd s’exprime sur la période que nous venons de vivre. Il reprend les thèmes favoris de La lutte des classes au XXIème siècle, comme les conséquences néfastes du développement des études supérieures, et celles, positives, de la paralysie de l’ascenseur scolaire : au lieu d’apporter du sang frais aux classes supérieures, les enfants les plus doués des classes modestes vont rester dans leur classe d’origine, et cette évolution est déjà une des explications de la force du mouvement des Gilets Jaunes.

Mais Todd apporte aussi des réflexions plus récentes, notamment sur la faillite de la clique au pouvoir, qui a conjugué impréparation et mensonge ; mais n’est-il pas trop optimiste en affirmant que les gens ont compris que, dans le néo-système, « gouverner c’est mentir » ? Il se prononce aussi sur le Front Populaire de Michel Onfray : le souverainisme est une bonne chose, sauf quand il repose sur la haine de l’autre, l’arago-musulman (il faudra voir sur pièces ce que vaut ce nouveau média).

Mais, surtout, Todd analyse les mouvements qui viennent d’agiter les médias (sinon le pays) : les Verts ? Il fallait beaucoup de mauvaise foi pour parler, au soir des élections, de « raz de marée vert » (je serais étonnée qu’un journaliste ne soit pas allé jusqu’au « tsunami »), alors qu’ils représentent, l’abstention aidant, 10 à 15% de la population ; il n’a du reste aucune illusion sur eux, laissant entendre que la « verdure » est le cadet de leurs soucis (l’évolution des Verts allemands, devenus parti de la guerre, et parti de gouvernement allié de la droite, confirme son scepticisme). Quant au mouvement de protestation noir, Todd montre à quel point il est une simple transposition de la situation étasunienne, et inadapté à la nôtre : ici, le racisme est surtout anti-arabo-musulman, et il s’agit d’un racisme essentiellement différent de celui des EU, historique et économique, et non, comme là-bas, biologique.

Todd signale ici une piste de réflexion indispensable : quels sont les principes du racisme étasunien ? Les colons puritains, à la suite des Pilgrim Fathers de 1620, ont débarqué en Amérique Bible en main : ils l’ont considérée, en particulier le Livre de Josué, comme un journal de bord anticipé, s’identifiant aux Hébreux qui conquièrent la « Terre Promise » par Yahvé en exterminant ses habitants actuels, vus comme une race impure, odieuse à Dieu ; chaque victoire donne donc lieu à un génocide, et à une comptabilité macabre : après la conquête de Jéricho : « Ils vouèrent à l’interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien l’homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le mouton et l’âne, les passant tous au tranchant de l’épée » (Josué, 6, 21). Après la conquête d’Aï : « quand Israël eut achevé de tuer tous les habitants d’Aï dans la campagne, dans le désert où ils les avaient poursuivis, et que tous furent tombés sous le tranchant de l’épée jusqu’à leur extermination, tout Israël revint vers Aï et la passa au tranchant de l’épée. Le total de ceux qui tombèrent ce jour-là, hommes et femmes, fut de 12 000 » (Josué, 8, 24).

Dans ce cadre, le péché irrémissible, c’est de laisser des survivants, ou, plus généralement, d’exclure de la destruction une quelconque partie des êtres et choses voués à l’interdit (c’est-à-dire devant être sacrifiés à Dieu). Après la prise d’Amaleq, Saül, conformément aux ordres de Yahvé, extermine les habitants ; mais « Saül et le peuple épargnèrent Agag [le roi d’Amaleq] et le meilleur du petit bétail, du gros bétail et des secondes portées, les agneaux et tout ce qu’il y avait de bon » (Samuel, 15, 9). Cela ne lui sera pas pardonné : Yahvé fait la guerre à Saül et ses fils, et couronne à sa place David. Or, le rite de l’« interdit » implique la notion d’impureté : l’ennemi est impur, cette impureté se communique à tout ce qui lui appartient, le bétail notamment ; pour éviter la contagion, il faut donc le détruire. Cette obsession de l’impureté rituelle, fondamentale chez les Juifs comme chez les Puritains (appellation en vérité sinistre), marquera toute la conquête de l’Ouest, c’est-à-dire l’extermination des Amérindiens, considérés comme des créatures diaboliques (voir Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme).

Et c’est là aussi le noyau du racisme aux Etats-Unis, et uniquement aux Etats-Unis et autres terres calvinistes (l’Afrique du Sud afrikaner, c’est-à-dire hollandaise, aussi, était calviniste). En Europe, est vue comme noire une personne qui a la peau sombre ; aux Etats-Unis, il suffit d’une goutte de sang noir pour souiller une personne et la ranger dans la catégorie des Noirs ; ce n’est pas seulement une question d’apparence physique, mais d’ADN ; c’est là le racisme véritable, celui qui s’est donné, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, une justification pseudo-scientifique. J’ai été marquée, dans mon enfance, par un film hollywoodien dont l’héroïne, de peau blanche, était reconnue comme relevant de la race maudite à cause de lèvres plus épaisses que la normale,et voyait ainsi ruinée toute sa vie sociale. (C’est la même conception qui a permis de présenter aux Étasuniens Obama comme un Noir, alors que, légèrement « teinté », il relèverait plutôt du « latin colour »).

Cette obsession de la pureté explique aussi la peur du contact physique et des microbes chez les Anglo-Saxons, qu’on retrouve à tous les niveaux : le handshake, aujourd’hui proscrit, était un substitut aux embrassades ; les obstacles à l’importation du camembert et autres roquefort en proviennent aussi (dans le roquefort, les Anglo-Saxons croient voir grouiller les microbes !). Pour lutter contre les dangers de l’impureté cachée, les Hollandais ont inventé une arme radicale : l’écran de verre qui à la fois signale, dénonce l’impureté et nous en sépare – telle est peut-être l’origine de la coutume si associée à Amsterdam des prostituées en vitrine (et non la liberté de mœurs qu’elle a ensuite favorisée).

Or cette angoisse de l’impureté et les gestes prophylactiques auxquels elle a donné lieu se retrouvent dans les « gestes barrière » (la « distanciation sociale » qui porte si bien son nom, et relègue aux oubliettes la distanciation de Brecht, qui consistait à garder son esprit critique toujours en éveil) et les nouveaux artefacts anti-contagion (les écrans de verre sur le front rappellent à la fois les masques des docteurs de la peste, et les casques des CRS). Où sont donc passés les fameux Gaulois indisciplinés ? Aujourd’hui, on les voit se frotter frénétiquement les mains au gel hydroalcoolique, et porter religieusement leur masque même en plein air – aux terrasses des cafés, on voit des consommateurs avec le masque sur le cou, sans doute prêts à le remettre dès qu’ils auront fini leur café – conduite médicalement absurde, qui révèle la nature rituelle de ces gestes barrière. Il semble que nous nous soyons brusquement convertis au protestantisme et, donc, à l’esprit de discipline qui en découle.

C’est donc toute une mythologie puritaine, importée et artificielle, qu’on retrouve au fond du succès remporté par l’esprit du confinement, comme au fond du mouvement anti-raciste tel qu’il vient de se manifester, portant les gens à s’agenouiller, au lieu de dresser le poing, comme les glorieux athlètes noirs des JO de Mexico en 1968. Or cette mythologie nous éloigne du réel : mettre en avant la question raciale aujourd’hui, c’est anachronique, archaïque même, dit Todd ; cela revient (sert) à occulter les vrais problèmes qu’il faudra affronter, et qui sont économiques. Et le gouvernement semble prêt à le faire de la façon la plus rétrograde qui soit, en appliquant la stratégie du choc, comme l’annonce le retour dans l’agenda de la réforme des retraites, maintenant que nous nous trouvons abattus et mis au pas par la peur du virus et par les disciplines confinementales.

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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