Vingt soldats indiens, plus de 43 soldats chinois ont été tués ou blessés dans une échauffourée à la frontière de l’Inde et de la Chine, dans la région du Ladakh. Les deux pays sont férocement nationalistes et aucun des deux ne cédera de bon gré le moindre pouce de territoire. La seule solution est la négociation. Modi l’entendra-t-il ou continuera-t-il d’écouter le chant des sirènes des USA – qui, bien sûr, attisent les tensions entre les deux géants asiatiques ?
« Ceux qui ne se souviennent pas de l’histoire sont condamnés à la répéter ». Cette célèbre citation du philosophe espagnol George Santayana résonne dans la nouvelle politique du Premier ministre indien Narendra Modi envers la Chine. Modi semble réticent à se souvenir d’une bavure commise par son pays lors de la guerre sino-indienne de 1962.
Modi est condamné à répéter les erreurs commises par le premier ministre de l’époque, Jawaharlal Nehru, sur sa stratégie à l’égard de la Chine, car il s’était trop appuyé sur les conseils de son conseiller stratégique pro-russe, V K Krishna Menon. Modi s’appuie sur Subrahmanyam Jaishankar, son ministre des affaires étrangères, qui croit ardemment qu’une alliance avec les États-Unis peut répondre au mieux aux intérêts stratégiques de l’Inde.
Modi s’est écarté de nombre de traditions et de normes en matière de politique étrangère et de stratégie de l’Inde, lors des élections générales de 2019. Pour obtenir son siège de premier ministre pour un second mandat, il a utilisé les affaires étrangères comme aimant à électeurs. Il a utilisé le nationalisme territorial comme programme électoral en manipulant l’attaque terroriste de Pulwama et la frappe chirurgicale subséquente sur Balakot, au Pakistan. Modi s’est engagé à reprendre le Cachemire administré par le Pakistan pendant les élections.
Malgré des échecs sur tous les fronts dans les affaires intérieures du pays, Modi a réussi à affimer sa popularité avec sa politique étrangère. Il a réussi à dissimuler ses échecs en matière de politique intérieure aux électeurs en les impressionnant par son engagement auprès des dirigeants de superpuissances tels que le président américain Donald Trump, le président chinois Xi Jinping, le dirigeant russe Vladimir Poutine, et d’autres.
Selon la théorie économique, quels que soient les biens et services offerts sur le marché, ils doivent être payés par les consommateurs, ce qui signifie que personne n’obtient quoi que ce soit pour rien. La théorie est représentée par un célèbre dicton : « les repas gratuits n’existent pas ». Cette maxime s’applique également aux relations internationales et à la stratégie.
Chaque accolade et poignée de main avec le chef d’une superpuissance est associée à un prix spécifique. Ces prix sont parfois exprimés en termes monétaires. Modi a payé 43 milliards de dollars US pour le système de défense antimissile S-400 pour une accolade et une poignée de mains avec Poutine. Avec le président français Emmanuel Macron, c’était 30 milliards de dollars pour l’accord Rafale. Pour Poutine et Macron, c’étaient des coûts monétaires explicites, et non des coûts stratégiques. Cependant, Modi a dû payer un prix stratégique élevé dans les cas de Trump et Xi.
Par exemple, Modi a organisé l’événement « Howdy, Modi ! » en fanfare à Houston, au Texas, le 22 septembre 2019, et environ 50 000 personnes d’origine indienne venues de tous les États-Unis y ont participé. La participation de Trump était au centre de l’attraction de l’événement, et il a passé une heure avec Modi.
De même, Trump a participé à un événement auquel ont assisté 125 000 personnes dans le plus grand stade de cricket du monde, dans l’État indien du Gujarat, le 22 février dernier. Modi a fait preuve de chaleur et d’empressement avec Trump, et le président américain a prononcé un discours dans lequel il a présenté le Premier ministre indien comme « un leader exceptionnel… et un homme que je suis fier d’appeler mon véritable ami ».
Mais la participation de Trump à ces événements et son admiration déclarée pour Modi n’étaient pas gratuites. Modi doit payer en jouant le rôle d’allié de confiance et d’ami stratégique des États-Unis.
Trump, un allié digne de confiance ?
La dernière stratégie de sécurité nationale des États-Unis a déclaré qu’elle s’en tenait toujours à la politique « Une seule Chine » et a affirmé catégoriquement que les États-Unis ne cherchent pas de changement de régime en Chine. Cependant, Modi a envoyédeux membres du Parlement indien à la cérémonie d’assermentation virtuelle du président taïwanais.
Ni le président américain lui-même, ni aucun des amis et alliés de l’Inde, y compris les pays de la Quadrilatérale (alliance entre l’Inde, l’Australie, les USA et le Japon), n’ont fait de déclaration en faveur de l’Inde sur l’impasse militaire sino-indienne au Ladakh. Le Ladakh n’a même pas été mentionné dans la déclaration commune publiée après le sommet virtuel très médiatisé entre Modi et son homologue australien Scott Morrison, le 4 juin dernier.
Si une guerre de grande envergure avec la Chine éclate, l’Inde constatera que personne ne la soutient. Les États-Unis étaient déjà en crise avant la pandémie. Leur dette publique représente environ 125 % du produit intérieur brut, et un rapport de Wall Street explique qu’elle pourrait atteindre 2 000 % du PIB.
L’un des plus grands experts mondiaux sur l’Asie, Stephen Roach, avertit qu’un changement de l’équilibre des pouvoirs mondiaux combiné à un déficit budgétaire galopant des États-Unis pourrait bientôt déclencher un krach du dollar.
Les États-Unis eux-mêmes veulent un meilleur accord commercial avec la Chine. Après l’élection présidentielle de novembre, l’accord devrait être conclu. Le calcul de Modi selon lequel l’Inde profiterait des pertes de la Chine à la suite de la pandémie et d’un réalignement de la puissance mondiale semble absurde.
Modi s’attend, à tort, à ce que l’Inde puisse rebondir et se doter rapidement de bons biceps économiques après la pandémie. Il pense que le monde post-pandémique sera témoin d’un réalignement des chaînes d’approvisionnement mondiales.
Modi espère que les États-Unis, l’Australie et de nombreux pays européens vont dissocier leur économie de celle de la Chine. Ils chercheront à faire de l’Inde un partenaire et un allié. Leurs usines seront délocalisées vers une nouvelle destination, l’Inde.
Cependant, l’Inde est entrée dans la crise du Covid-19 tout récemment. Les experts indiens de la santé publique estiment qu’il pourrait y avoir au total 670 millions d’infections et 500 000 décès d’ici la fin de l’année.
De plus, l’économie devrait décliner. Les consommateurs des exportations indiennes sont les familles à faibles et moyens revenus des économies avancées. Ce sont les plus durement touchés par la pandémie de Covid-19, et une nouvelle chute de la demande effective sera à attendre l’année prochaine.
Avant la pandémie, le commerce extérieur de l’Inde avec l’Union européenne était favorable, et il était également positif avec les États-Unis. Et Modi vise à faire de l’UE et des États-Unis des partenaires commerciaux clés après la délocalisation des entreprises américaines de Chine vers l’Inde.
Mais rien ne garantit que les entreprises américaines vont se tourner vers l’Inde, car moins de 5 % des entreprises ont été délocalisées en Inde après le début de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, en mars 2018. Et même s’ils délocalisent, cela ne garantira pas la croissance économique de l’Inde, car la demande effective de produits indiens sur le marché international ne devrait pas augmenter avant quelques années.
Des économistes comme Michael O’Leary et Carlos Rodriguez estiment qu’une reprise en V des économies avancées est peu probable. La lenteur de la reprise après l’effondrement économique de 2008 suggère une forte probabilité d’une reprise post-pandémique en L dans les économies développées.
Les soupçons chinois
Modi a annoncé le 12 mai le concept d’Atmanirbhar Bharat (une Inde autonome) ainsi qu’un plan de sauvetage économique de plus de 260 milliards de dollars pour stimuler une reprise post-pandémique.
Pékin a perçu que l’intention de Modi était de durcir sa politique sur les investissements étrangers directs en provenance de Chine. L’accueil réservé par l’Inde aux entreprises américaines qui veulent se délocaliser hors de Chine cible sélectivement les investissements chinois.
La Chine veut découpler l’Inde des États-Unis. Elle est très préoccupée par la démarche de l’Inde en raison de la frontière commune de 3 400 kilomètres entre les deux pays. Les stratèges chinois pensent que l’Inde agit comme un substitut des États-Unis pour contenir la Chine dans l’Himalaya et l’océan Indien.
Le porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, Zhao Lijian, sans faire référence à un accord particulier, a répété ses propos du mois dernier : « Nous exhortons la partie indienne à travailler avec nous, à respecter l’important consensus de nos dirigeants, à se conformer aux accords signés et à s’abstenir de toute action unilatérale qui compliquerait la situation ». Il faisait allusion à l’accord et au consensus passés entre Modi et Xi lors de leurs deux sommets informels de Wuhan et Mamallapuram.
Pékin perçoit également que Modi s’est tourné vers les États-Unis, malgré un accord de coopération avec la Chine pour bâtir « le siècle asiatique ». Modi est réticent à voir « l’importance de respecter les sensibilités, les préoccupations et les aspirations de chacun », comme le souligne la déclaration commune publiée après le premier sommet.
Modi et Xi ont convenu de rechercher un règlement équitable, raisonnable et mutuellement acceptable sur la question de la frontière entre l’Inde et la Chine. Cependant, après avoir révoqué l’article 370 de la constitution indienne, l’Inde a publié une nouvelle carte incluant le Cachemire administré par le Pakistan.
Dans un discours enthousiaste à la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement, l’homme de main de Modi, le ministre de l’intérieur Amit Shah a déclaré qu’il reprendrait Aksai Chin, le Ladakh administré par la Chine. Puis Jaishankar s’est envolé pour Pékin et a rassuré la Chine sur le fait que l’Inde n’avait pas l’intention d’étendre son territoire.
La Chine a d’abord compris l’incident comme une question de politique intérieure en Inde. Cependant, après une succession d’événements ultérieurs – changements de politique sur la question de Taïwan, resserrement des investissements chinois en Inde, restructuration de l’Organisation mondiale de la santé, enquête sur le Covid-19, Quad et accord de défense avec l’Australie – les soupçons de Pékin se sont intensifiés.
Les stratèges chinois pensent que Modi a changé d’avis sur son accord concernant « la construction d’un ordre économique mondial ouvert, multipolaire, pluraliste et participatif », qu’il a abandonné le partenariat avec Pékin et qu’il veut amoindrir l’influence de ce dernier dans son arrière-cour et sur la rive indo-pacifique, le tout à la demande des États-Unis.
La Chine veut envoyer un message clair à Modi pour qu’il respecte le consensus et les accords conclus avec Pékin lors des deux sommets informels ou qu’il se prépare à des conséquences pires qu’en 1962, lors de la confrontation militaire au Ladakh.
Si Modi ne parvient pas à remettre sur les rails le consensus et l’accord obtenus lors des deux sommets, la Chine sanctionnera l’Inde encore plus durement qu’en 1962. Alors le destin de Modi sera probablement celui qu’a décrit l’historien russe du XIXe siècle Vassily Klyuchevsky : « L’histoire ne nous enseigne rien, mais elle nous punit quand nous n’avons pas appris ses leçons ».
Bhim Bhurtel
Paru sur Asia Times sous le titre India paying price for Modi’s myopic China strategy
Traduction et note d’introduction Entelekheia
Photo : Ladakh, Tashi Kongmaa / Pixabay
Bhim Bhurtel est professeur de relations internationales et diplomatie à l’université Tribhuvan de Katmandou, et d’économie du développement à l’université ouverte du Népal. Il a été le directeur exécutif du Nepal South Asia Center (2009-14), un think tank sur le développement de l’Asie du Sud basé à Katmandou.
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca