Par Binoy Kampmark – Le 5 mai 2020 – Source Oriental Review
Si le titre de tsar épidémiologique devait être créé, son premier récipiendaire devrait être le Suédois Anders Tegnell. Il s’est imposé face aux sceptiques et à la crainte que son approche de l’« immunité collective » à l’égard du COVID-19 ne soit une approche dangereuse, et incroyablement cavalière, en matière de santé publique. Des tee-shirts de Tegnell le représentant en tant que libérateur médiéval sont disponibles à l’achat ; des pages de fans sont disponibles sur Facebook avec des encouragements. Le point de vue de Tegnell a toujours été que son approche est moins que radicale, quand on voit que la formule de confinement mondial a provoqué, presque du jour au lendemain, la pire crise économique depuis des générations.
Cela ne veut pas dire qu’une telle immunité collective est encouragée par une approche laxiste des réglementations de santé publique. Comme l’a fait remarquer Mike Ryan, de l’Organisation mondiale de la santé, un faux discours a été tenu sur l’absence de mesures de contrôle en Suède pour stopper la transmission du COVID-19. L’accent est plutôt mis en Suède sur une restriction volontaire et raisonnable, en veillant à éviter les grands rassemblements et, lorsque des personnes se rassemblent – celles de moins de 50 ans sont autorisées – on observe une distanciation physique. Mais un tel pari dépend de la mise en place d’un noyau critique et résistant contre la réinfection, protégeant ainsi la population vulnérable. La transmission virale, par conséquent, sera finalement stoppée si une majorité – disons 60 % de la population – l’a contractée alors que les personnes vulnérables sont à l’abri.
Karin Ulrika Olofsdotter, l’ambassadrice du pays auprès des Nations unies, a été chargée de promouvoir le modèle Tegnell dans le monde. Sur la radio publique nationale, ses propos ont eu l’autorité d’une proclamation. « Environ 30 % des habitants de Stockholm ont atteint un niveau d’immunité. » Avec audace, elle a suggéré que « nous pourrions atteindre l’immunité collective dans la capitale dès le mois prochain. »
Les mérites d’une telle position sont vite devenus des questions de culture et d’idéologie. La science devient une partie du contexte dans lequel elle est mise en oeuvre – la Suède est unique, la Suède est incomparable – ou du moins un peu plus incomparable que ses voisins nordiques. Dans le pays, la confiance envers les myndigheterna (les agences) est inébranlable, et si l’immunité collective est la politique, alors qu’il en soit ainsi.
Les tentatives visant à priver Tegnell de la primauté, et de son lustre de confiance n’ont pas réussi. En mars, 2 300 universitaires ont signé une lettre ouverte adressée au gouvernement suédois, demandant des mesures plus strictes pour contenir la pandémie. L’un des signataires, Cecelia Söderberg-Nauclér, de l’Institut Karolinska, s’est interrogé : « Personne n’a essayé cette voie, alors pourquoi devrions-nous être les premiers à la tester en Suède, sans consentement éclairé ? »
En avril, une tentative de putsch scientifique, menée par 22 chercheurs, lancée dans le quotidien Dagens Nyheter, a échoué. Dans la lettre ouverte, le groupe s’est opposé à l’approche de l’Agence de santé publique, demandant une intervention du gouvernement avec des « mesures rapides et radicales », à l’instar de celles prises par les voisins du pays. « En Suède, il y a maintenant dix fois plus de personnes qui meurent que dans la Finlande voisine où les cafés et les restaurants sont fermés ». D’autres comparaisons ont également été citées, en mettant l’accent sur les trois derniers jours avant les vacances de Pâques. Entre le 7 et le 9 avril, « 10,2 personnes par million d’habitants sont mortes chaque jour de la COVID-19 en Suède ». Avec la même proportion, il était en Italie de 9,7 ; au Danemark, de 2,9 ; en Norvège, de 2,0 et en Finlande, de 0,9.
Les auteurs ont également cité une interview du président finlandais Sauli Niinistö, parue dans le même journal. Il s’agissait d’une remarque pointue sur le credo raté de la contrainte volontaire. « Vous ne pouvez pas demander aux gens de ne pas sortir si les restaurants sont autorisés à rester ouverts ».
La réponse de M. Tegnell a été brusque, affirmant que les chiffres cités par ses détracteurs étaient entachés d’« un certain nombre d’erreurs fondamentales ». Comme à son habitude, il s’est appuyé sur des qualifications techniques pour démystifier les données, notant la ligne selon laquelle les comparaisons entre pays étaient toujours des propositions risquées et trompeuses. « Les chiffres de décès qu’ils citent sont incorrects, ils ne correspondent pas aux chiffres de décès suédois ». Les chiffres de l’Italie, par exemple, ne couvraient que les décès dans les hôpitaux.
L’approche suédoise met un accent assez brutal sur l’acceptation du fait qu’un certain degré de souffrance doit être enduré pour atteindre un niveau de sécurité durables. Le bilan suédois de COVID-19 s’élève à plus de 2 600 décès. Le Conseil national suédois de la santé et du bien-être a également publié ses propres chiffres, suggérant que ceux de la PHA pourraient être de 10 % inférieurs à ce qu’ils devraient être.
Toutes les méthodes employées jusqu’à présent ont été dévastatrices pour les membres, la vie et l’économie ; ce qui fait la différence de Tegnell ici, c’est le long terme, celui qui rendra heureux les financiers et les observateurs du marché. Le Finlandais Osmo Soininvaara, ancien ministre et membre du conseil municipal d’Helsinki, y voit plus de mérite que ses collègues actuels. Selon lui, « une fois la crise du coronavirus terminée, le nombre de décès en Suède et en Finlande sera le même. La différence est qu’en Suède, le nombre de décès a été atteint plus rapidement. Et notre économie est en ruine, alors que celle de la Suède sera la plus forte d’Europe ».
Les voisins scandinaves ont également fait l’éloge et apporté leur soutien à Tegnell. En Norvège, l’épidémiologiste Eiliv Lund a accusé ses homologues de simplement « repousser le problème devant eux ». L’approche suédoise avait le mérite d’assurer un taux d’infection plus élevé « et donc une immunité plus élevée ». L’épidémiologiste danois Christian Wejse loue la formule d’infection de Tegnell, suggérant que le nombre de Suédois immunisés pourrait être trois fois plus élevé que celui des Danois. Cela signifierait que la Suède « sera dans une meilleure situation s’il y a une nouvelle vague ».
Le modèle suédois est salué depuis les tribunes du New York Times, un journal favorable aux entreprises, et Thomas L. Friedman, toujours aussi superficiel, en vante les mérites. Il admet cependant que la réponse aux pandémies ne nous offre que des « voies infernales différentes ».
Quoi que Tegnell et ses sous-fifres de confiance de l’Agence suédoise de santé publique prétendent, la présomption d’immunité collective a sa part de dangers. Remettre en question les chiffres relatifs d’autres pays et leurs diverses mesures a un mérite intellectuel ; adopter le modèle de l’immunité collective, cependant, peut ne pas l’être. Comme l’avertissent les auteurs d’un article récemment publié par The Lancet, « il n’y a aucune certitude quant aux corrélats immunologiques de la protection antivirale ou à la proportion de la population qui doit les atteindre, ce qui rend impossible d’identifier un point où ce niveau d’immunité a été atteint ».
Il n’est pas non plus certain qu’une fois débarrassé du virus, une réinfection ne puisse pas avoir lieu. Le mois dernier, plus de 260 patients atteints de COVID-19 en Corée du Sud ont été déclarés positifs, ce qui laisse entrevoir cette sombre possibilité. L’explication avancée depuis est que la méthode de détection du coronavirus – la réaction en chaîne de la polymérase (PCR) – ne permet pas de distinguer le matériel génétique (ARN ou ADN) du virus infectieux proprement dit les fragments persistants présents dans le corps après la guérison. Les partisans de l’immunité collective du troupeau semblent avoir encore leurs échasses, même si, debouts, ils sont entourés d’un bon nombre de cadavres.
Binoy Kampmark
Traduit par Hervé, relu par jj pour le Saker Francophone
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