Pendant que nous étions enfermés seuls chez nous, nous étions dans une position tout à fait spéciale pour observer la scène du monde à travers les deux écrans que nous avions à notre disposition, l’officiel, la télévision, et l’alternatif, l’ordinateur et Internet.
Deux écrans
Il faut une solide colonne vertébrale pour garder l’équilibre entre ces deux pôles. A la TV, la parole des puissants est célébrée comme parole d’évangile, quel que soit son niveau de crédibilité, et on dirait même que moins elle en a, plus les médias l’encensent, sans doute pour compenser. Les experts, les journalistes et autres éditorialistes qui squattent les plateaux sont la lie de l’humanité en matière de compétence comme de probité, leur seule qualité est d’être serviles jusqu’à l’abject. La loyauté à l’organisation est la qualité mafieuse par excellence.
Le rôle de ces médias est d’incarner la bien-pensance face à des figures de la « dissidence » qu’on trouve, elles, sur internet. Je ne parle pas de révolutionnaires, non, simplement des gens qui sont encore assez libres ou honnêtes pour refuser de servir de marchepied aux puissants dans l’espoir que leur bienveillance ruissellera sur leurs têtes. La télévision orchestre ainsi des contre-feux à chaque voix non conforme qui se lève. Par exemple, contre le Professeur Raoult qui n’en faisait qu’à sa tête, une tête qu’on ne pouvait pas couper parce sa valeur et sa réputation étaient inattaquables, la télévision officielle a utilisé Karine Lacombe, une praticienne bien connue pour ses liens avec les laboratoires, que France info, à défaut de pouvoir les nier, a présentés comme normaux. C’est, en effet, sans doute normal dans leur monde à eux.
Quant au Français vraiment normal, celui qui est simplement à la recherche d’informations exactes et véridiques, il doit louvoyer entre la propagande éhontée des médias du pouvoir et ce qu’il peut glaner sur Internet. C’est devenu extrêmement difficile de savoir ce qui se passe vraiment et à qui on peut se fier. Je comprends ceux qui se détournent carrément de ce panier de crabe et vont cultiver leur jardin comme Candide, enfin pour ceux qui en ont un…
La période que nous venons de vivre n’est pas terminée même si l’épidémie est finie. Le gouvernement vient de l’admettre du bout des lèvres à l’issue du Conseil des ministres de ce mercredi 13 mai. Il peut se le permettre maintenant qu’il a réussi à faire prolonger l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 12 juillet pour tenter, à la faveur de ce qu’il nous restera de vacances, de nous faire oublier les conséquences désastreuses de sa gestion de l’épidémie. Ne doutons pas qu’il trouvera autre chose (pourquoi pas une seconde vague ?) pour nous empêcher de manifester en septembre.
On se doutait que l’épidémie touchait à sa fin. Outre que le Professeur Raoult nous l’avait dit, le Dr Laurence Peignot a fini par avouer au Point que les urgences étaient vides depuis un mois :
« Les internes que je côtoie me racontent leur stage hospitalier : les services qui ont été réorganisés pour accueillir les patients atteints du Covid ont été pleins durant deux ou trois semaines, au plus fort de la vague. Mais, depuis un mois, ce n’est plus du tout le cas. Les urgences sont désertes là n’est pas l’essentiel ».
Ce qui la contrariait le plus, c’était que :
« Certains médecins détournent à présent leur savoir et leur pouvoir pour alimenter une psychose collective qui va nous coûter cher sur le plan médical, social, psychologique et économique », avec évidemment la complicité des médias toujours prêts à affoler la population pour faire le buzz.
On comprend que les médecins, longtemps marginalisés par les économistes et autres experts patentés, essaient de profiter de la tribune que le Coronavirus leur offre pour faire avancer leur agenda, mais ce n’est plus de la médecine, c’est de la politique.
A propos des soins eux-mêmes, France 24 a interviewé, Andry Rajoelina, le président de Madagascar. C’était un dialogue de sourds très étrange. Le malheureux président expliquait en long, en large et en travers, qu’à Madagascar, ils n’ont pas eu un seul mort parce qu’ils ont trouvé un remède naturel qui guérit le virus, mais les deux journalistes se fichaient complètement des morts. Pour eux, ce ne sont pas les guérisons qui font la valeur d’un médicament, c’est l’estampille officielle, le cachet de l’administration. Peu importe, comme le souligne habilement le président malgache, que cette estampille ait causé la mort de milliers de personnes comme dans le cas du Médiator ou autres. Pour le président malgache, il s’agit d’une forme de racisme :
« Si c’était un pays européen qui avait découvert ce remède, est-ce qu’il y aurait autant de doutes ? Je ne pense pas […] Le problème, c’est que cela vient d’Afrique. Et on ne peut pas accepter qu’un pays comme Madagascar, qui est le 163e pays le plus pauvre du monde, ait mis en place cette formule pour sauver le monde ».
Bien sûr, il a raison et le titre et le sous-titre « prétendument » équilibrés, mais pleins de sous-entendus, de l’article du Monde sur cette interview le prouvent à l’envi : « Madagascar : le président défend sa potion prétendument anti-coronavirus. Andry Rajoelina dénonce une attitude condescendante envers la médecine africaine, en balayant les critiques sur l’efficacité et les dangers de la potion à base d’artémisia ». Mais il y a aussi autre chose, à mon avis. Dans l’univers hors-sol et bureaucratisé de nos élites, la réalité n’a plus de valeur, la seule chose qui compte, c’est le cachet d’Autorités, aussi corrompues soient-elles, qui se soutiennent entre elles.
Mais dans le monde réel, les gens de terrain, qui ne peuvent se payer de mots ou de paraphes, soignent les gens, sans trop se préoccuper des Autorités de l’autre monde. Ainsi la Provence titre : « Malgré l’interdiction Coronavirus : l’explosion des prescriptions de l’hydroxychloroquine » et explique :
« Malgré la polémique et les alertes, la prescription de la bithérapie de l’IHU associant azithromycine et hydroxychloroquine a été largement suivie en ville. Un bond de 7 000 % fin mars avec 10 000 patients ».
Il y a énormément d’articles en ce moment sur Internet sur l’après-covid. La situation inspire tout le monde. Les contributions se chevauchent de manière assez répétitive, du fait, sans doute, que les mêmes événements engendrent les mêmes réflexions, et que beaucoup de questions demeurent sans réponse. Mais parfois on trouve un joyau qui donne corps à ce qu’on pressent, et j’ai eu la chance d’en trouver deux, coup sur coup.
Les travailleurs sont prêts à prendre le pouvoir sur la production
Le premier est un article de Jacques Chastaing, « Confinement et déconfinement sont des rapports de force, des rapports de classe » qui répond à une question que je me pose depuis le début : pourquoi l’oligarchie a-t-elle décidé de nous enfermer pendant deux mois sous bonne garde policière ? Comme lui, je ne crois pas une seule seconde que ce soit pour nous préserver de la maladie. La meilleure preuve c’est qu’aucune mesure de protection n’a été fournie aux Français et qu’aucun soin n’a été autorisé en attendant le résultat d’une hypothétique étude « Discovery » qui n’a évidemment rien donné.
Jacques Chastaing explique que c’est la résistance du monde du travail qui a provoqué cette décision :
« Face à la pandémie, le monde du travail, dans la foulée de ses résistances précédentes, a refusé massivement de sacrifier sa vie pour les profits des capitalistes en multipliant des droits de retrait, grèves, débrayages et mises en maladie dans les secteurs non indispensables à la survie immédiate … Cette résistance a été immense et a amené le gouvernement à précipiter un confinement généralisé pour éviter le risque d’une marche du prolétariat vers un contrôle de fait de la production : qui produit quoi, pour qui et dans quelles conditions avec à partir de là, la prise de conscience générale de classe qui peut l’accompagner. »
Je trouve cela génial, car c’est bien là le nerf de la guerre : il faut abolir la propriété privée des moyens de production et le droit de tirage qu’elle donne sur la richesse produite par les travailleurs. Cela fait environ quatre siècles que la bourgeoisie travaille à renforcer et consolider la propriété privée par tous les moyens, légaux et illégaux. Et cela suffit !
J’ai revu dernièrement le film Jaurès, naissance d’un géant. Le film finit dans la liesse au moment où Jaurès est élu à la Chambre, en janvier 1893, après être parvenu à convaincre les vrais socialistes (les ouvriers qui voulaient prendre le pouvoir sur la production) de le choisir comme représentant, à l’issue de la grande grève des mineurs de Carmaux. La joie de la victoire est amère quand on sait que cette élection a sonné le glas du mouvement ouvrier socialo-anarchiste, vu que Jean Jaurès n’était au fond qu’un réformiste républicain qui entourait habilement ses actes d’un parfum révolutionnaire. Quant aux communistes, ils ont laissé leurs idéaux anti-capitalistes sombrer avec l’URSS. Depuis, à gauche, il ne reste plus que quelques minuscules groupes pour remettre en question la propriété privée des moyens de production.
La gauche est-elle prête à remettre en cause la propriété privée capitaliste des moyens de production ?
C’est en tout cas, ce à quoi l’appellent les auteurs du second joyau dont je veux vous parler « Regarder en face le monde d’après ». L’article a été écrit par « Les infiltrés », un collectif qui s’est présenté, il y a deux ans, dans le journal Fakir. Les auteurs, après avoir décrit la situation socio-économique actuelle, remarquent finement que, si la gauche n’a pas tenu ses promesses de changement même lorsqu’elle était en position de force « au point que nous nous sommes plu à qualifier toute une classe politique de sociaux-traîtres », si elle a systématiquement capitulé, c’est parce qu’elle n’a jamais osé s’attaquer à « deux non-dits »: l’incompatibilité du programme de gauche avec les structures capitalistes et les forces systémiques qui empêchent tout changement de cap. Le capitalisme. Voilà, nous avons lâché le mot trop souvent évité. Il nous faut pourtant en passer par lui … parce qu’il nous permet d’avoir une analyse radicale des problèmes, au sens où il remonte à leur racine ».
A l’issue d’un exposé sans failles des « mécanismes à l’œuvre dans le capitalisme » avec « sa course au profit », impossible à réguler, les auteurs identifient le cœur du problème :
« Les bases étant posées, on constate que beaucoup de nos problèmes sociaux et environnementaux ne découlent pas seulement de mauvais comportements humains individuels qu’il faudrait corriger, ils découlent d’abord de manière automatique des structures capitalistes, c’est à dire de l’organisation de notre mode de production. »
Et voilà ! Une fois cela posé, il devient plus aisé de trouver la solution.
Pour Frédéric Lordon :
« Dans les conditions de raidissement normatif du capital jusqu’à l’intransigeance extrême après trois décennies d’avancées ininterrompues, une expérience gouvernementale de gauche n’a que le choix de s’affaler ou de passer dans un autre régime de l’affrontement – inévitablement commandé par la montée en intensité de ce dernier, montée dont le niveau est fixé par les forces du capital. Un autre régime, ça veut dire en mobilisant des moyens littéralement extra-ordinaires, j’entends hors de l’ordinaire institutionnel de la fausse démocratie. Par exemple : réinstauration flash d’un contrôle des capitaux, sortie de l’euro, donc reprise en main immédiate de la Banque de France, mais aussi nationalisation des banques par simple saisie, et surtout suspension, voire expropriation, des médias sous contrôle du capital. »
Pour Bernard Friot, d’après les Infiltrés :
« La souveraineté sur le travail est effectivement le cœur de la lutte de classe. L’enjeu n’est pas de mieux partager les richesses, c’est de décider démocratiquement du travail et de son organisation. Car ce n’est pas l’argent qui permet à la classe capitaliste de dominer la société, c’est son pouvoir sur le travail, et c’est de ce pouvoir que découle sa richesse » Pour lui : « Sortir du capitalisme, c’est reprendre collectivement la main sur la production ».
Ce n’est pas un fantasme car en fait, « environ un tiers de notre PIB est déjà une production non capitalisme ». Il s’agit des services publics et des secteurs financés par la sécurité sociale.
« Spécificité importante par rapport à la fonction publique, la Sécurité Sociale était initialement indépendante de l’État, les travailleurs y gérant un budget équivalent au budget de l’État. Ceci nous fait donc entrevoir que l’alternative n’est pas entre l’État ou le privé capitaliste mais qu’il existe des régimes hybrides en autogestion, et même qu’il peut exister un marché avec des indépendants libéraux (la médecine de ville), financés malgré tout par les cotisations. Et dans ces exemples, pas ou peu de capitaliste pour prélever du profit et décider de l’investissement ou de l’organisation du travail ».
Sortir du capitalisme consistera donc à étendre le « déjà-là » à d’autres secteurs d’activités, comme l’alimentation, la presse notamment pour qu’elle retrouve son indépendance. Pour ce qui est des entreprises, les Infiltrés citent Benoît Borrits qui, dans son dernier livre « Virer les actionnaires », présente « un plan complet pour nous passer complètement des actionnaires et financer l’activité autrement ».
Dans une Tribune du 2 avril dans Libération « Sauver le capitalisme ou changer d’économie ? », Benoît Borrits dénonce, avec un Collectif, le plan de sauvetage Covid-19 de l’État destiné, selon lui, à « sauver le patrimoine des actionnaires ». Il explique que « c’est le collectif de travail qui constitue l’entreprise et que sa finalité n’est pas de faire du profit mais de produire et vendre des biens et des services, de réaliser une valeur ajoutée ». Lorsqu’une entreprise de capitaux ne peut plus payer ses salaires et ses cotisations sociales (rebaptisées « charges » par le Capital), ce n’est pas à l’État (c’est-à-dire, à la collectivité) de les payer à sa place. Dans ce cas, au contraire, « le pouvoir doit revenir aux salarié·e·s pour la sauvegarde de l’entreprise » sur le modèle des Scop et des entreprises autogérées.
Que cela fait du bien de lire, sous la plume des Infiltrés :
« Contrairement aux préjugés, le changement de logique, la rupture radicale, semblent être des pistes plus réalistes que la recherche de compromis, d’un meilleur partage des richesses ou d’une meilleure régulation » !
Plût au ciel que les tenants de la « gauche de gouvernement » entendent leur conclusion :
« Il est urgent que toutes les forces de gauche s’emparent des propositions de rupture avec le capitalisme qui sont sur la table pour les travailler, les partager, les faire avancer plutôt que de s’engluer dans une stratégie dont l’expérience montre qu’elle est perdante depuis trop longtemps.
La crise économique qui s’ouvre sera terrible, très certainement bien pire que celle de 2008. Mais l’affaiblissement du système offre aussi des opportunités pour faire bouger le cadre. Cette fois-ci, il ne faudra pas laisser passer l’occasion de pousser pour un autre modèle. Derrière chaque proposition, revendication, une question doit se poser : celle-ci nous fait-elle faire un pas dans le sens de l’affranchissement au capitalisme ou contribue-t-elle à forger nos chaînes ? Il est temps de nous y mettre et de rehausser le niveau d’ambition pour le jour d’après ».
Dominique Muselet
Image en vedette : Capture d’écran. Intervention du premier ministre français Édouard Philippe, journal de France. Source : toulouse7.com, le 19 mars 2020.
Cet article a été publié initialement par salaireavie.fr
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