Photo : Des panneaux solaires en train d’être assemblés dans une usine près de Jaipur, dans le Rajasthan, en Inde.
Nicolas Casaux : Je me suis entretenu avec Bertrand Louart, auteur, notamment, de Les êtres vivants ne sont pas des machines (La Lenteur), animateur de l’émission « Racine de moins un » (Radio Zinzine), rédacteur du bulletin de critique des sciences, des technologies et de la société industrielle Notes & Morceaux choisis (La Lenteur), contributeur au blog de critique du scientisme sniadecki.wordpress.com, opposant d’ITER (Cadarache) et membre de Longo Maï où il est menuisier-ébeniste.
Nicolas Casaux : De plus en plus de gens se réclament désormais de l’anticapitalisme, y compris dans le grand capharnaüm qu’on appelle parfois « mouvement écologiste ». Le journaliste du Guardian George Monbiot, par exemple, mais aussi Naomi Klein ou encore Cyril Dion. Je cite ces trois-là parce que leur « anticapitalisme » est à peu près le même (Dion et Monbiot renvoient aux thèses de Naomi Klein en ce qui concerne l’anticapitalisme et les changements sociaux qui devraient, selon eux, prendre place). Qu’en penses-tu ? Le capitalisme, c’est quoi ? Sont-ils anticapitalistes ?
Bertrand Louart : J’avoue que je n’ai pas comme toi la patience de lire la prose de toutes ces figures médiatiques. Mais je crois que l’on peut dire sans se tromper que leur anticapitalisme est tronqué : ils s’en prennent à tel ou tel aspect du système – ce qui est souvent justifié – sans voir l’unité et la dynamique globale. Par exemple Monbiot se déclare anticapitaliste dans la chronique hebdomadaire qu’il tient dans le grand quotidien progressiste The Guardian du 25 avril 2019 (traduit par Reporterre : https://reporterre.net/Le-capitalisme-nous-conduit-au-desastre). Il pointe deux « éléments déterminants » qui expliquent « l’échec » du capitalisme :
1. La croissance perpétuelle : « La croissance économique est l’effet cumulé de la quête d’accumulation de capital et d’extraction de bénéfices. »
2. La propriété privée : « une personne a droit à une part aussi importante des richesses naturelles du monde que son argent peut en acheter. »
Certes, ce n’est pas faux, ces éléments sont les fondements du capitalisme commercial depuis environ trois ou quatre siècles. Mais aujourd’hui, il y a d’autres « éléments fondamentaux » tout aussi importants.
Surtout, pour lui, « l’échec » du capitalisme est qu’il nous conduit au « désastre » écologique et environnemental. Mais en quoi est-ce un « échec » ? Le capitalisme n’a jamais rien promis d’autre que de créer plus d’argent avec de l’argent, et de ce point de vue, il fonctionne actuellement à merveille. Qu’il apporte une aisance matérielle à certains au détriment d’autres – comme le souligne Monbiot – et que pour ce faire il ravage le monde – ce que ne semble pas comprendre Monbiot –, ce sont là des conséquences « secondaires » mais inévitables de sa dynamique.
Fondamentalement, Monbiot, comme les autres écologistes médiatiques, aime la marchandise, c’est-à-dire le rapport social qui fait que tout le monde va travailler tous les matins dans une entreprise pour un salaire, que le travail est organisé par un patron, que les produits du travail reviennent à l’entreprise, que cette entreprise les vend ensuite sur le marché et que les travailleurs achètent tous ces produits avec l’argent de leur salaire. Les Monbiot & Co aiment ce système, parce qu’eux sont en somme des cadres supérieurs : ils ne travaillent pas en usine, sur les plateformes logistiques, ils ne sont pas agriculteurs, routiers, femmes de ménage, etc. En tant que figures médiatiques, ils ont un confortable salaire et peuvent se payer des marchandises qui ne sont pas la camelote que l’on sert aux pauvres dans les supermarchés. Donc, ils ne remettent pas en question le salariat ni la marchandise, la subordination du travailleur dans l’entreprise ni le fait que d’autres travaillent pour eux dans des conditions moins confortables.
Le fondement du capitalisme, c’est avant tout cela : la dépossession de chacun de ses propres moyens d’existence, qui a pour conséquence que tout le monde est obligé de se vendre pour un salaire afin de pouvoir acheter les marchandises nécessaires à son existence. Et bien sûr, au passage, les capitalistes se mettent de l’argent plein les poches sur le dos des travailleurs.
Le véritable désastre, il est là, et depuis le début du capitalisme industriel, il y a environ deux ou trois siècles en Angleterre. Il est dans la dépossession et la subordination des « pauvres », dans l’accaparement et la domination des « riches ». Ce rapport social (comme dirait Marx), depuis qu’il s’est généralisé, a créé énormément de souffrances humaines et de dégradations écologiques. Nuisances que les « pauvres » ont combattues dès le début et continuent à combattre aujourd’hui, sans attendre les leçons d’anticapitalisme des rentiers de l’écologie spectaculaire…
Lorsque Monbiot se fait l’apôtre de l’industrie nucléaire au prétexte qu’elle n’est pas aussi dangereuse qu’il n’y paraît (il n’y avait pas de monceaux de cadavres à Fukushima, c’est donc que tout va bien ; voir son ignoble tribune en 2011 à ce sujet), on sent bien que cet « anticapitaliste » n’est pas du tout intéressé à remettre en question la dépossession et la subordination qu’implique, pour des millions de personnes (salariés, consommateurs et futurs irradiés), cette industrie la plus capitalistique au monde.
Nicolas Casaux : Effectivement, Monbiot ne s’oppose pas réellement, par exemple, à la propriété privée ni à la croissance. Ce qui le gêne, c’est davantage la propriété foncière. Et les auteurs vers lesquels il renvoie en ce qui concerne des modèles économiques alternatifs — Naomi Klein et Kate Raworth, notamment — ne sont pas anticapitalistes, n’ont pas de problème avec la propriété privée, ni avec ce que tu soulignes ici.
Au plus simple, l’idée promue et promise par Monbiot, Klein, Dion, Delannoy, etc., idée qui, comme tu viens de le souligner, n’est pas vraiment anticapitaliste, se rapporte à : moyennant quelques réformes et quelques innovations technologiques, la civilisation techno-industrielle capitaliste pourrait devenir durable, soutenable, verte. Il nous suffirait de passer aux 100 % renouvelables, et de concevoir des technologies plus vertes pour un peu tout, des frigos verts, des téléviseurs verts, des smartphones verts, des voitures vertes, etc. Et d’augmenter le recyclage. Les plus radicaux de ceux qui promeuvent cette idée, ou quelque chose de similaire, l’agrémentent de prétentions socialistes ou démocratiques, et parfois de velléités légèrement décroissantes, ou de quelque sobriété instituée. Les « écosocialistes » comme Tanuro par exemple. L’imaginaire (hautement) technologique semble désormais largement dominant y compris dans la nébuleuse écolo. Désormais, parce que dans les années 60 et jusque dans les années 80 et un peu au-delà, le mouvement pour des « technologies appropriées », et d’autres courants technocritiques, ont, semble-t-il, eu une certaine importance. Des penseurs comme Mumford et Kaczynski ont souligné le fait qu’il existe différents types (niveaux) de technologies dont certains appellent des organisations sociales par définition trop complexes et hiérarchiques pour être réellement démocratiques. Que penses-tu de ce rêve de tant d’écolos de parvenir à des sociétés écologiques, véritablement démocratiques (fondées sur les principes de la démocratie directe) et hautement technologiques (fondées sur l’essentiel des technologies modernes, en version « verte », et des sources d’énergies dites « vertes », panneaux solaires, éoliennes, etc.) ? Comment les aspirations à une véritable émancipation, à davantage de liberté, d’autonomie, au moyen de démocraties directes par exemple, peuvent-elles se conjuguer avec la question technique/technologique et avec la question écologique ?
Bertrand Louart : À écouter certains écolos, on a en effet l’impression que les machines nous tombent du ciel ! Il semble qu’il n’y ait pas besoin de les concevoir, de les produire, de les entretenir, de les approvisionner en énergie et en matière… L’infrastructure industrielle qu’implique tout cela est admise comme une sorte d’évidence, de « phénomène naturel » dont l’existence et le fonctionnement ne sont jamais questionnés, sinon à la marge. Comme le souligne un écologiste que tu cites dans un de tes articles :
« La plupart d’entre nous sommes moins dérangés par l’idée de vivre dans un monde sans martres des pins, sans abeilles mellifères, sans loutres et sans loups qu’à l’idée de vivre dans un monde sans médias sociaux, sans cappuccinos, sans vols économiques et sans lave-vaisselle. Même l’écologisme, qui a un temps été motivé par l’amour du monde naturel, semble désormais plus concerné par la recherche de procédés un peu moins destructeurs qui permettraient à une civilisation surprivilégiée de continuer à surfer sur internet, à acheter des ordinateurs portables et des tapis de yoga, que par la protection de la vie sauvage. » (Nicolas Casaux, « Les marchands d’illusions vertes occidentaux, des USA à la France, de Bill McKibben à Cyril Dion », février 2020)
Tant que l’on ne remet pas en question le caractère industriel de la production, la « démocratie directe », ou toute autre forme de consultation des populations, ne pourra jamais servir qu’à aménager le capitalisme industriel, à le repeindre en vert. Si la propriété privée des moyens de production impliquait déjà une subordination des salariés aux employeurs dès le XIXe siècle, de nos jours, cette subordination n’est plus seulement inscrite dans les formes juridiques de la propriété, mais surtout dans l’organisation même de la production. L’extrême division du travail, la complexité inouïe des machines, les ramifications gigantesques des réseaux d’approvisionnement, la technicité ultra sophistiquée des procédés mis en œuvre dans la production (autant que pour la consommation, d’ailleurs), etc. qui peut prétendre maîtriser un tant soit peu les tenants et aboutissants d’un tel mode de production ?
Le problème n’est pas que la production soit industrielle, car il est probablement impossible de produire de l’acier, par exemple, nécessaire à l’outillage le plus élémentaire et aux machines les plus simples, autrement que de manière industrielle. Mais cela implique des mines de charbon et de fer, des haut-fourneaux et des laminoirs, des usines avec leurs ouvriers et leurs ingénieurs, toute une industrie sidérurgique et mécanique qui impliquent un ensemble de tâches pénibles dans des conditions harassantes et une division du travail élargie. Pour autant une telle organisation pourrait fonctionner de manière démocratique à l’échelle d’une région, car elle implique aussi une division du travail à cette échelle (il faut nourrir les ouvriers, les vêtir, les loger, les distraire, etc.). C’était le projet du mouvement ouvrier révolutionnaire au XXe siècle.
Le problème aujourd’hui est que toute production tend à devenir industrielle, que tous les aspects de notre vie soient envahis par la marchandise, même les plus personnels et intimes. Et cela au détriment des capacités de production autonome des individus et des communautés. Qui produit ou connaît ceux et celles qui produisent ce qu’il mange, la maison où il habite, les habits qu’il ou elle porte – sans parler des innombrables machines que nous utilisons maintenant ? Et donc toutes les décisions qui nous concernent directement dans nos existences sont prises par d’autres que nous, par les ingénieurs, les professionnels du marketing et de la publicité, les experts plus ou moins stipendiés par l’industrie, les chefs d’entreprises et les technocrates de l’État, etc. Bref, des gens qui sont loin de nous et hors de notre portée, tout autant que les processus matériels et productifs qu’ils mettent en œuvre pour nous vendre leur camelote. Dans ces conditions, la démocratie se limite nécessairement au choix de la couleur des emballages…
Si on veut bâtir une société réellement démocratique et écologique (et je pense que les deux vont nécessairement de pair, ils s’impliquent l’un et l’autre), je suis convaincu qu’il faut revenir en arrière. Non pas à un moment du passé qui serait défini comme idyllique et parfait – il n’y en a pas et je n’ai pas inventé la machine à voyager dans le temps ! – mais à des formes d’organisation techniques et sociales plus simples, plus à la portée de la maîtrise et compréhension de chacun. Lewis Mumford avait déjà eu le courage de dire ça dans les années 1960 : « Les avantages authentiques que procure la technique basée sur la science ne peuvent être préservés qu’à condition que nous revenions en arrière, à un point où l’homme pourra avoir le choix, intervenir, faire des projets à des fins entièrement différentes de celles du système. » (« Technique autoritaire et technique démocratique », Discours prononcé à New York, le 21 janvier 1963)
Cela va un peu plus loin que la « décroissance », qui se limite trop souvent à la question de la consommation : il faudrait consommer moins de marchandises pour extraire moins de ressources sur une planète finie (l’écologie est réduite à un problème de physique) ; d’où le côté parfois un peu moralisateur et l’appel à « décoloniser nos imaginaires » (la société est réduite à un problème de psychologie individuelle). Les tenants de la « décroissance » se préoccupent trop peu à mon goût de la production et de ce que cela implique en termes d’organisation politique et sociale, au sens large.
Nicolas Casaux : J’aurais dû commencer par : que devrait être l’objectif primordial à atteindre (pour nous humains, individuellement et/ou collectivement) ? Préparer l’effondrement de la civilisation industrielle capitaliste ? Ou travailler à sa réforme, à l’élaboration des processus qui pourraient-pourront la rendre soutenable/démocratique ? Viser une espèce de « sortie du capitalisme », une reconfiguration/déconstruction plus ou moins radicale de l’organisation sociale dominante, de la civilisation industrielle (en comptant sur des insurrections plus ou moins révolutionnaires) ? Ou, toute réforme ou sortie (même relativement) organisée de la civilisation industrielle et du capitalisme étant strictement impossible, viser leur destruction, afin de sauver ce qui peut l’être de ce qu’il reste du monde, d’enrayer le plus tôt possible sa destruction (ce que prône un Théodore Kaczynski par exemple) ? Ou autre chose encore ?
Bertrand Louart : Autrement dit, « Que faire ? » comme demandait déjà un Lénine il y a cent ans !
Le problème est que la puissance de la société capitaliste et industrielle est telle que pour le moment, il semble bien difficile non seulement de l’arrêter mais même simplement de la réformer. Le rapport de force n’est clairement pas en faveur de ceux et celles qui veulent aujourd’hui « sortir du capitalisme », quoi qu’on entende par là.
J’ai lu quelque part que « il faut 25 000 heures de travail physique humain pour produire la même quantité d’énergie contenue dans un seul baril de pétrole (160 litres). La puissance générée par la consommation d’énergie moyenne d’un Européen équivaut au travail de 500 esclaves humains. » Cela donne une idée de la puissance dont disposent les États et l’Économie (et donc les classes dominantes) pour continuer d’imposer le présent ordre des choses, et aussi et surtout de la dépendance dans laquelle chacun de nous se trouve maintenant à l’égard de ce système. Les collapsologues nous diront certainement que ce système va bientôt s’effondrer du fait de la limitation des ressources ; les marxistes du siècle dernier nous avaient déjà dit que le système allait bientôt s’effondrer sous le poids de ses contradictions internes (entre le développement des forces productives et les rapports de production, etc.). Tous ces gens sont des progressistes au pire sens du terme : ils attendent de l’avenir la solution des maux du présent, c’est-à-dire laissent pourrir la situation au profit du système finalement (voir ma critique des ouvrages de Servigne & Co : Bertrand Louart, « La collapsologie : start-up de l’happy collapse », 2019).
Pourtant, en ce moment, il y a des mouvements sociaux et des mobilisations écologiques partout dans le monde. La gestion néolibérale du capitalisme plonge énormément de gens dans la précarité, le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité montrent de manière évidente que le système n’est pas viable. Mais ce qui me frappe, c’est qu’il n’y a aucun idéal social qui s’affirme en contrepoint de l’ordre existant. J’ai l’impression – et j’espère que la suite me donnera tort ! – que la grande majorité ne remet pas en question la marchandise et les rapports sociaux qui vont avec : on veut « continuer comme avant » avec une meilleure répartition du gâteau, avec une gestion durable des ressources ; on veut les avantages du système sans les inconvénients, la marchandise sans les nuisances qui vont avec. Or, tant que l’on ne rompt pas radicalement avec l’imaginaire dominant (et des dominants), on s’expose à une reprise en main autoritaire de la société, une sorte de réforme par le haut, qui donnerait un minimum de sécurité aux pauvres en échange de leur soumission ; le revenu universel serait une bonne solution en ce sens, avec les contreparties en termes de contrôle social, bien sûr, du genre social ranking écolo et social où chacun surveille tout le monde et réciproquement et vérifie que l’on se conforme bien aux injonctions du politically & ecologically correct (cf. Mara Hvistendahl, Bienvenue dans l’enfer du social ranking, 2018). Et donc, s’il y a quelque chose à faire aujourd’hui, c’est bien d’affirmer une rupture avec cet imaginaire marchand, industrialiste et progressiste, et créer partout où c’est possible des lieux où d’autres valeurs sont pratiquées.
Contrairement à ce que croient et font accroire les insurectionnalistes, les révolutions ne sortent pas de nulle part. La révolution espagnole de 1937, par exemple, est le produit d’imaginaires et de pratiques anarchistes qui ont été diffusés dans la société durant des dizaines d’années auparavant, grâce à des revues, des pièces de théâtre, des organisations syndicales, des écoles alternatives, des cours du soir, des caisses de grève, etc. Le tout émanant de la base, des classes ouvrières et populaires. Et si cette révolution a été vaincue, c’est moins à cause du talent stratégique des fascistes, que du fait de la duplicité des staliniens (c’est bien connu, voir Georges Orwell, Hommage à la Catalogne, 1938) mais aussi — c’est moins connu — des compromissions des intellectuels anarchistes. Contre les aspirations de la base, ces derniers se sont ralliés à l’imaginaire industrialiste et ont subordonné la révolution au « développement des forces productives », reconduisant ainsi les rapports sociaux hiérarchiques et oppressifs propre au capitalisme. Les classes ouvrières et populaires voulaient réaliser la révolution tout de suite et étaient bien conscientes de ce que cela impliquait en termes d’organisation de la production et d’organisation sociale : « Nous proposons au monde ouvrier le retour à un point de départ perdu : la commune libre. Et à partir de cette base naturelle [sic] nous structurerons la vie nouvelle, à partir d’une répartition des instruments mécaniques réellement utiles, en reliant le développement agricole des communes à ses dérivés industriels en fonction des besoins locaux précis. C’est-à-dire que l’industrialisation sera strictement restreinte aux produits qui vont avec une vie simplifiée où les besoins de l’esprit ont davantage d’espace et de temps pour se cultiver[1]. » C’est cela que je propose de commencer d’essayer à faire dès aujourd’hui : la réappropriation de notre subsistance et des formes d’organisation sociales et politiques à notre portée. L’idée est simple, il s’agit de reprendre en mains autant qu’il est possible notre existence ici et maintenant, et cela ne peut se faire que collectivement et sur une base égalitaire.
Nicolas Casaux : À ce propos, je voudrais revenir sur une chose que tu avances dans ton avant-dernière réponse : tu affirmes, en parlant d’une production industrielle d’acier, qu’une « telle organisation pourrait fonctionner de manière démocratique à l’échelle d’une région ». « Pourrait », au conditionnel donc. C’est très hypothétique. L’échelle à laquelle une démocratie, une vraie démocratie, est possible, n’est sans doute pas déterminable d’une manière précise. Elle dépend de circonstances, de beaucoup de facteurs différents. Pour Mumford, que tu cites : « la démocratie est une invention de petite société. Elle ne peut exister qu’au sein de petites communautés. […] La démocratie requiert des relations de face-à-face, et donc des communautés de petites tailles, qui peuvent ensuite s’inscrire dans des communautés plus étendues, qui doivent alors être gouvernées selon d’autres principes. »
Peut-être qu’une industrie de l’acier pourrait s’organiser, démocratiquement, à l’échelle d’une région. Et peut-être pas. Personnellement, je pense que ce serait très difficile. En outre, tu affirmes qu’une industrie de l’acier est en quelque sorte une nécessité fondamentale de l’existence humaine, parce que l’acier serait « nécessaire à l’outillage le plus élémentaire et aux machines les plus simples ». Tu n’es pourtant pas sans savoir que l’humanité a survécu fort longtemps sans industrie de l’acier, que beaucoup de sociétés ont prospéré, ont vécu très longtemps sur un même territoire, sans le détruire, en se passant très bien de toute industrie, y compris d’industrie de l’acier, sans « mines de charbon et de fer », sans « haut-fourneaux et […] laminoirs », sans « usines », sans « ingénieurs ». Et que de telles sociétés n’étaient pourtant pas dépourvues « d’outillage élémentaire ». Considérer qu’une industrie de l’acier est nécessaire, c’est donc déjà plus que discutable.
Bertrand Louart : Je ne sais pas si industrie de l’acier est « une nécessité fondamentale de l’existence humaine », comme tu dis. Je dirais plutôt que ça aide beaucoup d’avoir de bons et solides outils dans plein de domaines de la production.
Je suis menuisier depuis maintenant plus de 20 ans. Pour l’outillage à main, je sais que par le passé les forgerons de villages étaient capables de produire de l’outillage parfois de très bonne qualité à partir du fer, mais qu’il fallait souvent réaffûter. En ce qui concerne les machines-outils pour le travail du bois, elles sont contemporaines de la révolution industrielle : elles sont mises au point et commercialisées dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que l’industrie sidérurgique est déjà bien développée.
Les machines-outils en charpente, menuiserie, ébénisterie ou encore lutherie permettent d’exécuter des tâches fastidieuses et harassantes très rapidement. Jusqu’au début du XXe siècle, il y avait encore des scieurs de long dans les campagnes, qui sciaient les grumes (tronc d’arbre coupé et ébranché) pour en faire des planches : un au-dessus et un en dessous, à la force des bras, ils sciaient toute la journée et le soir réaffûtaient leurs lames. Je ne sais pas si tu as déjà essayé de raboter une planche avec un rabot manuel : à condition qu’il n’y ait pas de nœuds dans la pièce de bois (sinon, ils désaffûtent rapidement la lame et on arrache la fibre dans le contrefil), on chope vite le coup de main et ça peut être agréable, mais c’est épuisant ! Avec une scie à ruban, une dégauchisseuse et une raboteuse, ces opérations de transformation primaire peuvent être réalisées en quelques minutes et de manière parfaite. Je crois qu’il n’y a pas beaucoup de menuisiers qui voudraient s’en passer de nos jours !
Ces machines sont très simples mécaniquement (du moins dans leur principe, les constructeurs les compliquent à loisir de nos jours), et pour peu qu’elles soient bien entretenues, elles peuvent durer très longtemps. Dans l’atelier où je travaille, on a une dégauchisseuse qui date de 1950 (voir photo). On a changé les roulements à billes du cylindre qui porte les lames (au centre de la machine), il y a 5 ans. C’est difficile de savoir s’ils étaient d’origine, et sinon combien de fois ils ont été changés. Quoi qu’il en soit, c’est une machine qui a 70 ans et qui peut encore fonctionner assez bien durant au moins les 70 prochaines années. Bien sûr, cela implique que l’on produise encore des lames et des roulements à billes. Au passage, le roulement à billes est une grande invention qui permet de réduire considérablement les frottements (et donc la dépense d’énergie) dans tous les essieux et autres dispositifs mécaniques mobiles. Mais ce sont des pièces de précision, qui ne supportent pas la médiocrité d’exécution : il faut impérativement les produire de manière industrielle. Bien entretenus, ils peuvent durer entre 20 et 30 ans, voire plus.
Bien sûr, on peut se passer de meubles, de charrettes, de maisons, etc. Comme tu le dis, beaucoup de peuples ont vécu ainsi et cela jusqu’à une époque pas si lointaine. Donc en effet, une industrie de l’acier n’est pas absolument nécessaire à l’existence humaine.
Tout dépend de la manière dont on veut vivre et du travail social que l’on est prêt à y investir. Le grand problème, c’est que dans l’histoire de toutes les civilisations, ce sont les classes dominantes qui ont répondu à ces questions en imposant leur manière de voir et en confisquant une grande partie du travail social pour réaliser leurs vues en la matière. Pour autant faut-il rejeter, avec la domination, tout l’héritage de la civilisation ? Je ne le pense pas.
Il me semble plus intéressant, dans les circonstances actuelles, de faire ce que préconisait Simone Weil : « de séparer, dans la civilisation actuelle, ce qui appartient de droit à l’homme considéré comme individu et ce qui est de nature à fournir des armes contre lui à la collectivité, tout en cherchant les moyens de développer les premiers éléments au détriment des seconds » (S. Weil, Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociales, 1934). Et donc d’effectuer un tri, sur la base de « l’inventaire exact de ce qui dans les immenses moyens accumulés, pourrait servir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourra jamais servir qu’à la perpétuation de l’oppression » (Revue Encyclopédie des Nuisances n°1, « Discours préliminaire », novembre 1984).
Il est évident qu’une centrale nucléaire, vu la quantité de travail social qu’elle nécessite, la concentration de la puissance qu’elle réalise et la forme très hiérarchisée du pouvoir politique qu’elle suppose (sans parler des nuisances biologiques qu’elle impose avec l’inévitable dissémination des radio-éléments) « ne pourra jamais servir qu’à la perpétuation de l’oppression » (cf. mon texte « ITER ou la fabrique d’absolu »).
Ça devrait l’être aussi pour bien d’autres industries, comme l’électronique et l’informatique ou l’agro-alimentaire par exemple. La seconde entrainant la déforestation, la destruction de la biodiversité – l’exploitation de la faune sauvage dans les anciennes forêts primaires engendrant la dissémination de virus pathogènes (cf. les travaux de Rob Wallace) – et la première permettant les satisfactions virtuelles d’une vie confinée dans les centres urbains et industriels… Parfaite synergie !
Mais ce n’est pas parce que la production industrielle et ses machines ont accaparé toute production aujourd’hui qu’il faut se passer en tout et pour tout de toute production industrielle et de toutes les machines. Ce qui est certain, c’est que à partir du moment où le pillage et l’importation massive d’énergie fossile cessent, énormément de machines que l’on utilise actuellement ne peuvent plus fonctionner. La production et l’emploi de machines sera à reconsidérer totalement, en fonction de l’énergie qu’est capable de produire la société, localement et avec les ressources renouvelables. Or, cette tâche constitue autant de travail social soustrait aux activités élémentaires et immédiates de subsistance de la communauté. L’utilisation des machines ne peut être considérée comme utile ou avantageuse que dans la mesure où le travail social qu’elles mobilisent reste inférieur à celui qu’elles épargnent par leur usage. Or, il est loin d’être évident que ce rapport soit toujours et systématiquement en leur faveur, contrairement à ce que croient les progressistes qui oublient que l’énergie doit elle-même être produite (voir José Ardillo, Les illusions renouvelables, Énergie et pouvoir: une histoire, 2015).
D’autant que la plupart des machines sont actuellement conçues de manière à privilégier la puissance au détriment du rendement : on mobilise et on gaspille toutes les ressources possibles (et notamment les énergies fossiles) pour obtenir le plus rapidement un résultat net et précis. C’est évidemment tout le contraire qu’il faudrait faire : privilégier le rendement au détriment de la puissance, utiliser au mieux les ressources locales et que l’on produit soi-même, démultiplier l’activité autonome des humains et de la nature, afin d’obtenir un résultat satisfaisant sur le long terme. Autrement dit, la manière dont on conçoit les machines et la technique est à revoir de fond en comble afin d’y intégrer une attention aux ressources sociales autant que naturelles qu’elles mobilisent. De ce point de vue, il est certain que la traction animale est beaucoup plus efficace dans la plupart des situations qu’un moteur à explosion.
Une telle approche, en tout cas, encouragerait l’inventivité de chacun et de chacune et favoriserait la pluralité des systèmes techniques plutôt qu’une technologie monolithique, venue d’en haut, conçue par une caste d’ingénieurs qui ont intériorisé les exigences et les présupposés de l’industrie et qui contribuent, par leurs choix techniques, à les relayer et à les imposer à toute la société.
Nicolas Casaux : Merci pour cet entretien. Cela dit, pour rebondir une dernière fois sur ta réponse : je n’ai pas parlé de « rejeter, avec la domination, tout l’héritage de la civilisation », j’ai juste posé la question de savoir si une industrie de l’acier pouvait être démocratique, ce qui rejoint d’ailleurs en partie la citation de Weil que tu rapportes, mais disons que la question demeure ouverte, même si, à mes yeux, « des mines de charbon et de fer, des haut-fourneaux et des laminoirs, des usines avec leurs ouvriers et leurs ingénieurs, toute une industrie sidérurgique et mécanique qui impliquent un ensemble de tâches pénibles dans des conditions harassantes et une division du travail élargie », c’est difficilement démocratique ; en outre, on dispose de meubles, de charrettes et de maisons depuis bien avant l’avènement de l’industrie de l’acier. Quoi qu’il en soit, ceux que les sujets discutés ici intéressent sont invités à prolonger la réflexion en consultant le très bon blog tenu par Bertrand : https://sniadecki.wordpress.com/
- Journal Tierra y Libertad, 18 juillet 1931. Cité dans Myrtille Gonzalbo, giménologue, Les Chemins du communisme libertaire en Espagne, 1868–1937, vol. II, “L’anarcho-syndicalisme travaillé par ses prétentions anticapitalistes, 1910-juillet 1936” éd. Divergences, 2018, p. 156. Sur l’opposition entre “communalistes” et “industrialistes”, voir le chapitre 5. ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage