Nicolas Klein, actuellement doctorant en espagnol à l’université d’Aix-Marseille, est agrégé d’espagnol et ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon. Il s’est spécialisé dans l’histoire, la culture et l’actualité du monde hispanique, tout particulièrement de l’Espagne. Contributeur des revues Conflits et Perspectives Libres, il anime un site interne sur l’actualité espagnole : https://actualiteespagnole.wordpress.com
R/ Avec plus de 25 000 morts, l’Espagne est un des pays européens les plus touchés par l’épidémie de Covid-19. Comment expliquer l’ampleur de la crise sanitaire chez notre voisin ?
Le problème est avant tout politique. Certes, le système de santé publique espagnol a été pris de court par l’ampleur de l’épidémie et surtout par la nature des complications que peut entraîner le coronavirus – ce qui exige une capacité de réponse rapide et massive en termes de lits dans les unités de soins intensifs et de respirateurs.
Cependant, n’importe quel système hospitalier sur la planète serait rapidement dépassé par les événements en de pareilles circonstances. Et il ne faut pas oublier qu’en dépit de coupes budgétaires dans les années 2008-2014, la santé publique outre-Pyrénées est l’une des meilleures en Europe (et, partant, au monde). Lesdites coupes ont d’ailleurs été largement compensées depuis par de nouveaux investissements. L’espérance de vie des Espagnols (l’une des plus élevées au monde), le taux très faible de morts évitables dans le pays et un très bon résultat dans de nombreux classements internationaux attestent de la qualité du réseau hospitalier de notre voisin ibérique.
Si je dis que le problème est d’abord politique, c’est parce que le gouvernement de coalition de Pedro Sánchez, composé de ministres socialistes et de « gauche radicale », a commencé par minimiser et nier l’envergure de la pandémie. Un énorme retard a été pris alors qu’il a été prouvé que l’exécutif espagnol savait ce qui se déroulait en Chine puis en Italie et a refusé de prendre les devants. Dans les dernières semaines de février 2020, la présidente régionale de la Communauté de Madrid, la conservatrice Isabel Díaz Ayuso, a demandé à de nombreuses reprises à l’État central d’agir face à l’épidémie qu’elle voyait monter dans sa région – elle n’a jamais été entendue.
De même, à la veille des manifestations féministes du 8 mars dernier, Pedro Sánchez était pressé de toutes parts d’annuler les marches et rassemblements dans tout le pays en raison du danger qui guettait déjà les Espagnols. À cette époque, deux communautés autonomes espagnoles (le Pays basque et La Rioja) souffraient déjà des conséquences dramatiques du coronavirus. Mais, pour des raisons purement idéologiques et médiatiques, l’exécutif a refusé de suspendre ces manifestations.
Une fois qu’il a pris la mesure de la situation, le gouvernement Sánchez a eu tout le mal du monde à organiser une réponse cohérente et efficace. Et comme le système sanitaire espagnol est très décentralisé depuis les années 90-2000, en assumer la gestion depuis Madrid à titre provisoire s’est avéré plus complexe que prévu – surtout quand il s’est agi de faire face aux mensonges et à la mauvaise volonté de certains, à l’image du président régional catalan, Joaquim Torra.
À la désorganisation, il faut ajouter l’amateurisme dans les décisions prises par la suite – achats de masques défectueux à des intermédiaires peu fiables (et connus comme tels), changements constants dans les mesures prises, annonces de dernière minute – et la volonté mal dissimulée de politiser la crise pour attaquer l’opposition.
R/ Le modèle économique espagnol avait déjà connu une profonde remise en cause à la suite de la crise économique de 2008. Quelles sont les causes de cette fragilité économique ?
Il existe une très abondante littérature en Espagne sur les faiblesses et limites économiques du pays. Ce n’est pas ici que je vais révolutionner la compréhension de ces phénomènes ou tous les expliciter un par un.
Je peux en revanche pointer quelques éléments qui me semblent importants :
- l’appartenance à la zone euro (monnaie manifestement inadaptée à l’économie espagnole car surévaluée par rapport à l’ancienne peseta) ;
- le dogme du libre-échange, qui va de pair avec l’intégration à l’Union européenne ;
- les problèmes d’adaptation du marché du travail, grevé par une multiplicité de contrats d’embauche possibles, une précarité patente pour nombre d’employés ou d’indépendants (autónomos), une capacité à créer de l’emploi rapidement mais aussi à le détruire tout aussi vite, un fort pourcentage d’autoentrepreneurs très vulnérables face aux secousses du marché ;
- un éclatement de l’Espagne en dix-sept marchés différents (autant qu’il existe de communautés autonomes dans le pays) avec des lois et règlements spécifiques pour chacun ;
- une concurrence féroce entre lesdites autonomies, ce qui ne favorise pas une réponse unitaire aux crises ;
- une difficulté des entreprises espagnoles (surtout des PME) à exporter massivement et régulièrement, ce qui les rend extrêmement sensibles à l’effondrement interne de la consommation ;
- une incapacité récurrente des décideurs politiques à prendre des mesures à même de protéger l’emploi et le fabricado en España (made in Spain).
R/ Les poussées séparatistes en Catalogne ont-t-elles provoqué une remise en cause de l’idée même de nation pour l’ensemble des Espagnols ? Comment l’unité nationale est-t-elle aujourd’hui perçue par la population espagnole ?
La crise séparatiste catalane, qui débute à proprement parler au tournant des années 2011-2012, est la conséquence malheureusement logique d’une série de facteurs nocifs, identifiés comme tels par certains observateurs dès les années 80-90 : transferts toujours plus poussés de compétences et de crédits vers les communautés autonomes ; affaiblissement croissant de l’État central, qui s’est délesté volontairement (et pour des raisons bassement politiciennes) d’éléments-clé (comme l’enseignement public ou la santé) ; insincérité et déloyauté profonde des élites dans certaines régions (en particulier la Catalogne, mais pas seulement) ; mainmise de ces élites régionales sur les médias publics et le discours officiel ; discours haineux de plus en plus marqué chez ces mêmes élites et leurs relais d’opinion, stipendiés sur les deniers publics.
En somme, ce que l’on appelle outre-Pyrénées le « défi séparatiste » (desafío separatista) ou « souverainiste » (desafío soberanista) est au confluent de la lâcheté de l’État central et des basses œuvres des autorités de plusieurs communautés autonomes.
Son ampleur a toutefois abasourdi bon nombre de citoyens espagnols, qui ont d’abord assisté, médusés, aux développements toujours plus dangereux de l’indépendantisme catalan, entre 2012 et 2017. C’est lors de cette dernière année qu’ils se sont mis à réagir, aussi bien en Catalogne que dans les autres communautés autonomes espagnoles, notamment en manifestant dans la rue et par d’autres moyens leur attachement à l’idée d’une Catalogne espagnole.
Aujourd’hui, beaucoup ont conscience de la gravité du problème et ont à cœur de défendre l’unité de leur pays. Cette question n’est pas uniquement liée à une « fierté nationale » plus ou moins bien placée, ni même à l’attachement « vide » à des symboles mais avant tout à la revendication d’un passé, d’un présent et d’un avenir communs ainsi qu’à une volonté d’assurer l’égalité entre tous – une notion totalement oubliée et bafouée par les sécessionnistes.
R/ Entre dépeuplement, chômage et corruption, des régions entières semblent mourir lentement. Existe-t-il une « Espagne périphérique » au sens de la « France périphérique » de Christophe Guilluy ?
Tout à fait – et je crois que c’est le cas pour tous les pays du monde, à des degrés divers bien entendu.
Notre voisin ibérique présente à ce sujet un « paradoxe » : cette Espagne périphérique au sens où l’entend Christophe Guilluy se situe plutôt dans le centre géographique du pays (mais pas seulement). Il s’agit, pour schématiser, d’une bonne partie de la Castille-et-León et de la Castille-La Manche, de l’Estrémadure, du Sud de l’Aragon, du Nord de l’Andalousie, de certaines zones de l’ouest de la Catalogne et du nord de la Communauté de Valence et même, plus au nord, des Asturies et d’une portion de la Galice.
L’on peut assimiler cette « Espagne périphérique » à l’idée d’« Espagne vide » (España vacía) ou « vidée » (España vaciada), qui s’est imposée dans le débat public de notre voisin pyrénéen. De telles expressions désignent des régions dépeuplées, mal connectées au reste du pays, vieillissantes, dont l’avenir semble incertain, dont les jeunes partent dès qu’ils le peuvent pour rejoindre les grandes métropoles (principalement Madrid, Barcelone, Valence, Séville, Málaga, Valladolid, Bilbao ou encore Vigo) et qui crient aujourd’hui leur désespoir. Elles tentent de s’organiser pour trouver des solutions par elles-mêmes mais demandent aussi (et c’est bien normal) le soutien matériel et financier de l’État central. Ces provinces ont de gros atouts historiques, touristiques, naturels et humains à faire valoir.
Certaines pensent qu’en redessinant les contours des communautés autonomes existantes et se constituant en régions administratives à part entière, elles pourront mieux se développer – je pense en particulier à de récentes demandes en ce sens de la part des trois provinces qui forment le León historique (León, Zamora et Salamanque). Cette solution me paraît néanmoins assez dangereuse et illusoire.
Cette « Espagne vide » est l’un des principaux défis auxquels doit répondre la nation espagnole aujourd’hui.
R/ Entre grand large et continent, la géopolitique espagnole est écartelée. Comment l’Espagne se place-t-elle face aux enjeux internationaux du début du xxie siècle ? L’espace hispanophone est-t-il une force géopolitique en devenir ?
D’un point de vue diplomatique, l’Espagne me semble à l’heure actuelle effrayée et étonnée par les grandes transformations politiques et géopolitiques en cours sur la planète. Notre voisin ibérique cherche pour l’essentiel à ne pas « faire de vagues », à être apprécié du plus grand nombre de pays possibles et à s’engager dans un multilatéralisme que je crois assez sincère – notamment par le biais de l’Union européenne et de l’ONU.
C’est aussi dans ce cadre qu’il faut comprendre son engagement au sein d’une Hispanité (on préfère généralement ce terme à « Hispanophonie », qui est peu employé) dont elle veut être l’un des meneurs, tant d’un point de vue politique qu’économique ou culturel.
Elle a développé de nombreux outils en ce sens au cours des dernières décennies. Toutes ses initiatives n’ont pas été couronnées de succès mais elles me paraissent généralement aller dans le bon sens. Je crois en tout cas qu’elle doit parier plus résolument sur sa dimension atlantique, pacifique (via l’entente avec des pays comme le Mexique, la Colombie, le Pérou et le Chili) et, par conséquent, mondiale.
Notre voisin pyrénéen est avant tout une nation tournée vers la mer, même si elle a eu une influence historique considérable sur le continent européen. C’est, me semble-t-il, sa vocation et sa planche de salut, surtout avec plus de 550 millions de locuteurs de l’espagnol sur la planète.
R/ Quels sont les grands débats qui traversent le monde intellectuel et politique espagnol ?
Comme vous pouvez l’imaginer, ils sont nombreux ! Outre ceux que j’ai déjà mentionnés dans les réponses précédentes, je pourrais en établir une liste rapide :
- la problématique écologique (comment assurer le bien-être général tout en évitant de consommer plus de ressources que ce que la Terre peut nous donner) ;
- le développement du soft power espagnol, notamment par la langue et les productions culturelles (en ce sens, le succès croissant à l’international des séries et films réalisés en Espagne est un excellent signe) ;
- l’essence même de ce qu’est la res publica, la chose publique, c’est-à-dire l’administration en commun du pays (indépendamment de la forme républicaine ou monarchique de l’État) et la prise de décision par tous et dans l’intérêt de tous ;
- la réflexion sur l’utilité et la nature actuelle des partis politiques, qui sont en grande partie responsables des fléaux que connaît le pays ou de l’absence de cap clairement défini pour en venir à bout.
Rien qui ne soit exclusivement espagnol, donc, mais le tout dans un contexte spécifique, bien sûr.
R/ De Podemos à Vox, le « populisme » semble avoir pris plusieurs formes en Espagne. Comment expliquer l’émergence de cette diversité d’expressions politiques ? Cela pourrait-il aboutir, avec « l’après-Covid-19 » à de nouveaux mouvements ?
Tout dépend de ce que l’on appelle « populisme » et je ne crois pas qu’il m’appartienne de définir ce concept un peu fourre-tout ici même.
Je pense cependant que l’émergence rapide (et l’essoufflement parfois tout aussi rapide – les formations Citoyens et Podemos en sont l’exemple frappant) de nouvelles formations politiques nationales outre-Pyrénées doit beaucoup à l’insatisfaction des citoyens espagnols face à l’offre partisane traditionnelle. Bien qu’il continue à dominer, le vieux bipartisme PSOE (social-démocratie) – PP (démocratie chrétienne) a beaucoup perdu de sa superbe, entre incompétence, inefficacité, indécence et corruption.
D’un côté, l’on pourrait dire que l’apparition de ces nouveaux partis est un signe de vitalité démocratique et sociale. De l’autre, l’on peut tout aussi bien affirmer qu’ils traduisent un malaise politique, idéologique et « moral » profond dans le pays.
Nous avons maintenant quelques années de recul pour bien mesurer à quel point la multiplication des partis au Parlement national (Cortes Generales) n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. Ils contribuent le plus souvent à renforcer la « cuisine politicienne » existante et à brouiller l’expression populaire.
Cela vaut aussi pour la formation de « droite radicale » ou d’extrême droite Vox, qui a au fond les mêmes caractéristiques « adolescentes » que Podemos (colère permanente, contestation souvent stérile, embardées idéologiques multiples, difficultés à assumer le gouvernement et préférence naturelle pour l’opposition). Le succès du parti de Santiago Abascal me semble cependant intéressant dans le sens où personne n’aurait misé sur les bons résultats électoraux d’une formation classée à l’extrême droite en Espagne il y a encore trois ans. Le pays semblait même « immunisé » face à la poussée de ce type de formations, que l’on observait partout.
Il est pour le moment difficile de dire si l’après-covid va réserver des surprises ou pas. Je crois que ces dernières surviendront plutôt à moyen ou long terme, lorsque l’épidémie sera vraiment résorbée (ou en voie de l’être) et que la crise économique induite par l’arrêt de l’activité à partir de mars dernier aura montré sa véritable ampleur.
Un grand merci pour vos réponses
A lire : Nicolas Klein, Comprendre l’Espagne d’aujourd’hui, Editions Ellipses, 312 pages, 19, 90 euros.
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