Désormais immanquablement présentée par nos dirigeants — au travers d’une de ces splendides inversions des réalités dont ils ont le secret — comme une célébration du travail, de la servitude moderne qu’ils imposent, cette journée, dont les origines sont ouvrières et anarchistes, instaurée en mémoire du massacre de Haymarket Square du 4 mai 1886, découle historiquement d’une opposition au travail tel qu’il est défini et imposé par le capitalisme et l’État. Ce 4 mai 1886, un rassemblement et une marche sont organisés à Chicago, en protestation contre la violente (meurtrière) répression policière que subissent les ouvriers. Plusieurs anarchistes prennent la parole, dont Albert Richard Parsons. En fin de journée, les policiers chargent, tentant de disperser le rassemblement. Une bombe est lancée au milieu des agents, qui se mettent à ouvrir le feu sur la foule. Plusieurs civils et policiers sont tués.
Après cette échauffourée, en guise de vengeance, sept hommes sont arrêtés, accusés des meurtres (de policiers) de Haymarket. August Spies, George Engel, Adolph Fischer, Louis Lingg, Michael Schwab, Oscar Neebe et Samuel Fielden. Un huitième nom s’ajoute à la liste quand Albert Parsons se livre à la police. Le 19 août, au terme d’un procès particulièrement inique, tous sont condamnés à mort, à l’exception d’Oscar Neebe qui écope de 15 ans de prison. Un vaste mouvement de protestation international se déclenche — on apprendra, ultérieurement, que tous les accusés étaient innocents. Les peines de mort de Michael Schwab, Oscar Neebe et Samuel Fielden sont commuées en prison à perpétuité (ils seront tous les trois graciés le 26 juin 1893). Louis Lingg se suicide en prison. Quant à August Spies, George Engel, Adolph Fischer et Albert R. Parsons, ils sont pendus le 11 novembre 1887. Les capitaines d’industrie furent invités à assister à la pendaison.
Au cours du procès, Albert Richard Parsons prononce un discours intitulé « Nous voulons la liberté pour l’esclave » (We Seek Liberty for the Slave), qui pourrait bien avoir été écrit hier soir, et dont voici quelques extraits (traduits par mes soins, à partir du discours original, en anglais, que vous pouvez lire ici) :
« Je sais ce que la vie réserve aux masses. J’étais des leurs. Je dormais dans leurs mansardes, et vivais dans leurs clapiers. Je les ai vus travailler et mourir. Je travaillais avec des filles en usine — qui se prostituaient, parce qu’elles ne pouvaient pas gagner assez pour vivre. Je voyais des femmes malades à cause du surmenage, brisées dans leur corps et dans leur esprit à cause de la vie qu’elles étaient obligées de mener. J’ai vu des filles de dix à quatorze ans travailler pour une somme dérisoire. J’ai vu comment leur moral était détruit par le langage grossier et vil et le mauvais exemple de leurs ignorants collègues de travail, qui les conduisaient elles-aussi sur ce même chemin de la misère, et en tant qu’individu je ne pouvais rien faire. J’ai vu des familles affamées et des hommes valides travailler jusqu’à la mort.
[…] Avant tout, notre perspective, celle des anarchistes, considère que tout gouvernement est despotisme ; que le gouvernement est une organisation d’oppression, et que la loi, le droit, est son agent. L’anarchie est anti-gouvernements, anti-dictateurs, anti-patrons et anti-dirigeants. L’anarchie est la négation de la force ; l’élimination de toute autorité dans les affaires sociales ; la négation de la domination d’un homme sur un autre. C’est le partage des droits, du pouvoir, des devoirs, également et librement entre tous les individus.
[…] Le travailleur dispose d’un droit naturel à la vie, et comme la vie est impossible sans moyens de production, le droit à la vie implique un droit égal à des moyens de production. Le droit légal du capitaliste est pratiquement l’affirmation selon laquelle un homme dispose d’un plus grand droit à la vie qu’un autre homme, puisqu’il nie l’égalité des conditions naturelles. Notre système social actuel est donc basé sur la légalisation du vol, de l’esclavage et du meurtre. L’ouvrier qui ne reçoit qu’une simple pitance comme fruit de son labeur est volé. L’ouvrier forcé de mendier du travail et de l’accepter à n’importe quelles conditions sous peine de mourir de de faim est un esclave. L’ouvrier incapable de trouver de travail mais trop fier pour mendier, voler ou devenir pauvre, est assassiné au travers d’une lente privation.
[…] Dire à l’esclave : “tu es libre de penser que tu devrais être libre, mais tu n’as pas le droit d’être libre”, quelle farce ! Me forcer à travailler et à souffrir pour votre bien, puis me consoler en me disant que je suis libre de penser ce que je veux, c’est une insulte à la liberté. C’est le fruit de l’autorité, de la force, du gouvernement.
[…] L’état présent de la société se fonde sur — et est garanti et perpétué — par l’usage de la force. Le système capitaliste d’aujourd’hui ne tiendrait pas vingt-quatre heures sans les baïonnettes et les matraques de sa milice et de sa police.
[…] Les travailleurs sont sans pays. Partout, ils sont dépossédés, et l’Amérique ne fait pas exception. Les esclaves salariés sont les larbins des riches dans tous les pays. […] À l’avenir, les travailleurs ne combattront que pour leur propre défense, et ne travailleront que pour eux-mêmes et non pour un autre. Tous les gouvernements sont des conspirations visant à asservir les travailleurs.
Examinez donc la moralité du système capitaliste. Dans le système capitaliste, tout est à vendre. L’amour, l’honneur, la liberté, tout est à vendre ; tout a son prix, dans ce système marchand moderne ; le profit et la perte ; […] et cela incite chaque homme à être un menteur et un hypocrite. On apprend aux hommes à être hypocrites, à porter un masque, à mentir, à tout déformer. Aucun homme ne peut être honnête et réussir dans les affaires ou gagner de l’argent. C’est impossible. L’honnêteté est punie par la pauvreté, tandis que la malhonnêteté se délecte dans tous les luxes. »
Non, rien, vraiment, rien n’a changé, n’est-ce pas ?
Nicolas Casaux
Source: Lire l'article complet de Le Partage