Giraud, Janco­vici, Bihouix, etc. : Contre les experts et leur monde (par Nico­las Casaux)

Giraud, Janco­vici, Bihouix, etc. : Contre les experts et leur monde (par Nico­las Casaux)

« De nos jours, la civi­li­sa­tion de la méga­lo­pole appa­raît effec­ti­ve­ment condam­née. Il suffi­rait d’une erreur d’in­ter­pré­ta­tion concer­nant l’ori­gine de quelques taches inso­lites appa­rues sur un écran radar pour provoquer le déclen­che­ment d’une guerre nucléaire, suivie de la dispa­ri­tion de notre civi­li­sa­tion urbaine, ne lais­sant rien après elle sinon l’anéan­tis­se­ment des misé­rables réfu­giés survi­vants par la famine, les épidé­mies ou les cancers causés par le stron­tium 90. Alors les “experts”, aussi haute­ment quali­fiés que dépour­vus d’hu­ma­nité, qui préparent cette effroyable catas­trophe reste­raient seuls à établir les plans des construc­tions de l’ave­nir. »

— Lewis Mumford, La Cité à travers l’his­toire (1964)

« […] le […] spécia­liste, cet homme dimi­nué, modelé par la civi­li­sa­tion pour ne servir la ruche que d’une seule façon, avec une dévo­tion aveugle de fourmi. »

— Lewis Mumford, La Cité à travers l’his­toire (1964)

« Au contraire de la civi­li­sa­tion, qui à ses débuts avait besoin pour se consti­tuer de l’im­pul­sion de chefs, ce système auto­ma­tique fonc­tionne mieux avec des gens anonymes, sans mérite parti­cu­lier, qui sont en fait des rouages amovibles et inter­chan­geables : des tech­ni­ciens et des bureau­crates, experts dans leur secteur restreint, mais dénués de toute compé­tence dans les arts de la vie, lesquels exigent préci­sé­ment les apti­tudes qu’ils ont effi­ca­ce­ment répri­mées. »

— Lewis Mumford, Les Trans­for­ma­tions de l’homme (1956)

« La nouvelle aris­to­cra­tie était consti­tuée, pour la plus grande part, de bureau­crates, de savants, de tech­ni­ciens, d’or­ga­ni­sa­teurs de syndi­cats, d’ex­perts en publi­cité, de socio­logues, de profes­seurs, de jour­na­listes et de poli­ti­ciens profes­sion­nels. Ces gens, qui sortaient de la classe moyenne sala­riée et des rangs supé­rieurs de la classe ouvrière, avaient été formés et réunis par le monde stérile du mono­pole indus­triel et du gouver­ne­ment centra­lisé. Compa­rés aux groupes d’op­po­si­tion des âges passés, ils étaient moins avares, moins tentés par le luxe ; plus avides de puis­sance pure et, surtout, plus conscients de ce qu’ils faisaient, et plus réso­lus à écra­ser l’op­po­si­tion. »

— George Orwell, 1984 (1949)

« Dans tous les domaines, de l’éner­gie atomique à la méde­cine, des poli­tiques qui vont affec­ter la desti­née — et possi­ble­ment mettre un terme, dans son ensemble, à l’aven­ture — humaine, ont été formu­lées et impo­sées par des experts et des spécia­listes se dési­gnant et se régu­lant entre eux, en vase clos, exemp­tés de toute confron­ta­tion humaine, dont le seul désir de prendre ces déci­sions en toute respon­sa­bi­lité consti­tue la preuve de leur totale inap­ti­tude à le faire. »

— Lewis Mumford, Le Mythe de la machine : Le penta­gone du pouvoir (1970)

« Toute Ency­clo­pé­die qui prend pour objet le savoir humain sans commen­cer par affir­mer et par prendre pour base géné­rale ce fait que les hommes s’en trouvent socia­le­ment sépa­rés ne peut que parti­ci­per à cette soupe popu­laire de la culture, distri­bu­tion par les spécia­listes de frag­ments racor­nis de connais­sances surna­geant dans une bouillie d’idéo­lo­gie, qui parti­cipe elle-même de la repro­duc­tion de l’igno­rance, de son entre­tien pater­na­liste. »

— Jaime Semprun, Discours préli­mi­naire de l’En­cy­clo­pé­die des Nuisances (1984)

« La prise en compte des contraintes écolo­giques se traduit ainsi, dans le cadre de l’in­dus­tria­lisme et de la logique du marché, par une exten­sion du pouvoir techno-bureau­cra­tique. Or, cette approche relève d’une concep­tion […] typique­ment anti­po­li­tique. Elle abolit l’au­to­no­mie du poli­tique en faveur de l’ex­per­to­cra­tie, en érigeant l’État et les experts d’État en juges des conte­nus de l’in­té­rêt géné­ral et des moyens d’y soumettre les indi­vi­dus. L’uni­ver­sel est séparé du parti­cu­lier, l’in­té­rêt supé­rieur de l’hu­ma­nité est séparé de la liberté et de la capa­cité de juge­ment auto­nome des indi­vi­dus. Or, comme l’a montré Dick Howard, le poli­tique se défi­nit origi­nai­re­ment par sa struc­ture bipo­laire : il doit être et ne peut rien être d’autre que la média­tion publique sans cesse recom­men­cée entre les droits de l’in­di­vidu, fondés sur son auto­no­mie, et l’in­té­rêt de la société dans son ensemble, qui à la fois fonde et condi­tionne ces droits. Toute démarche tendant à abolir la tension entre ces deux pôles est une néga­tion du poli­tique et de la moder­nité à la fois ; et cela vaut en parti­cu­lier, cela va de soi, pour les exper­to­cra­ties qui dénient aux indi­vi­dus la capa­cité de juger et les soumettent à un pouvoir “éclairé” se récla­mant de l’in­té­rêt supé­rieur d’une cause qui dépasse leur enten­de­ment. »

— André Gorz, « L’éco­lo­gie poli­tique entre exper­to­cra­tie et auto­li­mi­ta­tion » (1992)

« On retrouve ici la thèse d’Alain Touraine, selon laquelle le conflit central n’op­pose plus le travail vivant et le capi­tal mais les grands appa­reils scien­ti­fiques, tech­niques, bureau­cra­tiques (qu’en souve­nir de Max Weber et de Lewis Mumford j’ap­pe­lais la méga­ma­chine bureau­cra­tique-indus­trielle) d’un côté, et de l’autre les popu­la­tions en rébel­lion contre la tech­ni­fi­ca­tion du milieu, la profes­sion­na­li­sa­tion et l’in­dus­tria­li­sa­tion des déci­sions et des actes de la vie quoti­dienne, les experts paten­tés qui vous dépos­sèdent de la possi­bi­lité de déter­mi­ner vous-même vos besoins, vos désirs, votre manière de gérer votre santé et de conduire votre vie. »

— André Gorz, « Anciens et nouveaux acteurs du conflit central » in Capi­ta­lisme, Socia­lisme, Écolo­gie (1991)

« Cette viola­tion a été parti­cu­liè­re­ment flagrante dans le cas de l’élec­tro­nu­cléaire : le programme de construc­tion de centrales repo­sait sur des choix poli­tico-écono­miques traves­tis en choix tech­nique­ment ration­nels et socia­le­ment néces­saires. Il prévoyait une crois­sance très forte des besoins d’éner­gie, privi­lé­giait les plus fortes concen­tra­tions des tech­niques les plus lourdes pour faire face à ces besoins, créait des corps de tech­ni­ciens obli­gés au secret profes­sion­nel et à une disci­pline quasi mili­taire ; bref, il faisait de l’éva­lua­tion des besoins et de la manière de les satis­faire le domaine réservé d’une caste d’ex­perts s’abri­tant derrière un savoir supé­rieur, préten­du­ment inac­ces­sible à la popu­la­tion. Il mettait celle-ci en tutelle dans l’in­té­rêt des indus­tries les plus capi­ta­lis­tiques et de la domi­na­tion renfor­cée de l’ap­pa­reil d’État. Le même genre de mise en tutelle s’opère de manière plus diffuse dans tous les domaines où la profes­sion­na­li­sa­tion — et la forma­li­sa­tion juri­dique, la spécia­li­sa­tion qu’elle entraîne — discré­dite les savoirs verna­cu­laires et détruit la capa­cité des indi­vi­dus à se prendre en charge eux-mêmes. Ce sont là les “profes­sions inca­pa­ci­tantes” (disa­bling profes­sions) qu’I­van Illich a dénon­cées.

La résis­tance à cette destruc­tion de la capa­cité de se prendre en charge, autre­ment dit de l’au­to­no­mie exis­ten­tielle des indi­vi­dus et des groupes ou commu­nau­tés, est à l’ori­gine de compo­santes spéci­fiques du mouve­ment écolo­gique : réseaux d’en­traide de malades, mouve­ments en faveur de méde­cines alter­na­tives, mouve­ment pour le droit à l’avor­te­ment, mouve­ment pour le droit de mourir “dans la dignité”, mouve­ment de défense des langues, cultures et “pays”, etc. La moti­va­tion profonde est toujours de défendre le “monde vécu” contre le règne des experts, contre la quan­ti­fi­ca­tion et l’éva­lua­tion moné­taire, contre la substi­tu­tion de rapports marchands, de clien­tèle, de dépen­dance à la capa­cité d’au­to­no­mie et d’au­to­dé­ter­mi­na­tion des indi­vi­dus. »

— André Gorz, « L’éco­lo­gie poli­tique entre exper­to­cra­tie et auto­li­mi­ta­tion » (1992)

« Vous avez donc un mouve­ment social multi­di­men­sion­nel, qu’il n’est plus possible de défi­nir en termes d’an­ta­go­nismes de classe et dans lequel il s’agit pour les gens de se réap­pro­prier un milieu de vie que les appa­reils méga­tech­no­lo­giques leur aliènent ; de rede­ve­nir maîtres de leur vie en se réap­pro­priant des compé­tences dont les expro­prient des exper­to­cra­ties sur lesquelles l’ap­pa­reil de domi­na­tion étatico-indus­triel assoit sa légi­ti­mité. Ce mouve­ment est, pour l’es­sen­tiel, une lutte pour des droits collec­tifs et indi­vi­duels à l’au­to­dé­ter­mi­na­tion, à l’in­té­grité et à la souve­rai­neté de la personne. »

— André Gorz, « À gauche c’est par où ? » in Capi­ta­lisme, socia­lisme, écolo­gie (1991)

« C’est pourquoi il est urgent de reven­diquer sa non-appar­te­nance à la commu­nauté scien­ti­fique, ou à une sphère de spécia­listes ou d’ex­perts, et son statut de moins-que-rien, pour affir­mer, haut et fort, sans étude, sans dispo­si­tif, sans statis­tique et sans autre expé­rience que celle du monde, alors même que partout encore des humains souffrent de la faim, de l’ar­bi­traire et de l’injus­tice — et préci­sé­ment pour cela —, que les poules préfèrent elles aussi le soleil et la liberté, et qu’à moins de les leur garan­tir, à quelque prix que ce soit, aucun d’entre nous ne peut être assuré d’en jouir toujours ; et que rien ne pourra servir de prétexte à leur martyre ou au nôtre ; et qu’une cause dont la servi­tude est le moyen ne saurait être enten­due ni plai­dée que par des bour­reaux. »

— Armand Farra­chi, Les poules préfèrent les cages : Bien-être indus­triel et dicta­ture tech­no­lo­gique ou Quand la science et l’in­dus­trie nous font croire n’im­porte quoi (2000)

« L’es­sen­tiel est que les experts scien­ti­fiques volent au secours ou au chevet de qui les paie, et dans tous les domaines. Certains, aux États-Unis, tous rétri­bués, ont juré devant les tribu­naux, la main sur le cœur, que le tabac était sans danger pour les bronches. En France, le Comité Permanent Amiante, pour “prou­ver” que l’amiante cancé­ri­gène ne présen­tait aucun risque, s’est alloué les services des profes­seurs de méde­cine Étienne Four­nier, Jean Bignon et Patrick Brochard. Peu de temps avant son inter­dic­tion, l’Aca­dé­mie de méde­cine en préco­ni­sait encore l’em­ploi. Le profes­seur Doll, dont le tableau sur les causes du cancer faisait auto­rité, n’avait voulu y inté­grer les produits chimiques que pour une part négli­geable. On a appris après sa mort qu’il avait touché pour cela 1 200 $ par jour de l’en­tre­prise chimique Monsanto et que Chemi­cal Manu­fac­ter Asso­cia­tion lui en avait versé pour sa part 22 000. Il n’est donc pas éton­nant qu’il ait jugé le redou­table chlo­rure de vinyle inof­fen­sif pour la santé. Les experts “indé­pen­dants” qui déclarent les télé­phones porta­tifs ou les lignes à haute tension sans danger appar­tiennent géné­ra­le­ment aux comi­tés d’ad­mi­nis­tra­tion des opéra­teurs télé­pho­niques ou élec­triques. Pour ne donner qu’un seul exemple, le profes­seur Aurengo, qui soutient régu­liè­re­ment, en tant que “savant”, que les champs élec­tro­ma­gné­tiques sont inof­fen­sifs, est non seule­ment membre de l’Aca­dé­mie de méde­cine mais aussi du conseil scien­ti­fique de Bouygues, de l’as­so­cia­tion française des opéra­teurs mobiles et du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion d’EDF. On en dirait tout autant et bien plus sur Bernard Veyret ou René de Sèze. Les labo­ra­toires phar­ma­ceu­tiques produi­sant des médi­ca­ments parfois inutiles et quelque­fois mortels, comme Servier, siègent dans les cabi­nets minis­té­riels, comme les chimistes qui auto­risent, par ministre inter­posé, l’em­ploi des pesti­cides tueurs d’abeilles. Après le “Gaucho” de Bayer, inter­dit par le Conseil d’État, voici le “Régent” d’Aven­tis, puis le “Crui­ser” de Syngenta. Bayer peut reve­nir avec “Poncho”, comme au jeu des chaises musi­cales. On sait depuis une certaine “épidé­mie” de grippe fantas­ma­tique dite juste­ment “aviaire” puis “porcine” que l’OMS même était tout entière sous l’in­fluence d’in­dus­triels. Bruxelles, capi­tale de l’Eu­rope, est surtout deve­nue la capi­tale mondiale du lobbying, avec 15 000 soldats au front et des allers et retours constants entre les postes de commis­saires et les sièges dans les entre­prises. Il y aurait un autre livre à faire sur ce que l’on appelle offi­ciel­le­ment les “conflits d’in­té­rêt” ou le “trafic d’in­fluence”, mais la chose est à présent bien connue — quoiqu’en­core sous-esti­mée — et ce serait un livre ennuyeux et trop long. »

— Armand Farra­chi, Les poules préfèrent les cages : Bien-être indus­triel et dicta­ture tech­no­lo­gique ou Quand la science et l’in­dus­trie nous font croire n’im­porte quoi (2000)

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Certains l’au­ront remarqué, la pandé­mie de coro­na­vi­rus en cours est et aura été une puis­sante occa­sion, pour l’im­mense majo­rité d’entre nous, de ressen­tir à quel point nous sommes dépos­sé­dés de tout pouvoir sur notre propre exis­tence, sur la société dont nous sommes, bon gré (mais surtout) mal gré, parties prenantes. Confi­nés chez nous à voir ou entendre des experts et autres spécia­listes nous expo­ser l’éten­due de leurs incer­ti­tudes contra­dic­toires (le Covid-19 est issu des pango­lins, ou des chauve-souris, ou des deux, ou d’au­cun des deux ; il peut se trans­mettre sur une distance d’un mètre, ou trois, ou huit, ou plus, ou moins ; son taux de léta­lité est assez élevé, ou moyen­ne­ment, ou faible, car le nombre de personnes asymp­to­ma­tiques mais infec­tées est peut-être bien plus élevé que ce qu’on croit, ou un peu plus élevé, ou plus faible ; ses symp­tômes peuvent inclure une anos­mie, une dysgueu­sie, de l’ur­ti­caire, des maux de tête, de la fièvre, une toux sèche, mais il peut aussi ne provoquer aucun de ces symp­tômes, ou en provoquer bien plus, ou des bien plus graves ; « Le remde­si­vir, ce trai­te­ment poten­tiel du Covid-19 se révèle inef­fi­cace dans un premier essai clinique chez les patients sévères mais un autre essai annoncé par le Natio­nal Health Insti­tute pour­rait venir contre­dire ce dernier[1] » ; etc.), nous sommes sommés d’at­tendre, et de ne rien faire, ou de travailler comme d’ha­bi­tude, en tout cas de nous plier aux déci­sions — éclai­rées par lesdits experts scien­ti­fiques, mais aussi écono­miques — de nos talen­tueux diri­geants étatiques.

Or, pour une large partie de la popu­la­tion, cet état de fait est perçu comme à peu près normal, ou logique. C’est dire l’éten­due des dégâts. Si tel est le cas, c’est en bonne partie parce que la démo­cra­tie a été défi­nie[2], par les pouvoirs en place depuis des décen­nies, et même des siècles[3], par les diri­geants étatiques, comme la délé­ga­tion de notre droit et de notre apti­tude à déter­mi­ner le cours de nos vies et le genre de société dans lequel nous dési­rons vivre à une aris­to­cra­tie élue. Ils ont, autre­ment dit, réussi ce tour de force de défi­nir la démo­cra­tie comme un proces­sus d’alié­na­tion volon­taire. Dans son livre L’État, Bernard Char­bon­neau remarquait :

« Si par alié­na­tion nous enten­dons le fait d’être à la fois dépos­sédé et possédé, — d’ab­diquer sa vie entre les mains d’un autre qui vous la vole pour l’en rece­voir —, alors l’his­toire actuelle n’est qu’un irré­sis­tible proces­sus d’alié­na­tion où l’in­di­vidu moderne trans­fère sa pensée et son action à l’État. […] L’État tota­li­taire n’est pas autre chose qu’une concré­ti­sa­tion de la démis­sion totale de l’homme. »

Comment ne pas voir que le désastre social et écolo­gique en cours est très exac­te­ment la consé­quence de cette démis­sion collec­tive, le résul­tat de la main­mise d’une caste diri­geante, en partie compo­sée d’ex­perts (scien­ti­fiques, écono­miques), sur la desti­née humaine et même plané­taire.

Les paysans « irra­tion­nels » d’avant la moder­ni­sa­tion agri­cole, tout super­sti­tieux qu’ils étaient, ne détrui­saient pas la planète avec autant d’ef­fi­ca­cité que les experts ration­nels des agences natio­nales. Les poly­cul­tures étaient monnaie courante avant que les poli­tiques scien­ti­fiques et ration­nelles du gouver­ne­ment n’im­posent un vaste remem­bre­ment en faveur de la méca­ni­sa­tion des exploi­ta­tions — expres­sion qui en dit long sur la rela­tion qu’en­tre­tient la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste avec la terre. Main­te­nant que l’on sait le désastre que cela consti­tue pour les sols, que la Science a pu le consta­ter métho­dique­ment, de nouveaux experts conseillent parfois — mais c’est encore assez rare — aux agri­cul­teurs de retour­ner à la poly­cul­ture. Quel progrès.

Ainsi que le rappelle Armand Farra­chi dans une des cita­tions intro­duc­tives, et Guillaume Carnino dans son livre L’in­ven­tion de la science : la nouvelle reli­gion de l’âge indus­triel[4], les insti­tu­tions scien­ti­fiques autour desquelles la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste se construit sont — fort logique­ment — struc­tu­rel­le­ment liées aux inté­rêts qui dominent la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste. Les dernières décen­nies regorgent d’exemples de scan­dales, de collu­sions entre indus­triels et insti­tu­tions scien­ti­fiques ou de corrup­tions de scien­ti­fiques. Selon la formule du socio­logue états-unien Stan­ley Arono­witz :

« Le capi­ta­lisme, tel que nous le connais­sons, n’exis­te­rait pas sans la science. Et la science, telle que nous la connais­sons, a été formée et défor­mée par le capi­ta­lisme durant tout son déve­lop­pe­ment[5]. »

L’homme moderne, à la fois contraint et persuadé (souvent, avec succès) de renon­cer à déter­mi­ner lui-même le déve­lop­pe­ment de la société dont il parti­cipe, confie donc entiè­re­ment son sort indi­vi­duel, comme celui de la collec­ti­vité, à cette caste de déten­teurs du savoir scien­ti­fique que consti­tuent les experts, les tech­ni­ciens, les ingé­nieurs et autres spécia­listes formés (ou défor­més) par des insti­tu­tions d’élite de la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste. Devant la logor­rhée machi­nale, froide et inhu­maine mais ferme, péremp­toire et éner­gique, déga­geant un senti­ment d’au­to­rité, d’un expert comme Jean-Marc Janco­vici, sorti de Poly­tech­nique et de l’École Normale Supé­rieure (ENS) Télé­com de Paris, le quidam se sent bien faible, bien igno­rant, et imagine alors que l’ex­pert en ques­tion mérite effec­ti­ve­ment son titre, sa posi­tion, sa renom­mée, son auto­rité. Ainsi est-il amené à adhé­rer à ses thèses.

Seule­ment, si les experts savent parfai­te­ment régur­gi­ter des statis­tiques, des chiffres, des nombres, des théo­rèmes et toutes sortes de données produites par les insti­tu­tions scien­ti­fiques de la société indus­trielle capi­ta­liste, ils sont, en revanche, bien souvent inca­pables de consi­dé­rer l’état des choses sous un autre angle ou selon des prémisses diffé­rentes de celles qui forment le socle de toutes leurs connais­sances, de celles qui déter­minent lesdites insti­tu­tions scien­ti­fiques, la société indus­trielle capi­ta­liste dans son ensemble. Par défi­ni­tion, les experts ou spécia­listes sont experts ou spécia­listes dans un domaine spéci­fique du savoir scien­ti­fico-tech­nique de la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste, et ont ainsi tendance à verser dans le scien­tisme. D’où Lewis Mumford, décri­vant l’ex­pert comme un « homme dimi­nué, modelé par la civi­li­sa­tion pour ne servir la ruche que d’une seule façon, avec une dévo­tion aveugle de fourmi ». Un Janco­vici, par exemple, ne remet­tra pas en ques­tion l’État en tant que mode d’or­ga­ni­sa­tion sociale, ou l’uti­li­sa­tion du quali­fi­ca­tif de « démo­cra­tie » pour dési­gner les régimes élec­to­raux libé­raux modernes desdits États, ou l’in­dus­tria­li­sa­tion dans son ensemble, ou l’idée de Progrès, de civi­li­sa­tion, ou le capi­ta­lisme (les rares fois où il s’y essaiera, ce sera pour profé­rer toutes sortes de bêtises, ainsi que d’autres experts en ces domaines respec­tifs pour­raient en témoi­gner[6]).

Mais il est tout sauf éton­nant, bien entendu, que la quasi-tota­lité des experts et autres tech­no­crates formés par les insti­tu­tions scolaires et/ou scien­ti­fiques de la société indus­trielle capi­ta­liste se retrouvent à défendre la société indus­trielle capi­ta­liste. C’est le cas d’un Janco­vici[7], c’est aussi celui d’un Bihouix[8], d’un Gaël Giraud[9] (tous ceux-là promeuvent une société toujours indus­trielle et capi­ta­liste, mais suppo­sé­ment plus soute­nable — Halle­lujah ! — que l’ac­tuelle), et égale­ment celui d’un youtu­beur s’adon­nant à une soi-disant « vulga­ri­sa­tion scien­ti­fique » comme « Le Réveilleur » (« diplômé d’une école d’in­gé­nieur (l’ESPCI) »), lequel chante les louanges du capi­ta­lisme, du « Progrès tech­nique », etc. (de tous les fonde­ments idéo­lo­giques de la société et des insti­tu­tions qui l’ont inté­gra­le­ment formé) :

« Vous l’au­rez compris, le système capi­ta­liste, malgré les défauts qu’on va lui trou­ver a pour lui d’énormes avan­tages qu’il ne faut jamais perdre de vue. Ainsi un capi­ta­lisme idéal permet de répondre aux besoins de la société, de le faire en pour­sui­vant son inté­rêt person­nel, de faire bais­ser les coûts et progres­ser la tech­nique, augmen­tant ainsi le niveau de vie de tous et enfin de récom­pen­ser les méri­tants…[10] »

En outre, les experts évoluent dans un univers bien diffé­rent de celui des masses. Il en résulte, bien souvent, que la plupart des gens saisissent mieux une bonne partie des réali­tés et des problèmes de notre temps que les experts les plus média­tiques.

***

Les experts se permet­tant de promou­voir ou d’ava­li­ser toutes sortes de mesures ou de pratiques — repo­sant sur l’ac­tuel système capi­ta­liste, sur l’ac­tuelle orga­ni­sa­tion sociale étatique — ayant des consé­quences très réelles sur la vie des gens comme sur la vie sur Terre, et le plus souvent, qui plus est, en étant payés, la justice voudrait qu’ils soient les premiers à en assu­mer les consé­quences. L’ex­pert pronu­cléaire (Janco­vici) devrait ainsi entas­ser chez lui les déchets nucléaires, turbi­ner en personne dans une exploi­ta­tion minière afin de récu­pé­rer de l’ura­nium. Même chose pour l’ex­pert pro-panneaux solaires photo­vol­taïques (Bihouix). Qu’il aille donc extraire, trai­ter et assem­bler en usine les matières premières néces­saires à leur produc­tion, et qu’il récu­père chez lui les déchets qu’elle implique, ou qui sont issus de leur mise au rebut. Il devrait d’ailleurs en aller pareille­ment des non-experts, des poli­ti­ciens, des commen­ta­teurs et de tous ceux qui se permettent d’en­cou­ra­ger des pratiques repo­sant sur la servi­tude sala­riale (ou non) qu’im­posent le capi­ta­lisme et le fonc­tion­ne­ment de la société indus­trielle, de promou­voir des choses impliquant le fait que d’autres soient contraints de se soumettre au « travaille ou crève » sur lequel repose la machine capi­ta­liste. De quel droit nous faisons-nous les zéla­teurs de causes dont nous n’avons aucu­ne­ment à assu­mer les innom­brables effets (pire, dont nous impo­sons les effets à d’autres et à la nature par le jeu des dispo­si­tions et des méca­nismes anti­dé­mo­cra­tiques de la société indus­trielle capi­ta­liste) ?

Mais restons sérieux — même s’il pour­rait s’agir de propo­si­tions très sérieuses, en mesure d’in­suf­fler une once de justice dans les dispo­si­tions tech­no­po­li­tiques actuelles, elles n’ont bien entendu aucune chance d’abou­tir, et ne règle­raient qu’une infime partie des problèmes auxquels nous sommes confron­tés. Ceux d’entre nous qui se soucient encore de la liberté, de l’au­to­no­mie, devraient en toute logique s’op­po­ser à la dépos­ses­sion, l’alié­na­tion, l’ab­sence quasi-totale d’au­to­no­mie, donc de liberté, qu’im­pose l’or­ga­ni­sa­tion de la civi­li­sa­tion indus­trielle. Ceux d’entre nous qui perçoivent les igno­mi­nies de la société indus­trielle capi­ta­liste ne devraient rien attendre des experts qu’elle a formés, qui ne sont bons qu’à la perpé­tuer — du moins, à en perpé­tuer l’es­sen­tiel. Rien attendre non plus d’au­cun diri­geant d’au­cune sorte. Exiger rien de moins que l’abo­li­tion de la présente aris­to­cra­tie élec­tive. Notam­ment au nom de ce prin­cipe démo­cra­tique essen­tiel que rappe­lait Lewis Mumford :

« La vie, dans sa pléni­tude et son inté­grité, ne se délègue pas[11] ».

Ni à des experts, ni à des poli­ti­ciens (experts de la poli­tique), ni à un gouver­ne­ment, préten­du­ment « démo­cra­tique » ou non, ni à qui ou quoi que ce soit.

Nico­las Casaux


  1. https://www.futura-sciences.com/sante/actua­lites/coro­na­vi­rus-remde­si­vir-pas-effi­ca­cite-spec­ta­cu­laire-80833/
  2. Lire l’ex­cellent Démo­cra­tie : Histoire poli­tique d’un mot en France et aux Etats-Unis de Fran­cis Dupuis-Déri.
  3. https://www.partage-le.com/2018/08/de-la-royaute-aux-demo­cra­ties-modernes-un-conti­nuum-anti­de­mo­cra­tique-par-nico­las-casaux/
  4. Vous pouvez lire un extrait de ce livre ici : https://www.partage-le.com/2017/04/25/la-science-nouvelle-reli­gion-de-lage-indus­triel-par-guillaume-carnino/
  5. Cita­tion tirée du livre d’in­ter­views réali­sées par Derrick Jensen, inti­tulé Truths Among Us: Conver­sa­tions on Buil­ding a New Culture
  6. Janco­vici parle, par exemple, très briè­ve­ment, du capi­ta­lisme dans une inter­view pour LCI. Ce qu’il en dit n’a pas beau­coup de sens. Pour le comprendre, il suffi­rait d’exa­mi­ner ses propos à la lumière de ceux des inter­ve­nants de la série d’Arte inti­tu­lée « Travail, salaire, profit », ou, mieux, du livre d’Yves-Marie Abra­ham inti­tulé Guérir du mal de l’in­fini.
  7. Fameux expert pronu­cléaire, qu’on ne présente plus.
  8. Bihouix : « Je ne suis pas du tout contre les éner­gies renou­ve­lables, bien au contraire, mais je suis contre  le mythe selon lequel nous pouvons main­te­nir le niveau de gabe­gie éner­gé­tique et de ressources au niveau actuel grâce aux éner­gies renou­ve­lables. Je veux bien promou­voir les éner­gies renou­ve­lables mais il faut, avant tout, promou­voir la sobriété, une décrois­sance éner­gé­tique. » (https://carnets­da­lerte.fr/2020/02/04/quelle-tran­si­tion-ecolo­gique/)
  9. Idole des collap­so­logues (Pablo Servigne chante régu­liè­re­ment ses louanges), ex-crapule en chef de l’AFD (Agence Française du Déve­lop­pe­ment, orga­nisme néoco­lo­nial qui comme son nom l’in­dique, a pour objet de promou­voir le déve­lop­pe­men­tisme) selon lequel un « capi­ta­lisme viable » est possible, à condi­tion qu’il y ait « un service public fort » (un État fort, un État-provi­dence fort), et que celui-ci ait pour ambi­tion de « relo­ca­li­ser et de lancer une réin­dus­tria­li­sa­tion verte de l’éco­no­mie française ».Autre cita­tion du Giraud : « La tenta­tion est de se repré­sen­ter l’ef­fon­dre­ment comme une bonne nouvelle. Certains cèdent à une sorte de roman­tisme anar­chiste, jubi­lant incons­ciem­ment de l’abo­li­tion de l’État à la pers­pec­tive de l’ef­fon­dre­ment. Or, je suis convaincu que nous avons besoin d’un État pour faire respec­ter le droit et la justice, pour assu­rer des services publics et sociaux. Le seul inté­rêt de la collap­so­lo­gie, c’est de nous encou­ra­ger à tout faire pour éviter la catas­trophe. »

    « La catas­trophe » dési­gnant, vous l’au­rez compris, l’ef­fon­dre­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle, la « faillite de l’État », et non pas la destruc­tion en cours de la vie sur Terre que perpé­tuent les oligar­chies des États capi­ta­listes modernes.

  10. https://www.youtube.com/watch?v=aF43TKqGG9E
  11. https://www.partage-le.com/2015/05/31/tech­niques-auto­ri­taires-et-demo­cra­tiques-lewis-mumford/

 

 

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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