Il y a trois ans, ce tableau de Thomas Cole avait illustré un billet qui fit date sur la crise du globalistan. Ce terme générique, un peu facile il est vrai, était la représentation allégorique du système impérial américain, de ses divers bras (vassaux, guerres, multinationales) et des différents niveaux où il s’applique (stratégique, économique, idéologique), ce qu’Hubert Védrine nommait Hyperpuissance. Nous en retracions à gros traits l’histoire :
Retour aux années 90. Le camp du Bien l’avait emporté, l’URSS était disloquée. S’ouvrait l’ère post-moderne du globalistan occidental : abolition des frontières, libre circulation des biens et des personnes pour le plus grand bénéfice de Wall Street et des 1%, le tout sous l’œil bienveillant et scrutateur des Etats-Unis. La victoire absolue et définitive de la démocratie libérale désormais érigée en horizon indépassable. La fin de l’histoire comme le prédisait sans rire Fukuyama…
Certes, demeuraient bien quelques retardataires impénitents (Serbie, Irak), mais ils allaient vite passer sous les fourches caudines impériales. Certes, quelques observateurs prédisaient le caractère illusoire et dangereux de la nouvelle religion, mais ces esprits chagrin étaient qualifiés de rétrogrades passéistes n’ayant rien compris.
Wall Street avait même réussi l’exploit de s’attacher les gauches occidentales en leur jetant l’os de l’anti-racisme : immigration, le monde est mon village et tout le toutim. Désormais, la gôôôche allait travailler pour le grand capital sans même s’en rendre compte ! Que les No Borders et autres joyeux drilles « anti-capitalistes » soient financés par Soros et soutenus par l’oligarchie eurocratique n’est évidemment pas pour nous surprendre…
Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes quand les premiers grains de sable apparurent. La marionnette Eltsine laissait sa place à Poutine et la Russie refusait de passer sous pavillon US, la Chine ne se convertissait à l’économie de marché que pour mieux retrouver sa place de n°1 mondial, l’Amérique latine s’écartait du chemin tracé (…)
Plus profondément, le reflux impérial découplait ce qui semblait jusqu’alors synonyme : politique extérieure américaine, intérêts économiques des multinationales, idéologie libre-échangiste, « démocratie de marché » globale etc. Ou, pour résumer schématiquement, la CIA, Wall Street et la Trilatérale dans le même panier. Ces composantes étaient-elles réellement équivalentes, même au temps de l’apogée des années 90 ? Rien n’est moins sûr. Elles coïncidaient, allaient dans le même sens, s’épaulaient. Mais le recul de l’empire l’a obligé à se concentrer sur ce qu’il avait de plus précieux, ses intérêts stratégiques, mettant au jour des divisions de plus en plus béantes qui ne trompent guère.
Alors que le Deep State US s’en prend continuellement à la Chine, les multinationales ne demandent qu’à faire des affaires avec Pékin. Les majors pétrolières américaines, elles, s’arrachent les cheveux de voir Washington sanctionner à tout va la Russie ou l’Iran. Pilier de la puissance états-unienne, le dollar n’est plus tout à fait en odeur de sainteté parmi les « élites » financières de la planète tandis que, après l’élection du protectionniste Trump, les globalistes se sont retournés sans vergogne contre l’ancienne Mecque du libéralisme.
Des objets d’analyse différents, donc, qui trompent souvent les pro- et anti-américains primaires ayant tendance à les confondre. C’est dans la première catégorie qu’il faut placer un article à la fois halluciné et pertinent de Foreign Policy intitulé « Pourquoi les populistes veulent un monde multipolaire ».
On passera sur les habituels clichés concernant les méchants « populistes » qui en plus, s’effraient les auteurs, ont la fâcheuse tendance à vouloir se trouver « un nouveau patron » du côté de Moscou ou de Pékin. Le papier regrette, en le fantasmant, le doux temps de l’hégémonie « libérale » américaine qui menait la planète via son armada d’alliances diplomatiques et militaires, d’institutions (FMI, Banque mondiale, UE entre autres) et d’ONG. Un monde irénique où le « club international » (c’est-à-dire l’empire et ses vassaux européens et japonais) donnait le la.
Pas un mot bien sûr, dans cet article d’une hypocrisie loufoque, sur les liaisons amoureuses répétées entre Washington et les djihadistes, les régimes islamistes, les dictatures militaires ou même les maoïstes dans les années 70. Ordre mondial li-bé-ral, on vous dit. Mais ce glorieux morceau de propagande a au moins un mérite, qui est de reconnaître, pour le déplorer, l’affolante déconstruction du système impérial, thème analysé à plusieurs reprises sur ce blog :
Le schéma est classique, presque mécanique…
Années 90 : après l’éclatement de l’URSS, le système impérial est à son apogée. Il est alors pris d’une véritable folie des grandeurs qui finira par causer sa perte.
Années 2000 (ère Bush) : victime d’hybris, il s’engage dans un certains nombre de fiascos coûteux et retentissants (Irak, Afghanistan), et provoque la résurgence de ses rivaux (Russie, Chine, OCS).
Années 2000-2010 (ère Obama) : sentant le vent tourner, ils s’arc-boute sur ses fondamentaux (Europe totalement vassalisée, presstituée noyautée comme jamais) pour tenter de durer, au risque d’imploser.
A bien des égards, la géopolitique ressemble à la physique pure. Plus un corps, soumis à une pression intense, se comprime, plus il est instable et susceptible de provoquer des réactions en chaîne. C’est ce qui finit par arriver…
Qui aurait imaginé, même dans ses rêves les plus fous, voir le système impérial US se décomposer aussi rapidement ? Certes, il y avait eu des signes avant-coureurs : crise grecque, montée des « »populismes » » (entre huit guillemets) en Europe, multiplication des voix discordantes concernant la politique anti-russe (Hongrie d’Orban, Italie, Slovaquie, République tchèque, Grèce, industriels allemands etc.), record d’impopularité des hommes de paille de Washington (Flamby Ier rejoignant les rois fainéants mérovingiens dans le palmarès des dirigeants les plus détestés de l’histoire de France)…
Mais l’année 2016 restera comme l’apothéose de ce détricotage. En mai dernier, avant le sommet du G7 à Tokyo, un eurocrate envisageait le « scénario de l’horreur » :
Imaginez si, au lieu de Barack Obama, François Hollande, David Cameron et Matteo Renzi, nous avons Donald Trump, Marine Le Pen, Boris Johnson et Beppe Grillo.
Un mois plus tard, le scénario tant honni commençait à se mettre en place, au grand dam de Washington, Bruxelles et de leurs relais médiatiques. Le Brexit envoya des ondes de choc (…) Ce n’était pourtant rien en comparaison de ce qui allait se passer trois mois plus tard, au cœur même de l’empire, la deuxième étape du « scénario de l’horreur », le changement tectonique représenté l’élection du Donald.
2016 fut en effet le début de la fin : Brexit, Trump, guerre pétrolière américano-saoudienne, perte ou trahison des alliés, dédollarisation, fiasco ukrainien, dégringolade de la branche médiatique… Ce qui avait été patiemment bâti au cours de longues décennies se défaisait à vue d’œil. Et si le Deep State réussissait à sauver quelques meubles, par exemple en récupérant partiellement le Donald, plus rien ne serait comme avant. Comme la marée basse laisse sur le sable les traces de son passage, le reflux de l’empire mettait à jour ses contradictions criantes et ses dysfonctionnements inhérents.
Les éléments, auparavant maintenus sous la chape (de plomb) du manteau américain, étaient désormais livrés à eux-mêmes. Certains, tels les euronouilles, complètement perdus, couraient dans tous les sens comme des poulets sans tête. D’autres, tel le sultan, jouaient les électrons libres et se rapprochaient dangereusement de l’autre camp. Partout, l’unité faisait place à la dissension.
Détricoté en tout sens, l’ordre mondial américain, si cher à Foreign Policy, est désormais une vue de l’esprit, un mirage avec vingt ans de retard. Et ce n’est pas un hasard si la revue s’en lamente grandement, précisément au moment où la colossale crise du coronavirus accélère le mouvement de décomposition.
Un excellent billet de Moon of Alabama montre l’égarement des officines impériales, nourries pendant des années au biberon de l’exceptionnalisme à la sauce US et maintenant en plein désarroi. Avant la pandémie, on pouvait lire sans rire ce genre de choses :
60 000 morts plus tard, l’inénarrable New York Times déchante tout en doublant la mise dans son auto-intoxication exceptionnaliste :
Le brave Emile Coué eut, en son temps, été ravi d’avoir de tels patients…
D’autres publications, bien plus pertinentes, balaient ces niaiseries d’un autre âge. C’est par exemple le cas d’un remarquable article du American Conservative intitulé « Dites à l’establishment que l’hégémonie US est terminée » :
Nous pouvons continuer à chasser la gloire disparue et vide du moment unipolaire avec des platitudes sur l’exceptionnalisme américain. Nous pouvons continuer à nous tromper nous-mêmes en pensant que la puissance militaire peut compenser toutes nos faiblesses. Ou nous pouvons choisir de nous adapter à un monde qui change et de consacrer nos ressources à des choses plus utiles que régenter le monde.
Il y a eu une brève période pendant les années 90 et début des années 2000 durant laquelle les Etats-Unis pouvaient prétendre à être la puissance hégémonique de la planète. l’Amérique était au sommet de son influence et n’avait pas de rivaux. Ce statut ne pouvait être cependant que transitoire et fut rapidement perdu à cause du désastre irakien et de la montée en puissance des autres puissances qui commencèrent à rivaliser d’influence. Si les Etats-Unis restent le pays le plus puissant du monde, ils ne le dominent plus comme il y a vingt ans. Et il n’y a aucun moyen de récupérer ce qui a été perdu (…)
Plusieurs partisans de l’hégémonie américaine insistent sur le fait que repose sur elle « l’ordre libéral international ». Cela n’a jamais été le cas. D’abord parce que le maintien de l’hégémonie américaine entre régulièrement en conflit avec les règles de l’ordre international. L’hégémon se réserve le droit d’interférer où il le veut, de piétiner la souveraineté et les droits des autres pays. Dans la réalité, les Etats-Unis ont plus souvent agi comme un État voyou que les pays qu’ils critiquent. Les plus fervents défenseurs de l’hégémonie américaine sont, sans surprise, les plus grands opposants au droit international, sauf quand ça les arrange.
On ne saurait mieux dire…
Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu