Ce dessin de Corinne Rey, alias Coco, a été partagé par Libération sur les réseaux sociaux hier (le 24 janvier 2025).
Il me semble très bien illustrer l’idée – à laquelle presque tout le monde adhère dans la civilisation, aussi bien les journalistes de Libé, comme on le constate, que l’ensemble de la bourgeoisie culturelle de droite et de gauche – que la pire des régressions serait de devoir en revenir à vivre comme les dernières sociétés sur Terre qui ne détruisent pas la nature.
Il s’agit d’une forme de racisme. Il s’agit même du racisme le plus commun et le moins identifié comme tel dans la société dominante. La plupart des gens, de droite comme de gauche, l’expriment couramment sans même saisir qu’il s’agit de racisme. Ce racisme, c’est l’idée que l’humanité se développe selon un merveilleux schéma historique linéaire, appelé « progrès », qui nous a fort heureusement fait passer de l’état détestable de sauvages vêtus de peaux de bêtes à celui, bien supérieur, de journalistes de Libé. Journalistes de Libé qui, grâce à un bon salaire, peuvent jouir des nombreuses commodités que produit le capitalisme techno-industriel (smartphones, ordinateurs, réfrigérateurs, fours micro-onde, tablettes, trottinettes électriques, brosses à dents électriques, voitures électriques, etc.). Une telle conception du monde est non seulement absurde, mais elle est en plus totalement méprisante pour les dernières sociétés de chasse-cueillette que la civilisation industrielle n’a pas encore exterminées ou converties en prolétaires supplémentaires.
Le comble, c’est que ce racisme ordinaire, ce mépris banal des sociétés du passé et des dernières sociétés traditionnelles, ce mépris pour la vie simple, ce mépris en fait pour la vie animale, pour la nature, qui est le pendant du culte du « progrès » techno-industriel, Trump le partage largement. Gauche et droite se rejoignent dans leur racisme et leur dénigrement des sauvages, des « primitifs », et leur amour pour la technologie.
Oui, oui, j’entends, c’est « juste de l’humour ». Mais vous croyez vraiment que c’est « juste de l’humour » quand le summum de la régression est assimilé à vivre en peaux de bêtes ? Certes, ça se veut certainement humoristique, mais c’est un imaginaire qui s’exprime. Et c’est un humour qui repose sur l’idée que vivre vêtu·e d’une peau de bête est ridicule, grotesque. Cette idée, malheureusement très répandue dans la civilisation, s’inscrit dans un imaginaire raciste : celui qui considère que les humains dotés d’internet et de fusées se situent à un stade plus avancé, à un échelon supérieur de la grande échelle du « progrès », que les humains qui vivent vêtus de peaux de bêtes dans la forêt amazonienne. Lesquels sont considérés comme arriérés, primitifs, etc. Si, aujourd’hui, cette vision raciste héritée de l’époque des colonies et de la « mission civilisatrice » ne s’exprime plus de manière parfaitement ouverte, elle s’exprime toujours implicitement de très nombreuses manières. Comme dans ce dessin.
Et le pire, en fait, c’est que la régression que l’on vit actuellement et qui prend place depuis des décennies, sinon des siècles, est le fruit du développement hautement technologique. L’imaginaire dominant (de droite comme de gauche) ne conçoit la régression que sous la forme d’une disparition de la technologie, quand c’est en fait son perfectionnement et son expansion qui provoquent les pires régressions. Autrement dit, à droite comme à gauche, on est incapable de saisir que progrès social et « progrès technologique » ne vont pas de pair. On ne réalise toujours pas que le « progrès technologique » s’accompagne en fait inévitablement de terribles régressions sociales, comme l’élection de Donald Trump. Car qui se profile avec Trump, qui est lui-même un produit de l’ère technologique, ce n’est pas un retour à l’âge de pierre, c’est au contraire une accélération de la tyrannie technologique, un techno-fascisme débridé. Trump et ses acolytes sont tous des fanatiques du technocapitalisme, des fous furieux de la tech.
Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous vivons dans des sociétés où l’individu ne sait à peu près rien faire d’utile pour la vie, ne vit plus en contact avec les éléments, est totalement incapable de s’occuper de sa propre subsistance, ne comprend rien et ne sait rien des objets qu’il utilise au quotidien, qui sont fabriqués quelque part avec des matériaux issus d’autre part, grâce à un vaste système industriel mondialisé qui a pour effet de détruire la nature, de polluer, de souiller et d’anéantir la vie sur Terre. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous sommes soumis∙es à des puissances sur lesquelles nous n’avons presque aucun pouvoir, bien qu’elles aient été créées par des hommes (mâles), des puissances qui nous obligent à vendre notre temps de vie sur un marché du travail principalement composé de bullshit jobs et d’autres emplois de merde qui jouent tous un rôle dans la destruction de la planète. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous n’avons aucune idée de ce que c’est d’être une créature parmi les créatures, libre de vagabonder sur une Terre non saturée de clôtures, de pylônes, de murs, de routes, d’autoroutes, de zones industrielles et commerciales, d’antennes 4 ou 5G, d’éoliennes, de voies ferrées, de monocultures, etc. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous sommes contraint∙es de boire une eau chargée de micro et nanoplastiques, de PFAS, de résidus de pesticides, voire de métaux lourds, etc. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous n’avons aucune idée de ce qu’est une forêt, une vraie forêt, pas une monoculture d’arbres ou une plantation d’à peine 60 ans, aucune idée de ce qu’est une prairie, ou un fleuve non-entravé et contrôlé par une série de barrages. Etc. La régression est inimaginable. Littéralement. Il est très difficile de se la représenter pleinement.
Mais pour dénoncer des fous furieux qui ne rêvent en fait que de davantage de développements technologiques, on fait des dessins qui se moquent des arriéré∙es vêtu∙es de peaux de bêtes. Parce qu’on est super malins.
Nous avons infiniment plus à apprendre des dernières populations qui se vêtent de peaux de bêtes que des plumitifs de Libé.
Nicolas Casaux
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