Libé et le racisme ordinaire de la civilisation (par Nicolas Casaux)

Libé et le racisme ordinaire de la civilisation (par Nicolas Casaux)

Ce des­sin de Corinne Rey, alias Coco, a été par­ta­gé par Libé­ra­tion sur les réseaux sociaux hier (le 24 jan­vier 2025).

Il me semble très bien illus­trer l’idée – à laquelle presque tout le monde adhère dans la civi­li­sa­tion, aus­si bien les jour­na­listes de Libé, comme on le constate, que l’ensemble de la bour­geoi­sie cultu­relle de droite et de gauche – que la pire des régres­sions serait de devoir en reve­nir à vivre comme les der­nières socié­tés sur Terre qui ne détruisent pas la nature.

Il s’agit d’une forme de racisme. Il s’agit même du racisme le plus com­mun et le moins iden­ti­fié comme tel dans la socié­té domi­nante. La plu­part des gens, de droite comme de gauche, l’expriment cou­ram­ment sans même sai­sir qu’il s’agit de racisme. Ce racisme, c’est l’idée que l’humanité se déve­loppe selon un mer­veilleux sché­ma his­to­rique linéaire, appe­lé « pro­grès », qui nous a fort heu­reu­se­ment fait pas­ser de l’état détes­table de sau­vages vêtus de peaux de bêtes à celui, bien supé­rieur, de jour­na­listes de Libé. Jour­na­listes de Libé qui, grâce à un bon salaire, peuvent jouir des nom­breuses com­mo­di­tés que pro­duit le capi­ta­lisme tech­no-indus­triel (smart­phones, ordi­na­teurs, réfri­gé­ra­teurs, fours micro-onde, tablettes, trot­ti­nettes élec­triques, brosses à dents élec­triques, voi­tures élec­triques, etc.). Une telle concep­tion du monde est non seule­ment absurde, mais elle est en plus tota­le­ment mépri­sante pour les der­nières socié­tés de chasse-cueillette que la civi­li­sa­tion indus­trielle n’a pas encore exter­mi­nées ou conver­ties en pro­lé­taires supplémentaires.

Le comble, c’est que ce racisme ordi­naire, ce mépris banal des socié­tés du pas­sé et des der­nières socié­tés tra­di­tion­nelles, ce mépris pour la vie simple, ce mépris en fait pour la vie ani­male, pour la nature, qui est le pen­dant du culte du « pro­grès » tech­no-indus­triel, Trump le par­tage lar­ge­ment. Gauche et droite se rejoignent dans leur racisme et leur déni­gre­ment des sau­vages, des « pri­mi­tifs », et leur amour pour la technologie.

Oui, oui, j’entends, c’est « juste de l’humour ». Mais vous croyez vrai­ment que c’est « juste de l’humour » quand le sum­mum de la régres­sion est assi­mi­lé à vivre en peaux de bêtes ? Certes, ça se veut cer­tai­ne­ment humo­ris­tique, mais c’est un ima­gi­naire qui s’exprime. Et c’est un humour qui repose sur l’idée que vivre vêtu·e d’une peau de bête est ridi­cule, gro­tesque. Cette idée, mal­heu­reu­se­ment très répan­due dans la civi­li­sa­tion, s’inscrit dans un ima­gi­naire raciste : celui qui consi­dère que les humains dotés d’internet et de fusées se situent à un stade plus avan­cé, à un éche­lon supé­rieur de la grande échelle du « pro­grès », que les humains qui vivent vêtus de peaux de bêtes dans la forêt ama­zo­nienne. Les­quels sont consi­dé­rés comme arrié­rés, pri­mi­tifs, etc. Si, aujourd’hui, cette vision raciste héri­tée de l’époque des colo­nies et de la « mis­sion civi­li­sa­trice » ne s’exprime plus de manière par­fai­te­ment ouverte, elle s’exprime tou­jours impli­ci­te­ment de très nom­breuses manières. Comme dans ce dessin.

Et le pire, en fait, c’est que la régres­sion que l’on vit actuel­le­ment et qui prend place depuis des décen­nies, sinon des siècles, est le fruit du déve­lop­pe­ment hau­te­ment tech­no­lo­gique. L’imaginaire domi­nant (de droite comme de gauche) ne conçoit la régres­sion que sous la forme d’une dis­pa­ri­tion de la tech­no­lo­gie, quand c’est en fait son per­fec­tion­ne­ment et son expan­sion qui pro­voquent les pires régres­sions. Autre­ment dit, à droite comme à gauche, on est inca­pable de sai­sir que pro­grès social et « pro­grès tech­no­lo­gique » ne vont pas de pair. On ne réa­lise tou­jours pas que le « pro­grès tech­no­lo­gique » s’accompagne en fait inévi­ta­ble­ment de ter­ribles régres­sions sociales, comme l’élection de Donald Trump. Car qui se pro­file avec Trump, qui est lui-même un pro­duit de l’ère tech­no­lo­gique, ce n’est pas un retour à l’âge de pierre, c’est au contraire une accé­lé­ra­tion de la tyran­nie tech­no­lo­gique, un tech­no-fas­cisme débri­dé. Trump et ses aco­lytes sont tous des fana­tiques du tech­no­ca­pi­ta­lisme, des fous furieux de la tech.

Nous avons tel­le­ment régres­sé que, contrai­re­ment aux sau­vages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous vivons dans des socié­tés où l’individu ne sait à peu près rien faire d’utile pour la vie, ne vit plus en contact avec les élé­ments, est tota­le­ment inca­pable de s’occuper de sa propre sub­sis­tance, ne com­prend rien et ne sait rien des objets qu’il uti­lise au quo­ti­dien, qui sont fabri­qués quelque part avec des maté­riaux issus d’autre part, grâce à un vaste sys­tème indus­triel mon­dia­li­sé qui a pour effet de détruire la nature, de pol­luer, de souiller et d’anéantir la vie sur Terre. Nous avons tel­le­ment régres­sé que, contrai­re­ment aux sau­vages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous sommes soumis∙es à des puis­sances sur les­quelles nous n’avons presque aucun pou­voir, bien qu’elles aient été créées par des hommes (mâles), des puis­sances qui nous obligent à vendre notre temps de vie sur un mar­ché du tra­vail prin­ci­pa­le­ment com­po­sé de bull­shit jobs et d’autres emplois de merde qui jouent tous un rôle dans la des­truc­tion de la pla­nète. Nous avons tel­le­ment régres­sé que, contrai­re­ment aux sau­vages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous n’avons aucune idée de ce que c’est d’être une créa­ture par­mi les créa­tures, libre de vaga­bon­der sur une Terre non satu­rée de clô­tures, de pylônes, de murs, de routes, d’autoroutes, de zones indus­trielles et com­mer­ciales, d’antennes 4 ou 5G, d’éoliennes, de voies fer­rées, de mono­cul­tures, etc. Nous avons tel­le­ment régres­sé que, contrai­re­ment aux sau­vages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous sommes contraint∙es de boire une eau char­gée de micro et nano­plas­tiques, de PFAS, de rési­dus de pes­ti­cides, voire de métaux lourds, etc. Nous avons tel­le­ment régres­sé que, contrai­re­ment aux sau­vages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous n’avons aucune idée de ce qu’est une forêt, une vraie forêt, pas une mono­cul­ture d’arbres ou une plan­ta­tion d’à peine 60 ans, aucune idée de ce qu’est une prai­rie, ou un fleuve non-entra­vé et contrô­lé par une série de bar­rages. Etc. La régres­sion est inima­gi­nable. Lit­té­ra­le­ment. Il est très dif­fi­cile de se la repré­sen­ter pleinement.

Mais pour dénon­cer des fous furieux qui ne rêvent en fait que de davan­tage de déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques, on fait des des­sins qui se moquent des arriéré∙es vêtu∙es de peaux de bêtes. Parce qu’on est super malins.

Nous avons infi­ni­ment plus à apprendre des der­nières popu­la­tions qui se vêtent de peaux de bêtes que des plu­mi­tifs de Libé.

Nico­las Casaux

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À propos de l'auteur Le Partage

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