« On a dit un mot par rapport au télégraphe, qui me paraît infiniment juste, et qui en fait sentir toute l’importance ; c’est que le fond de cette invention peut suffire pour rendre possible l’établissement de la démocratie chez un grand peuple. Beaucoup d’hommes respectables, parmi lesquels il faut compter Jean-Jacques Rousseau, ont pensé que l’établissement de la démocratie était impossible chez les grands peuples. Comment un tel peuple peut-il délibérer ? Chez les anciens, tous les citoyens étaient rassemblés sur une place ; ils se communiquaient leur volonté […]. L’invention du télégraphe est une nouvelle donnée que Rousseau n’a pas pu faire entrer dans ses calculs […]. Il peut servir à parler à de grandes distances aussi couramment et aussi distinctement que dans une salle : il pourrait seul répondre aux objections contre la possibilité des grandes Républiques démocratiques, et même indépendamment de cet autre moyen, les constitutions représentatives[1]. »
Le mathématicien et économiste français Alexandre-Théophile Vandermonde affirme ça en 1795. Comme le remarque le sociologue marxiste Armand Mattelart (Histoire de l’utopie planétaire, La Découverte, 2009), il s’agit d’une des premières traces historiques d’un discours situant dans le développement technologique, et plus précisément dans le développement des technologies de communication, l’espoir de parvenir à faire des populeuses sociétés modernes de véritables démocraties. Certes, la croyance au « progrès » existait déjà depuis quelques temps. Francis Bacon avait déjà soutenu que le développement des sciences et des techniques aurait raison « des innombrables misères des hommes[2] ». Mais la formule de Vandermonde lie précisément technologie (de communication) et démocratie.
L’ingénieur saint-simonien Michel Chevalier, professeur titulaire de la chaire de l’économie politique au Collège de France et conseiller de Napoléon III, soutint, lui, dans un rapport technique publié en 1836 sous le titre Lettres sur l’Amérique du Nord, que le chemin de fer allait faire advenir la démocratie :
« Améliorer les communications, c’est travailler à la liberté réelle, positive, pratique ; c’est faire participer tous les membres de la famille humaine à la faculté de parcourir et d’exploiter le globe qui lui a été donné en patrimoine ; c’est étendre les franchises du plus grand nombre autant et aussi bien qu’il est possible de le faire par des lois d’élection. Je dirai plus, c’est faire de l’égalité et de la démocratie. Des moyens de transport perfectionnés ont pour effet de réduire les distances non seulement d’un point à un autre, mais encore d’une classe à une autre classe. »
Au cours des siècles, de nombreuses technologies seront pareillement investies d’espérances en un futur meilleur, plus juste. Même les anarchistes voyaient dans la machine un moyen de faire advenir l’abondance et l’égalité pour tous. Kropotkine par exemple : « l’industrie pourra procurer à tous, en fait de vêtements, ce qu’ils désireront — le nécessaire et le luxe, — pour peu que la production soit organisée de façon à satisfaire des besoins réels, plutôt qu’à payer de gros dividendes à des actionnaires[3] ».
En 1915, l’écrivain Jack London célèbre la vidéo et le cinéma qui permettent, selon lui, de combattre les inégalités :
« Les images animées abattent les barrières de la pauvreté et de l’environnement qui barraient les routes menant à l’éducation, et distribue le savoir dans un langage que tout le monde peut comprendre. Le travailleur au pauvre vocabulaire est l’égal du savant […] L’éducation universelle, c’est le message […] Le temps et la distance ont été annihilés par la magie du film pour rapprocher les peuples du monde. […] Regardez, frappé d’horreur, les scènes de guerre, et vous devenez un avocat de la paix… Par ce moyen magique, les extrêmes de la société se rapprochent d’un pas dans l’inévitable rééquilibrage de la condition humaine[4]. »
Dans un livre paru en 1967 intitulé Le Règne de la télévision, l’auteur français Jean-Guy Moreau exprime une croyance relativement commune à l’époque, en tout cas dans certains milieux sociaux, selon laquelle « la TV peut et doit être l’instrument de la démocratie ». Grâce à la télévision, « une certaine forme de démocratie directe peut ainsi renaître[5] ».
Au fil des décennies, « on nous a tour à tour présenté l’usine, la voiture, le téléphone, la radio, la télévision, l’aérospatial, et bien entendu l’armement nucléaire comme des puissances de démocratisation et d’émancipation[6] ». Au moment où le sociologue états-unien Langdon Winner écrit ça, en 1986, le réseau internet, qui n’en est alors qu’à ses balbutiements, n’a pas encore beaucoup fait parler de lui.
En 1994, deux siècles après la mise en service de la première ligne télégraphique, le vice-président des États-Unis, Al Gore, expose aux délégués de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT), réunis à Buenos Aires, son projet d’autoroutes de l’information en ces termes :
« Assurer un service universel de communication instantanée pour la grande famille humaine […] La Global Information Infrastructure [GII, infrastructure mondiale de l’information] permettra d’établir une sorte de conversation globale dans laquelle chaque personne qui le veut pourra s’exprimer […] Ce ne sera pas seulement une métaphore de la démocratie en marche ; dans les faits, elle encouragera le fonctionnement de la démocratie en accroissant la participation des citoyens à la prise de décision et elle favorisera la capacité des nations à coopérer entre elles […] J’y vois un Nouvel Âge Athénien de la démocratie qui se forgera dans les forums que la nouvelle infrastructure mondiale de l’information créera[7]. »
Le fossé qui sépare les promesses associées aux développements technologiques et la (désastreuse) réalité de leur déploiement n’a jamais eu raison de « l’imaginaire messianique de la communication[8] », et, au-delà, du mythe du salut par la technologie.
Dans un ouvrage publié en 1997, Jaime Semprun remarquait qu’« il n’est d’ailleurs pas un de ces soi-disant ennemis de l’unification du monde, jusqu’aux plus gauchistes, qui ne s’enthousiasme des possibilités de télédémocratie offertes par les “réseaux” » (L’Abime se repeuple). Même quelqu’un comme André Gorz, qui avait pourtant très justement souligné les implications intrinsèquement autoritaires de la haute technologie, estimait de manière contradictoire que le « passage à une société postcapitaliste » ne pouvait se faire « que sur la base de réseaux de communication mondiaux », et nécessitait donc « l’utilisation des logiciels, des ordinateurs, des machines à programmes pour à la fois économiser des ressources naturelles et économiser de l’énergie humaine, et rendre le maximum d’énergie humaine disponible pour des activités qui portent en elles-mêmes leur propre fin, qui ne sont pas dépendantes de consommations marchandes[9] ».
Cyril Dion, pour prendre un exemple plus récent, s’extasie sur les potentialités d’internet : « Grâce à la capacité de nous organiser en réseaux qu’offre internet, nous pourrions transformer nos structures sociales, politiques, économiques de façon extraordinaire[10]. » Et il est loin d’être le seul. La quasi-totalité des partis politiques, des politiciens, y compris de gauche et d’extrême gauche, s’imaginent ou en tout cas prétendent que la technologie, et notamment internet, recèlent un potentiel d’émancipation et de démocratisation de la société. La quasi-totalité des politiciens et des figures de la gauche s’efforcent de croire, se forcent à croire, n’ont en fait pas d’autre choix que croire qu’internet et les technologies modernes, la high-tech en général, sont compatibles avec la démocratie, étant donné qu’ils partent du principe qu’il est impensable, inenvisageable, de renoncer aux principales technologies modernes. Puisque nous devons et comptons conserver l’essentiel du système technologique, ses infrastructures fondamentales, principales, il faut bien croire que celles-ci peuvent aller de pair avec une organisation sociale démocratique, juste, égalitaire.
Même les soi-disant « décroissants » ayant voix au chapitre soutiennent que le développement technologique est une des clés pour nous permettre d’atteindre la société de nos rêves. L’anthropologue Jason Hickel (une des idoles du lumineux Timothée Parrique), professeur à l’université autonome de Barcelone, membre de la Royal Society of Arts, chercheur invité à l’International Inequalities Institute de la London School of Economics, professeur titulaire de la chaire de justice mondiale et d’environnement à l’université d’Oslo, rédacteur en chef adjoint de la revue World Development et membre de la table ronde sur le climat et la macroéconomie de l’Académie nationale des sciences des États-Unis (je vous passe la suite du CV de ce grand ennemi du monde tel qu’il va), Jason Hickel, donc, présente sa décroissance comme « une société hautement éduquée et technologiquement avancée, sans pauvreté ni faim », qui utiliserait cependant « beaucoup moins de ressources et d’énergie qu’aujourd’hui[11] ». Une des principales conditions pour l’établissement de sa décroissance écosocialiste est en effet l’universalisation du mode de vie industriel/high-tech à l’entièreté des êtres humains du globe. Il s’agit, en d’autres termes, de s’assurer que les « milliards d’humains qui en sont actuellement privés » puissent bénéficier « des biens et services d’ordre supérieur nécessaires à une vie décente : alimentation nutritive, logement moderne, soins de santé, éducation, électricité, fourneaux propres, systèmes d’assainissement, vêtements, machines à laver, réfrigération, chauffage/refroidissement, ordinateurs, téléphones portables, internet, transports en commun, etc.[12] ».
Et bien sûr, internet constitue souvent la pierre angulaire des utopies décroissantes ou écosocialistes. Kate Raworth, une collègue « décroissante » de Hickel, célèbre « les biens communs numériques, qui sont rapidement en train de devenir l’une des zones les plus dynamiques de l’économie mondiale ». La « révolution numérique a donné naissance à l’ère des réseaux et de la collaboration à coût marginal proche de zéro […] avec l’essor dynamique des communaux collaboratifs. […] Quiconque a une connexion Internet peut se divertir, s’informer, apprendre et enseigner dans le monde entier. Le toit de chaque foyer, école ou entreprise peut générer une énergie renouvelable et, avec l’aide d’une monnaie blockchain, vendre le surplus dans un microréseau. Avec l’accès à une imprimante 3D, chacun peut télécharger des modèles et créer les siens propres, et imprimer à volonté l’outil ou le gadget dont il a besoin. Ces technologies latérales sont la base du design distributif, et elles brouillent la frontière entre producteurs et consommateurs, en permettant à chacun de devenir un “prosommateur”, à la fois fabricant et utilisateur dans l’économie pair-à-pair[13]. »
Merveilleux. Je ne sais pas quel genre de drogue consomme Raworth, mais c’est clairement de la bonne. Car rien ne va dans cette litanie techno-messianique. Mais difficile de savoir par où commencer. Par les coûts écologiques désastreux des imprimantes 3D, de la blockchain, des énergies prétendument « renouvelables », et de tout ce que ces choses impliquent ?
Quoi qu’il en soit, une fois évacuée du tableau la question de savoir si – la possibilité que – le développement technologique, les technologies complexes issues de la révolution industrielle, requièrent – vont inéluctablement de pair avec – une organisation sociale hiérarchique, autoritaire, inégalitaire, anti-démocratique, il ne reste plus qu’à croire.
La vieille utopie d’une société humaine pacifiée, harmonisée et rendue égalitaire et démocratique par son unification planétaire, au moyen de technologies de la communication, notamment, continue de justifier la poursuite du développement techno-industriel, et donc la continuation du désastre. (Même si, de manière sans doute assez significative, Raworth et Hickel choisissent de prendre la Chine comme exemple ; Hickel écrit : « Comme l’illustre le cas de la Chine, cet objectif peut être atteint grâce à des politiques d’approvisionnement public et de contrôle des prix, afin de garantir un accès universel aux biens et services essentiels[14]. » La Chine ne constitue pourtant pas un modèle de démocratie. Peut-être un aveu inconscient.)
Or, ainsi que j’ai tenté, à la suite de quelques autres[15], de l’exposer, il me semble qu’il existe de très bons arguments, de très bonnes raisons pour lesquelles, selon toute probabilité, la technologie moderne (la high-tech, la technologie issue de la révolution industrielle, la technologie développée par l’État et le capitalisme) exige nécessairement une organisation sociale hiérarchique, autoritaire, inégalitaire et destructrice de l’environnement[16]. Les mêmes raisons nous suggèrent fortement que la démocratie et la soutenabilité écologique requièrent des sociétés de petite taille, à taille humaine, artisanales plutôt qu’industrielles, exclusivement basées sur des basses technologies[17]. Plus de 200 ans (voire 3000 ans) d’approfondissement de la dépossession, de promesses non tenues, d’espoirs balayés puis naïvement réitérés au gré des nouveaux développements technologiques, qui n’ont toujours eu pour effet que d’étendre la domination, l’aliénation, le contrôle, la surveillance, la contrainte, devraient a minima nous amener à nous poser de sérieuses questions.
Et quoi si ? Et quoi s’il était vain et même, au point où nous en sommes, absurde et stupide de croire que la technologie allait nous permettre de parvenir à l’égalité, à la démocratie, à l’écologie et au bonheur universel ? Et même de croire que la technologie est compatible avec l’égalité, la démocratie et l’écologie ?
Enfer et damnation ! Cela ne ferait-il pas de nous d’horribles « technophobes » ?! Non, pas du tout, il ne s’agit ni d’un rejet total de la technologie, ni d’une peur ou d’une haine irrationnelle de la technologie. Il s’agit de saisir les tenants et les aboutissants de la technologie, qui n’est jamais « neutre », de tirer les conclusions qui s’imposent, et d’arrêter de croire à des mirages.
Nicolas Casaux
- Alexandre-Théophile Vandermonde (1735–1796), « Quatrième leçon d’économie politique, 23 ventôse/13 mars [1795] », in L’École normale de l’an III, Nordman D. (éd.), Paris, Dunod, 1994. ↑
- Francis Bacon, Temporis partus masculus, 1603, cité par Henri Durel dans « Francis Bacon et la science nouvelle : la nécessaire mais impossible polémique », Réforme, Humanisme, Renaissance n°17, 1983. ↑
- Pierre Kropotkine, Champs, Usines et Ateliers, Stock, 1910. ↑
- Jack London, « The Message of Motion Pictures », in Paramount Magazine, février 1915. ↑
- Jean-Guy Moreau, Le Règne de la télévision, Seuil, 1967. ↑
- Langdon Winner, La Baleine et le Réacteur — À la recherche de limites au temps de la haute-technologie, éditions Libre, 2022 [1986]. ↑
- Al Gore, Remarks prepared for delivery by Vice President Al Gore to the International Telecommunications Union Development Conference in Buenos Aires, Argentina on March 21, 1994, Washington D.C., Departmentof State, USIA, mars 1994. ↑
- Armand Mattelart, Histoire de l’utopie planétaire, La Découverte, 2009. ↑
- André Gorz, Penser l’avenir — Entretien avec François Noudelmann, La Découverte, 2019. Ce propos de Gorz date d’un entretien ayant pris place en 2005. ↑
- Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine : récits et stratégies pour transformer le monde, Actes Sud, 2018. ↑
- Jason Hickel, « Is the world poor, or unjust ? », jasonhickel.org, 22 février 2021. ↑
- Jason Hickel et Dylan Sullivan, « How much growth is required to achieve good lives for all ? Insights from needs-based analysis », World Development Perspectives, volume 35, septembre 2024. ↑
- Kate Raworth, La Théorie du donut, Plon, 2018. ↑
- Jason Hickel et Dylan Sullivan, op. cit. ↑
- Tout le courant technocritique, des anarchistes naturiens à PMO. ↑
- Cf. mon texte « Les exigences des choses plutôt que les intentions des hommes » ou le chapitre 1 de mon livre Mensonges renouvelables et capitalisme décarboné (Libre, 2024). ↑
- Cf. aussi mon texte intitulé « High-tech, low-tech, anti-tech : le problème de la technologie ». ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage