Dans une interview accordée à RTBF fin 2022, Parrique affirme que divers pays suivent d’ores et déjà des voies qui constitueraient en quelque sorte des alternatives au capitalisme, en tout cas qui offriraient des solutions aux maux qui accompagnent le capitalisme. Il mentionne par exemple « le Bhoutan, qui calcule le Bonheur intérieur brut ». Parrique est loin d’être le seul à régulièrement invoquer le Bhoutan dans son discours prétendument écologiste ou décroissant. De nombreux médias, de Reporterre à Arte en passant par Le Monde, National Geographic et bien d’autres n’ont eu de cesse, au cours des dernières années, de célébrer ce petit royaume himalayen.
J’avais déjà souligné, il y a quelques années, pourquoi il s’agit d’une mystification qui confine au foutage de gueule flagrant :
« Or, au Bhoutan, pays en plein développement industriel, la nature souffre de plus en plus, comme partout ailleurs. L’électricité y provient essentiellement d’immenses barrages hydroélectriques, principalement financés par l’Inde, qui noient des vallées, détruisent fleuves et rivières et émettent beaucoup de gaz à effet de serre. Des barrages qu’il faut bien construire, avec des machines, etc. Développement oblige, au Bhoutan, le nombre de voitures sur les routes ne cesse d’augmenter, ainsi que la consommation énergétique dans son ensemble, qui continue de provenir à 70% de combustibles fossiles et de biomasse. Mais heureusement, le gouvernement bhoutanais entend augmenter et diversifier sa production d’énergie dite verte, propre ou renouvelable (en misant sur le solaire et l’éolien, notamment). Rien de vert ici, rien de bon pour la planète, au contraire. La même civilisation industrielle en développement que partout ailleurs. & sur le plan de la liberté, on rappellera que le Bhoutan est toujours une royauté (soit une organisation sociale encore plus éloignée de la démocratie que nous ne le sommes, c’est dire), et qu’un sondage en date de 2010, effectué par son gouvernement, rapporte que 68% des femmes du pays considèrent qu’il est normal que leurs maris les battent. Bienvenue au pays du Bonheur national brutal (pour les femmes). »
Mais mon commentaire est bien trop succinct. Il y a bien plus à dire.
Depuis quelques années, le Bhoutan connaît un boom minier. Le pays possède de nombreuses ressources minières : charbon, dolomite, calcaire, ardoise et cuivre notamment. Le secteur minier du Bhoutan représentait 4,81 % du produit intérieur brut en 2019 et fournissait plus de la moitié des dix principaux produits d’exportation. Beaucoup de villageois se plaignent des nombreuses nuisances écologiques (comprenant des destructions irréversibles de l’environnement) que génère l’industrie minière, mais en vain. La royauté est décidée à accompagner l’expansion des mines. En 2023, le Bhoutan a exporté 4,32 millions de tonnes métriques de minéraux, avec en tête la dolomite (2,90 millions de tonnes métriques), contre 3,51 millions de tonnes métriques en 2022. La valeur ajoutée brute du secteur minier a augmenté pour atteindre 62 millions d’euros en 2023, contre 46 millions d’euros en 2022. La dolomite, le marbre, le calcaire cristallin sont exportés vers l’Inde et le Bangladesh, tandis que le gypse est exporté vers l’Inde, le Bangladesh et le Népal.
Le gouvernement élabore actuellement un nouveau plan qui vise à faire doubler la contribution du secteur minier au PIB d’ici 2029, avec un taux de croissance annuel de 11,9 %.
Comme l’explique un article publié le 30 octobre de cette année sur le site du Guardian, des mesures du bonheur au Bhoutan effectuées en 2019 l’ont classé à la 95ème place sur 156. Le pays connaît une émigration importante, possiblement liée à l’insatisfaction de ses habitant∙es. L’année dernière, 1,5 % de la population s’est installée en Australie pour y travailler ou y étudier.
Les chiffres les plus récents montrent qu’un peu plus de la moitié des femmes travaillent, contre 61,2 % en 2019, tandis que le chômage des jeunes — qui augmente régulièrement depuis 2004 — s’élevait à 28,6 % en 2022. Un Bhoutanais sur huit vit dans la pauvreté (sans doute davantage en vérité).
Le gouvernement bhoutanais a récemment investi des millions de dollars dans des équipements numériques destinés à l’extraction de crypto-monnaies. Les crypto-monnaies, dont l’extraction est extrêmement énergivore, constituent une catastrophe sur le plan écologique.
Cette année, le premier ministre, Tshering Tobgay, a également lancé l’idée d’un bonheur national brut 2.0 v un modèle mettant davantage l’accent sur l’économie — en déclarant que le gouvernement avait « échoué sur le plan économique ».
Par ailleurs, comme le rapporte encore l’article du Guardian, en matière de liberté de la presse, le Bhoutan se situe désormais au 90e rang mondial (classement de 2023), alors qu’il était auparavant au 33e. Près d’un cinquième des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête GNH [Gross National Happiness] 2022 ont déclaré qu’elles ne pensaient pas avoir le droit d’adhérer au parti politique de leur choix. Approché par le Guardian, un jeune Bhoutanais a expliqué ne pas vouloir être interviewé de peur que lui ou ceux avec qui il travaillait n’aient des problèmes avec le gouvernement.
L’article du Guardian continue :
« Alors qu’il cherche à endiguer les migrations et à attirer le tourisme et les investissements, le Bhoutan mise beaucoup sur sa réputation en matière de pleine conscience [mindfulness]. En décembre de l’année dernière, le roi dragon [dragon king, Jigme Khesar Namgyel Wangchuck] a annoncé son intention de construire une ville de la pleine conscience à Gelephu dans le sud du pays, une région marquée par des déplacements de population que Human Rights Watch considère comme une épuration ethnique.
Occupant 2,5 % des terres du pays, elle sera constituée de neuf ponts sur lesquels les habitants pourront vivre et travailler. Aucune date n’a été annoncée et on ne sait pas qui, le cas échéant, est prêt à payer la facture : la page de contact du site web de la ville s’adresse aux personnes qui “souhaiteraient nous rejoindre dans la co-création de cette entreprise passionnante”.
La ville devrait être construite sur une zone où vivent déjà 10 000 personnes, dont de nombreux agriculteurs et agricultrices. (Ce groupe social est le moins bien classé dans les enquêtes GNH du Bhoutan, seuls 33 % de ses membres se considèrent comme heureux, selon la Banque asiatique de développement).
Les habitant∙es craignent d’être déplacé∙es ou chassé∙es de leurs terres sans compensation, ou avec une compensation injuste, déclare Ram Karki, un réfugié bhoutanais qui vit aux Pays-Bas. […] “Au Bhoutan, les gens ne peuvent pas s’opposer à ce qui va à l’encontre des souhaits du roi ou du gouvernement”, explique-t-il. “Or il s’agit d’un projet du roi.”
Karki fait partie des Bhoutanais qui ont fui le pays dans les années 1980 et 1990, à la suite d’un recensement visant à déterminer l’appartenance ethnique des Bhoutanais. Les personnes considérées comme ethniquement népalaises — dont la plupart vivaient dans le sud du Bhoutan — ont été poussées à partir, explique Susan Banki, professeur associé à l’université de Sydney, qui a écrit un livre sur les réfugiés bhoutanais.
Un sixième de la population a quitté le pays et, jusqu’en 2007, plus de 108 000 Bhoutanais vivaient encore dans des camps de réfugiés au Népal. La plupart ont été réinstallés depuis, mais il reste environ 7 000 réfugiés. Certains de ceux qui ont organisé des manifestations, refusé de partir ou […] qui étaient simplement des membres éminents de leur communauté ont été arrêtés et torturés. Aujourd’hui, le Bhoutan compte encore 34 prisonniers politiques. Human Rights Watch demande depuis des années leur libération et affirme que la plupart d’entre eux ont été “condamnés pour des délits politiques à l’issue de procès inéquitables”. »
Selon la Banque asiatique de développement, les statistiques du bonheur au Bhoutan montrent que les personnes les plus heureuses « sont celles qui sont les plus riches ».
ON RÉCAPITULE.
Le Bhoutan est une dictature capitaliste, raciste et patriarcale, où la nature est graduellement détruite par le « développement » (économique, industriel, technologique), comme partout ailleurs, et où seuls les riches sont heureux.
Quiconque mentionne le Bhoutan comme un exemple de voie à suivre est une immense fraude (euphémisme).
La fable du Bhoutan incarne de manière frappante la capacité des médias à faire croire aux gens des choses qui représentent l’exact inverse de la réalité, ainsi que la facilité qu’ont beaucoup de gens à se nourrir d’illusions et à ne pas faire le moindre effort pour déceler la vérité. (Les illusions qui rassurent sont bien plus recherchées que les vérités qui dérangent.)
L’exemple du Bhoutan incarne aussi parfaitement la fumisterie générale que représentent les gens comme Timothée Parrique. Leur discours n’est qu’un agrégat de mystifications du même acabit. Il n’existe pas de version décroissante ou écologique du système industriel, de la société technologique. Mais les idiots utiles du système que sont Parrique et ses épigones continueront d’être promus par les médias. Leurs mensonges renouvelables permettent efficacement de neutraliser la formation d’un mouvement écologiste conséquent.
Nicolas Casaux
(P.-S. : il va sans dire que les affirmations selon lesquelles le Bhoutan serait le « seul pays au monde à avoir un bilan carbone négatif » (National Geographic) relèvent de la même fraude. Le bilan carbone du Bhoutan est très vraisemblablement mauvais (positif). Mais même si tel n’était pas le cas, ce qui semble hautement improbable, cette affirmation demeurerait une fraude dans la mesure où elle dissimulerait la question réellement importante, celle de la préservation de l’environnement, derrière une considération extrêmement réductrice autour du seul « bilan carbone »).
Source: Lire l'article complet de Le Partage