La fable du Bhoutan & les illusions renouvelables de Timothée Parrique (par Nicolas Casaux)

La fable du Bhoutan & les illusions renouvelables de Timothée Parrique (par Nicolas Casaux)

Dans une inter­view accor­dée à RTBF fin 2022, Par­rique affirme que divers pays suivent d’ores et déjà des voies qui consti­tue­raient en quelque sorte des alter­na­tives au capi­ta­lisme, en tout cas qui offri­raient des solu­tions aux maux qui accom­pagnent le capi­ta­lisme. Il men­tionne par exemple « le Bhou­tan, qui cal­cule le Bon­heur inté­rieur brut ». Par­rique est loin d’être le seul à régu­liè­re­ment invo­quer le Bhou­tan dans son dis­cours pré­ten­du­ment éco­lo­giste ou décrois­sant. De nom­breux médias, de Repor­terre à Arte en pas­sant par Le Monde, Natio­nal Geo­gra­phic et bien d’autres n’ont eu de cesse, au cours des der­nières années, de célé­brer ce petit royaume himalayen.

J’avais déjà sou­li­gné, il y a quelques années, pour­quoi il s’agit d’une mys­ti­fi­ca­tion qui confine au fou­tage de gueule flagrant :

« Or, au Bhou­tan, pays en plein déve­lop­pe­ment indus­triel, la nature souffre de plus en plus, comme par­tout ailleurs. L’électricité y pro­vient essen­tiel­le­ment d’immenses bar­rages hydro­élec­triques, prin­ci­pa­le­ment finan­cés par l’Inde, qui noient des val­lées, détruisent fleuves et rivières et émettent beau­coup de gaz à effet de serre. Des bar­rages qu’il faut bien construire, avec des machines, etc. Déve­lop­pe­ment oblige, au Bhou­tan, le nombre de voi­tures sur les routes ne cesse d’augmenter, ain­si que la consom­ma­tion éner­gé­tique dans son ensemble, qui conti­nue de pro­ve­nir à 70% de com­bus­tibles fos­siles et de bio­masse. Mais heu­reu­se­ment, le gou­ver­ne­ment bhou­ta­nais entend aug­men­ter et diver­si­fier sa pro­duc­tion d’énergie dite verte, propre ou renou­ve­lable (en misant sur le solaire et l’éolien, notam­ment). Rien de vert ici, rien de bon pour la pla­nète, au contraire. La même civi­li­sa­tion indus­trielle en déve­lop­pe­ment que par­tout ailleurs. & sur le plan de la liber­té, on rap­pel­le­ra que le Bhou­tan est tou­jours une royau­té (soit une orga­ni­sa­tion sociale encore plus éloi­gnée de la démo­cra­tie que nous ne le sommes, c’est dire), et qu’un son­dage en date de 2010, effec­tué par son gou­ver­ne­ment, rap­porte que 68% des femmes du pays consi­dèrent qu’il est nor­mal que leurs maris les battent. Bien­ve­nue au pays du Bon­heur natio­nal bru­tal (pour les femmes). »

Mais mon com­men­taire est bien trop suc­cinct. Il y a bien plus à dire.

Depuis quelques années, le Bhou­tan connaît un boom minier. Le pays pos­sède de nom­breuses res­sources minières : char­bon, dolo­mite, cal­caire, ardoise et cuivre notam­ment. Le sec­teur minier du Bhou­tan repré­sen­tait 4,81 % du pro­duit inté­rieur brut en 2019 et four­nis­sait plus de la moi­tié des dix prin­ci­paux pro­duits d’ex­por­ta­tion. Beau­coup de vil­la­geois se plaignent des nom­breuses nui­sances éco­lo­giques (com­pre­nant des des­truc­tions irré­ver­sibles de l’environnement) que génère l’industrie minière, mais en vain. La royau­té est déci­dée à accom­pa­gner l’expansion des mines. En 2023, le Bhou­tan a expor­té 4,32 mil­lions de tonnes métriques de miné­raux, avec en tête la dolo­mite (2,90 mil­lions de tonnes métriques), contre 3,51 mil­lions de tonnes métriques en 2022. La valeur ajou­tée brute du sec­teur minier a aug­men­té pour atteindre 62 mil­lions d’euros en 2023, contre 46 mil­lions d’euros en 2022. La dolo­mite, le marbre, le cal­caire cris­tal­lin sont expor­tés vers l’Inde et le Ban­gla­desh, tan­dis que le gypse est expor­té vers l’Inde, le Ban­gla­desh et le Népal.

Mine de char­bon de Sam­drup Jong­khar au Bhoutan

Le gou­ver­ne­ment éla­bore actuel­le­ment un nou­veau plan qui vise à faire dou­bler la contri­bu­tion du sec­teur minier au PIB d’ici 2029, avec un taux de crois­sance annuel de 11,9 %.

Comme l’explique un article publié le 30 octobre de cette année sur le site du Guar­dian, des mesures du bon­heur au Bhou­tan effec­tuées en 2019 l’ont clas­sé à la 95ème place sur 156. Le pays connaît une émi­gra­tion impor­tante, pos­si­ble­ment liée à l’insatisfaction de ses habitant∙es. L’an­née der­nière, 1,5 % de la popu­la­tion s’est ins­tal­lée en Aus­tra­lie pour y tra­vailler ou y étudier.

Les chiffres les plus récents montrent qu’un peu plus de la moi­tié des femmes tra­vaillent, contre 61,2 % en 2019, tan­dis que le chô­mage des jeunes — qui aug­mente régu­liè­re­ment depuis 2004 — s’é­le­vait à 28,6 % en 2022. Un Bhou­ta­nais sur huit vit dans la pau­vre­té (sans doute davan­tage en vérité).

Le gou­ver­ne­ment bhou­ta­nais a récem­ment inves­ti des mil­lions de dol­lars dans des équi­pe­ments numé­riques des­ti­nés à l’ex­trac­tion de cryp­to-mon­naies. Les cryp­to-mon­naies, dont l’ex­trac­tion est extrê­me­ment éner­gi­vore, consti­tuent une catas­trophe sur le plan écologique.

100MW de data cen­ters des­ti­nés au cryp­to-minage à Gedu au Bhoutan

Cette année, le pre­mier ministre, Tshe­ring Tob­gay, a éga­le­ment lan­cé l’i­dée d’un bon­heur natio­nal brut 2.0 v un modèle met­tant davan­tage l’ac­cent sur l’é­co­no­mie — en décla­rant que le gou­ver­ne­ment avait « échoué sur le plan économique ».

Par ailleurs, comme le rap­porte encore l’article du Guar­dian, en matière de liber­té de la presse, le Bhou­tan se situe désor­mais au 90e rang mon­dial (clas­se­ment de 2023), alors qu’il était aupa­ra­vant au 33e. Près d’un cin­quième des per­sonnes inter­ro­gées dans le cadre de l’en­quête GNH [Gross Natio­nal Hap­pi­ness] 2022 ont décla­ré qu’elles ne pen­saient pas avoir le droit d’adhé­rer au par­ti poli­tique de leur choix. Appro­ché par le Guar­dian, un jeune Bhou­ta­nais a expli­qué ne pas vou­loir être inter­viewé de peur que lui ou ceux avec qui il tra­vaillait n’aient des pro­blèmes avec le gouvernement.

L’article du Guar­dian continue :

« Alors qu’il cherche à endi­guer les migra­tions et à atti­rer le tou­risme et les inves­tis­se­ments, le Bhou­tan mise beau­coup sur sa répu­ta­tion en matière de pleine conscience [mind­ful­ness]. En décembre de l’an­née der­nière, le roi dra­gon [dra­gon king, Jigme Khe­sar Nam­gyel Wang­chuck] a annon­cé son inten­tion de construire une ville de la pleine conscience à Gele­phu dans le sud du pays, une région mar­quée par des dépla­ce­ments de popu­la­tion que Human Rights Watch consi­dère comme une épu­ra­tion ethnique.

Occu­pant 2,5 % des terres du pays, elle sera consti­tuée de neuf ponts sur les­quels les habi­tants pour­ront vivre et tra­vailler. Aucune date n’a été annon­cée et on ne sait pas qui, le cas échéant, est prêt à payer la fac­ture : la page de contact du site web de la ville s’a­dresse aux per­sonnes qui “sou­hai­te­raient nous rejoindre dans la co-créa­tion de cette entre­prise passionnante”.

La ville devrait être construite sur une zone où vivent déjà 10 000 per­sonnes, dont de nom­breux agri­cul­teurs et agri­cul­trices. (Ce groupe social est le moins bien clas­sé dans les enquêtes GNH du Bhou­tan, seuls 33 % de ses membres se consi­dèrent comme heu­reux, selon la Banque asia­tique de développement).

Les habitant∙es craignent d’être déplacé∙es ou chassé∙es de leurs terres sans com­pen­sa­tion, ou avec une com­pen­sa­tion injuste, déclare Ram Kar­ki, un réfu­gié bhou­ta­nais qui vit aux Pays-Bas. […] “Au Bhou­tan, les gens ne peuvent pas s’op­po­ser à ce qui va à l’en­contre des sou­haits du roi ou du gou­ver­ne­ment”, explique-t-il. “Or il s’agit d’un pro­jet du roi.”

Kar­ki fait par­tie des Bhou­ta­nais qui ont fui le pays dans les années 1980 et 1990, à la suite d’un recen­se­ment visant à déter­mi­ner l’ap­par­te­nance eth­nique des Bhou­ta­nais. Les per­sonnes consi­dé­rées comme eth­ni­que­ment népa­laises — dont la plu­part vivaient dans le sud du Bhou­tan — ont été pous­sées à par­tir, explique Susan Ban­ki, pro­fes­seur asso­cié à l’u­ni­ver­si­té de Syd­ney, qui a écrit un livre sur les réfu­giés bhoutanais.

Un sixième de la popu­la­tion a quit­té le pays et, jus­qu’en 2007, plus de 108 000 Bhou­ta­nais vivaient encore dans des camps de réfu­giés au Népal. La plu­part ont été réins­tal­lés depuis, mais il reste envi­ron 7 000 réfu­giés. Cer­tains de ceux qui ont orga­ni­sé des mani­fes­ta­tions, refu­sé de par­tir ou […] qui étaient sim­ple­ment des membres émi­nents de leur com­mu­nau­té ont été arrê­tés et tor­tu­rés. Aujourd’­hui, le Bhou­tan compte encore 34 pri­son­niers poli­tiques. Human Rights Watch demande depuis des années leur libé­ra­tion et affirme que la plu­part d’entre eux ont été “condam­nés pour des délits poli­tiques à l’is­sue de pro­cès inéquitables”. »

Selon la Banque asia­tique de déve­lop­pe­ment, les sta­tis­tiques du bon­heur au Bhou­tan montrent que les per­sonnes les plus heu­reuses « sont celles qui sont les plus riches ».

ON RÉCAPITULE.

Le Bhou­tan est une dic­ta­ture capi­ta­liste, raciste et patriar­cale, où la nature est gra­duel­le­ment détruite par le « déve­lop­pe­ment » (éco­no­mique, indus­triel, tech­no­lo­gique), comme par­tout ailleurs, et où seuls les riches sont heureux.

Qui­conque men­tionne le Bhou­tan comme un exemple de voie à suivre est une immense fraude (euphé­misme).

La fable du Bhou­tan incarne de manière frap­pante la capa­ci­té des médias à faire croire aux gens des choses qui repré­sentent l’exact inverse de la réa­li­té, ain­si que la faci­li­té qu’ont beau­coup de gens à se nour­rir d’illu­sions et à ne pas faire le moindre effort pour déce­ler la véri­té. (Les illu­sions qui ras­surent sont bien plus recher­chées que les véri­tés qui dérangent.)

L’exemple du Bhou­tan incarne aus­si par­fai­te­ment la fumis­te­rie géné­rale que repré­sentent les gens comme Timo­thée Par­rique. Leur dis­cours n’est qu’un agré­gat de mys­ti­fi­ca­tions du même aca­bit. Il n’existe pas de ver­sion décrois­sante ou éco­lo­gique du sys­tème indus­triel, de la socié­té tech­no­lo­gique. Mais les idiots utiles du sys­tème que sont Par­rique et ses épi­gones conti­nue­ront d’être pro­mus par les médias. Leurs men­songes renou­ve­lables per­mettent effi­ca­ce­ment de neu­tra­li­ser la for­ma­tion d’un mou­ve­ment éco­lo­giste conséquent.

Nico­las Casaux

(P.-S. : il va sans dire que les affir­ma­tions selon les­quelles le Bhou­tan serait le « seul pays au monde à avoir un bilan car­bone néga­tif » (Natio­nal Geo­gra­phic) relèvent de la même fraude. Le bilan car­bone du Bhou­tan est très vrai­sem­bla­ble­ment mau­vais (posi­tif). Mais même si tel n’était pas le cas, ce qui semble hau­te­ment impro­bable, cette affir­ma­tion demeu­re­rait une fraude dans la mesure où elle dis­si­mu­le­rait la ques­tion réel­le­ment impor­tante, celle de la pré­ser­va­tion de l’environnement, der­rière une consi­dé­ra­tion extrê­me­ment réduc­trice autour du seul « bilan carbone »).

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