Kohei Saito : le Cyril Dion japonais (par Nicolas Casaux)

Kohei Saito : le Cyril Dion japonais (par Nicolas Casaux)

Le plu­ra­lisme média­tique, quel bon­heur, n’est-ce pas. Ou plu­tôt, quelle arnaque. Si les nom­breux médias qui pol­luent notre exis­tence au quo­ti­dien dans le capi­ta­lisme contem­po­rain ont fait à l’unisson la pro­mo­tion des thèses pré­ten­du­ment décrois­santes du phi­lo­sophe Japo­nais Kohei Sai­to, c’est parce que ce qui se vend se vend. Sai­to a ven­du plein de bou­quins au Japon, il a fait par­ler de lui, il a remué du pognon, donc les médias fran­çais suivent.

Ses thèses n’ont en véri­té rien d’originales ni de réel­le­ment décrois­santes. Sai­to pro­meut à peu près les mêmes inep­ties que : Cyril Dion, Isa­belle Delan­noy, Timo­thée Par­rique, Kate Raworth, Bon Pote, Camille Etienne, Jason Hickel, Bill McKib­ben, Green­peace, 350.org, Nao­mi Klein, j’en oublie, j’en omets, j’en passe et des meilleurs.

Dans son prin­ci­pal best-sel­ler, paru en fran­çais sous le titre Moins ! La décrois­sance est une phi­lo­so­phie (Seuil, sep­tembre 2024), Sai­to pré­tend cri­ti­quer la tech­no­lo­gie, le « tech­nop­ti­misme », il affirme que « pour arrê­ter le chan­ge­ment cli­ma­tique, il faut en recher­cher les causes pro­fondes et ne plus nous en remettre à la tech­no­lo­gie pour remé­dier à ses symp­tômes ». Seule­ment, comme tous les autres, il ne com­prend en fait pas du tout le pro­blème que pose la tech­no­lo­gie, et mise en réa­li­té tout sur son développement.

Il sou­tient par exemple que « la tran­si­tion vers les véhi­cules élec­triques et le pho­to­vol­taïque est effec­ti­ve­ment néces­saire », et même qu’il « fau­dra faire évo­luer encore plus les éner­gies renou­ve­lables, les tech­no­lo­gies d’économie d’énergie ou encore les tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion ». Et encore :

« Des inves­tis­se­ments à grande échelle de type New Deal vert qui trans­forment les ter­ri­toires sont néces­saires. Je le répète une der­nière fois pour qu’il n’y ait pas de mal­en­ten­du. Bien sûr que nous devrons pas­ser rapi­de­ment à l’énergie solaire et aux véhi­cules élec­triques. Il fau­dra des mesures fis­cales mas­sives pour déve­lop­per et rendre gra­tuits les trans­ports publics, pour amé­lio­rer les cir­cuits cyclables et pour construire des loge­ments publics équi­pés de pan­neaux solaires. »

La civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle basse consom­ma­tion, durable et éco­lo­gique qu’il nous pro­met sera en outre ren­due « plus démo­cra­tique » grâce aux tech­no­lo­gies de la com­mu­ni­ca­tion et de l’information (grâce au numé­rique et à internet) :

« Les réseaux élec­triques et autres coopé­ra­tives en mode de ges­tion citoyenne ne sont que quelques exemples. L’éducation, la san­té, Inter­net, l’économie col­la­bo­ra­tive, autant de domaines dans les­quels il est pos­sible de res­tau­rer une abon­dance radi­cale. Uber, par exemple, pour­rait deve­nir pro­prié­té publique pour trans­for­mer la pla­te­forme en com­mun. On peut dire la même chose des vac­cins et trai­te­ments du Covid-19, qui devraient éga­le­ment être trans­for­més en com­muns dans le monde entier. Les com­muns nous per­mettent de ces­ser de dépendre du mar­ché et de l’État pour déve­lop­per dans nos socié­tés des coges­tions hori­zon­tales de la pro­duc­tion. Les biens et ser­vices rares, dont l’utilisation était aupa­ra­vant limi­tée par l’argent, pour­raient être trans­for­més en biens et ser­vices abon­dants. En d’autres termes, l’objectif des com­muns est de réduire les domaines de pénu­ries arti­fi­cielles et d’accroître l’abondance radi­cale, en rom­pant avec le consu­mé­risme et le maté­ria­lisme. N’oublions pas que la ges­tion des com­muns ne dépend pas néces­sai­re­ment de l’État. L’eau peut être gérée par les col­lec­ti­vi­tés locales, l’électricité et les terres agri­coles par les citoyens. L’économie col­la­bo­ra­tive peut être cogé­rée par les uti­li­sa­teurs des ser­vices qui créent des pla­te­formes “coopé­ra­tives” sur la base des tech­no­lo­gies de l’information. »

Sai­to s’oppose à celles et ceux qui dési­rent « reje­ter le pou­voir de l’État ». Il estime qu’il serait « même insen­sé de reje­ter l’État comme solu­tion, étant don­né la néces­si­té de déve­lop­per les infra­struc­tures et de trans­for­mer l’industrie ».

Bref, Sai­to, à l’instar de tous ses clones (Dion, Par­rique, etc.), ne réa­lise pas :

  1. Que l’État et la démo­cra­tie, ça fait deux. Simone Weil le for­mu­lait déjà très bien en 1934 : « Si l’État est oppres­sif, si la démo­cra­tie est un leurre, c’est parce que l’État est com­po­sé de trois corps per­ma­nents, se recru­tant par coop­ta­tion, dis­tincts du peuple, à savoir l’armée, la police et la bureau­cra­tie. Les inté­rêts de ces trois corps sont dis­tincts des inté­rêts de la popu­la­tion, et par suite leur sont oppo­sés. Ain­si la “machine de l’État” est oppres­sive par sa nature même, ses rouages ne peuvent fonc­tion­ner sans broyer les citoyens ; aucune bonne volon­té ne peut en faire un ins­tru­ment du bien public ; on ne peut l’empêcher d’opprimer qu’en la bri­sant. Au reste […], l’oppression exer­cée par la machine de l’État se confond avec l’oppression exer­cée par la grande indus­trie ; cette machine se trouve auto­ma­ti­que­ment au ser­vice de la prin­ci­pale force sociale, à savoir le capi­tal, autre­ment dit l’outillage des entre­prises indus­trielles. Ceux qui sont sacri­fiés au déve­lop­pe­ment de l’outillage indus­triel, c’est-à-dire les pro­lé­taires, sont aus­si ceux qui sont expo­sés à toute la bru­ta­li­té de l’État, et l’État les main­tient par force esclaves des entreprises. »
  2. Que toutes les tech­no­lo­gies modernes, les hautes tech­no­lo­gies, pan­neaux pho­to­vol­taïques, voi­tures élec­triques, éoliennes indus­trielles, etc., inclus, — et pas seule­ment le nucléaire, comme il semble le croire — exigent « des poli­tiques cen­tra­li­sées et direc­tives », une socié­té hié­rar­chique et auto­ri­taire (un État), sont impos­sibles à gérer « de manière démocratique ».
  3. Que toutes les tech­no­lo­gies dites vertes ou de pro­duc­tion d’énergies dites « vertes », « propres » ou « renou­ve­lables » impliquent des ravages éco­lo­giques (des extrac­tions minières qu’elles requièrent direc­te­ment à leur dépen­dance, sur le plan de la pro­duc­tion, à d’innombrables machines et infra­struc­tures qui requièrent elles aus­si, pour être pro­duites, de dégra­der la nature).
  4. Que toutes les indus­tries qui com­posent la civi­li­sa­tion indus­trielle impliquent des pol­lu­tions et/ou des­truc­tions du monde naturel.
  5. Que même la civi­li­sa­tion indus­trielle la plus basse consom­ma­tion que l’on puisse ima­gi­ner, dotée des plus ingé­nieux sys­tèmes de ration­ne­ment, de limi­ta­tion de la consom­ma­tion, de recy­clage, conti­nue­rait d’être lour­de­ment des­truc­trice de l’environnement (et auto­ri­taire, hié­rar­chique, anti-démo­cra­tique, aliénante).
  6. Qu’en outre cette civi­li­sa­tion indus­trielle basse consom­ma­tion super opti­mi­sée n’a aucune chance d’advenir, étant don­né, comme l’avait très jus­te­ment noté Simone Weil (en 1934), que l’on observe actuel­le­ment, « sur la sur­face du globe, une lutte pour la puis­sance », et que « le fac­teur déci­sif de la vic­toire » est « la pro­duc­tion indus­trielle ». Un État qui s’engagerait sur la voie de la décrois­sance se ferait immé­dia­te­ment écra­ser et cap­tu­rer par d’autres. La course à la puis­sance le garan­tit. Tout chan­ge­ment devrait se pro­duire de manière simul­ta­née dans tous les pays du monde (autant écrire une lettre au père Noel). C’est pour­quoi on en vient à pen­ser que la meilleure chance que nous avons de mettre un terme à la course à la puis­sance et à la des­truc­tion du monde qui l’accompagne repose sur l’écosabotage : des groupes ou des sabo­teurs indi­vi­duels qui cible­raient des points névral­giques du sys­tème tech­no-indus­triel (qui en pré­sente un cer­tain nombre) et pré­ci­pi­te­raient ain­si son effondrement.

Mais bon, l’idée de sor­tir entiè­re­ment du monde tech­no-indus­triel, de renon­cer à la tech­no­lo­gie et de renouer avec des modes de vie arti­sa­naux, simples, à taille humaine, ne plaît pas à la bour­geoi­sie cultu­relle que le capi­ta­lisme place inévi­ta­ble­ment à la tête de ses médias de masse. Celle-ci conti­nue­ra donc de pro­mou­voir les Sai­to, Dion, Par­rique, etc., qui nous pro­mettent qu’il est pos­sible de tout chan­ger, de tout rendre durable, éco­lo­gique, démo­cra­tique, tout en ne chan­geant rien, tout en conser­vant inter­net, les ordi­na­teurs, les trans­ports modernes, les infra­struc­tures modernes, etc.

Nico­las Casaux

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À propos de l'auteur Le Partage

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