Lettre à Cyril Dion (de Nicolas Casaux)

Lettre à Cyril Dion (de Nicolas Casaux)

Cher Cyril, dans une inter­view parue hier sur le site de Libé­ra­tion, au sujet de l’écologie, tu déplores le fait que le sys­tème « intègre les cri­tiques sans réel­le­ment poser le pro­blème en disant qu’on va faire de la crois­sance verte, du déve­lop­pe­ment durable, de l’écologie “prag­ma­tique”. Qu’on va trou­ver des solu­tions tech­no­lo­giques et faire de l’hydrogène vert. Et que cela va nous per­mettre de conti­nuer comme si de rien n’était. Sans se poser la bonne ques­tion. Celle du modèle éco­no­mique. De la remise en cause de la crois­sance. Pro­duire moins. »

D’un côté, cher Cyril, tu as bien rai­son. La « crois­sance verte », le « déve­lop­pe­ment durable », les solu­tions tech­no­lo­giques, tout ça relève de la mys­ti­fi­ca­tion. Il n’existe pas de ver­sion « verte » ou « durable » du capi­ta­lisme indus­triel. Toutes les indus­tries, y com­pris les indus­tries de pro­duc­tion de tech­no­lo­gies ou d’énergies dites « vertes », « propres », impliquent des dégra­da­tions du monde natu­rel. L’alternative qui se pré­sente à nous consiste à sor­tir du mode de vie indus­triel ou à conti­nuer de rava­ger la pla­nète jusqu’à une catas­trophe ultime, pour nous comme pour toute la vie sur Terre.

Mais d’un autre côté, cher Cyril, cela me pose ques­tion. Je m’explique :

1. Ton amie Isa­belle Delan­noy, qui a publié, dans la col­lec­tion que tu gères chez Actes Sud, un livre que tu as élo­gieu­se­ment pré­fa­cé et que tu cites sou­vent (L’Économie sym­bio­tique), y com­pris dans tes propres livres, est une pro­fes­sion­nelle de la pro­mo­tion du « déve­lop­pe­ment durable », d’une « nou­velle crois­sance éco­no­mique » et de « solu­tions tech­no­lo­giques ». Une inter­view qu’elle a accor­dée à Sales­force France est même inti­tu­lée « Com­ment conci­lier DÉVELOPPEMENT durable et RENTABILITÉ éco­no­mique ? » Delan­noy fait aus­si, dans tout ça, la pro­mo­tion de « l’hydrogène vert » et de « flottes de véhi­cules à hydrogène ».

Dans la même col­lec­tion, chez Actes Sud, tu as fait publier une tra­duc­tion du livre Draw­down : Com­ment inver­ser le cours du réchauf­fe­ment pla­né­taire de l’états-unien Paul Haw­ken. Ce livre, tu l’as aus­si pré­fa­cé, là encore élo­gieu­se­ment. Je me per­mets de te citer : « J’espère donc que cet ouvrage consti­tue­ra une véri­table feuille de route dont se sai­si­ront les élus, les chefs d’entreprise et cha­cun d’entre nous. »

Haw­ken est pour­tant célèbre pour sa pro­mo­tion de ce qu’il appelle un « capi­ta­lisme natu­rel » et de la « crois­sance verte ». Il est mon­dia­le­ment connu comme un des prin­ci­paux théo­ri­ciens du capi­ta­lisme vert. Son livre est un concen­tré de « solu­tions tech­no­lo­giques », qu’il pré­sente comme sus­cep­tibles de « contri­buer à la crois­sance éco­no­mique ». Évi­dem­ment, par­mi celles-ci, on retrouve l’hydrogène vert, mais aus­si la géo-ingé­nie­rie (« épandre de la pous­sière de sili­cate sur la terre (et les mers) pour cap­ter le dioxyde de car­bone », « repro­duire la pho­to­syn­thèse natu­relle dans une feuille arti­fi­cielle » ou mettre en place « une nou­velle indus­trie durable de cap­tage et de sto­ckage de mil­liards de tonnes de dioxyde de car­bone pré­le­vés direc­te­ment dans l’atmosphère », etc.) ; les « auto­routes intel­li­gentes » ; les avions ali­men­tés par des bio­car­bu­rants ; les camions « qui roulent au bio­car­bu­rant ou sont équi­pés de moteurs élec­triques » ; « des camions plus gros, qui peuvent dépla­cer davan­tage de mar­chan­dises » ; les véhi­cules auto­nomes ; l’« immo­tique », c’est-à-dire « l’automatisation des bâti­ments » : « Les construc­tions qui en sont équi­pées dis­posent de cap­teurs capables d’analyser et de rééqui­li­brer en conti­nu pour une meilleure effi­ca­ci­té. Ain­si, les lumières s’éteignent lorsqu’il n’y a per­sonne et les fenêtres s’entrebâillent pour amé­lio­rer la qua­li­té de l’air et régu­ler les tem­pé­ra­tures. Un sys­tème clas­sique conseille aux ges­tion­naires les mesures à prendre ; les sys­tèmes immo­tiques mettent eux-mêmes en œuvre ces mesures, comme une voi­ture avec pilote auto­ma­tique. » Et puis la « télé­pré­sence » : « la télé­pré­sence est aujourd’hui bel et bien dis­po­nible sous diverses formes et dans dif­fé­rents contextes. Des entre­prises aux écoles, en pas­sant par les hôpi­taux et les musées, les inter­ac­tions visuelles ouvrent tout un hori­zon de pos­si­bi­li­tés. Aujourd’hui, un chi­rur­gien peut conseiller en temps réel un confrère en pleine opé­ra­tion grâce à un robot mobile, sans devoir se dépla­cer d’Austin à Amman. En se réunis­sant en télé­pré­sence à Syd­ney et Sin­ga­pour, des cadres peuvent débattre d’une acqui­si­tion pos­sible sans mon­ter dans un avion. Les entre­prises qui ont adop­té de bon gré cette pra­tique se rendent bien compte que la plu­part des dépla­ce­ments (certes pas tous) peuvent être évi­tés. La télé­pré­sence ne per­met pas sim­ple­ment de limi­ter les émis­sions : les entre­prises font bien sûr des éco­no­mies en éli­mi­nant la néces­si­té de voya­ger, les employés ont des emplois du temps moins érein­tants, les réunions à dis­tance sont plus pro­duc­tives, les déci­sions prises plus rapi­de­ment, et les liens inter­per­son­nels d’un bout à l’autre de la pla­nète ren­for­cés. » Etc.

Haw­ken figure en outre dans la der­nière série de docu­men­taires que tu as réa­li­sée, inti­tu­lée Un monde nou­veau, copro­duite par Arte, le fonds d’investissement Miro­va, l’entreprise Akuo Ener­gy (qui déve­loppe des pro­jets indus­triels de pro­duc­tion d’énergies dites « renou­ve­lables » dans de nom­breux pays), Ushuaïa TV, France info, etc.

Autre­ment dit, tes ami·es et toi faites inlas­sa­ble­ment, et depuis des années, la pro­mo­tion de tout ce que tu pré­tends déplo­rer dans l’interview que tu as don­née à Libé.

J’aimerais donc com­prendre : réa­lises-tu à quel point tu es hypo­crite ? Fais-tu exprès de pro­mou­voir tout et son contraire ? Te moques-tu de nous délibérément ?

***

2. Dans l’interview sus­men­tion­née, comme à ton habi­tude, ces temps-ci, tu te plains. Tu laisses entendre que tu en as marre, que tu es fati­gué, que la vie est dure. Que ta vie est dure. Tu te plains aus­si du fait — ô monde cruel — que mal­gré tous les docu­men­taires que tu réa­lises, mal­gré tous tes dis­cours, le monde ne va tou­jours pas bien. Mais, bon sang, com­ment que ça se fait ?! Tu pré­tends que cela fait « cin­quante ans » que des gens comme toi disent ce qui ne va pas et ce qu’il fau­drait faire dans les médias.

Seule­ment, vois-tu, ain­si que cette lettre en témoigne, cela fait au moins aus­si long­temps que des gens comme moi s’efforcent de sou­li­gner les erreurs (pour res­ter poli) et les contra­dic­tions qui minent les pers­pec­tives comme la tienne. Mais pour diverses rai­sons rela­ti­ve­ment faciles à devi­ner, et contrai­re­ment à toi, les nôtres n’ont pas voix au cha­pitre, ne sont pas invité·es sur les pla­teaux télé ou à la radio, leurs tra­vaux ne sont pas finan­cés par France Télé­vi­sions, spon­so­ri­sés par l’AFD, Orange, Kon­bi­ni, L’OBS, la Banque pos­tale, UGC ou Mirova.

J’en viens à ma deuxième ques­tion : t’arrive-t-il de te deman­der si, si rien ne change mal­gré la dif­fu­sion mass-média­tique, depuis plu­sieurs décen­nies déjà, de dis­cours comme le tien, c’est peut-être parce que vos idées sont lar­ge­ment à côté de la plaque ? (Face à l’immuabilité de la tra­jec­toire du capi­ta­lisme indus­triel et à son inca­pa­ci­té à se ver­dir, à deve­nir éco­lo­gique, propre, les gens comme toi, l’air exas­pé­ré, paraissent décon­te­nan­cés, sur­pris. Comme si, au vu de la situa­tion, nous aurions pu ou dû nous attendre à autre chose. Alors qu’en fait, non.)

Nico­las Casaux

2 sep­tembre 2024

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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