La presse mainstream s’est trouvé un nouveau chouchou : le cinéma argentin et, en l’occurrence, Los Delincuentes de Rodrigo Moreno : elle se délecte de sa sensibilité anarchiste, ou, tout au moins, « anar » et libertaire. Mais que mettent Le Figaro ou Les Inrocks sous le terme d’anarchisme, et qu’ont-ils en fait apprécié dans ce film ?
Pour Le Monde, il exprime un « refus de la routine productiviste et de la rente existentielle » (curieuse expression qui semble désigner, avec quel mépris, le travail salarial). Les Inrocks y voient un « trésor libertaire », et Francetvinfo la recherche de « la liberté à tout prix ». Voilà bien le problème de cette pseudo-utopie : il n’y est question que de liberté abstraite. Et Radio-France a beau y déceler une réaction à la politique de Javier Milei, en réalité, le film et le nouveau président argentin se rejoignent sur l’essentiel : l’individualisme ultra-libéral. Personne, à aucun moment, ne semble soupçonner qu’il y a une voie collective vers la liberté, et que celle-ci est d’abord un problème social (il n’y a de vraie liberté que partagée par tous, ce qui implique l’égalité – c’est seulement à cette condition qu’on peut parler d’anarchisme).
Sa situation d’employé qui doit pointer tous les matins n’apparaît insupportable au héros, Morán, que pour lui-même, et son hold up contre sa banque n’a pas le moins du monde pour but de changer la société ; il agit au contraire de façon totalement irresponsable, sans se soucier des conséquences de son acte sur ses collègues. Ken Loach, déjà, en 2012, dans La Part des anges, remplaçait la Révolution par la « reprise individuelle » ; du moins son équipe de prolos bras cassés agissait-elle par amitié et en toute solidarité. Dans Los Delincuentes, la notion de solidarité est tellement absente qu’elle n’existe même pas entre Morán et son complice Román, qu’il oblige à garder l’argent du casse, pendant qu’il purgera sa peine de prison, par un chantage (s’il n’accepte pas le rôle qu’il lui a attribué, il l’accusera de complicité).
Ainsi donc, Morán accomplit son hold up de façon totalement égoïste, sans aucun objectif politique ou social : il compte, après trois ans de prison, profiter de son magot pour « se la couler douce », dit Le Figaro, plus lucide ou plus cynique que d’autres titres. Selon Télérama, plus papelard, le film est « une invitation à la douceur de vivre » ; voilà ce qu’est devenu le concept d’anarchisme, dans notre société désidéologisée (c’est-à-dire qui ne connaît que l’idéologie du politiquement correct) : c’est « une vie dictée par le seul désir » (Le MagduCiné). Le film représente le maximum de « révolution » ou d’utopie qu’elle peut tolérer : une vie de pur et simple consommateur qui, grâce au vol, peut s’offrir tous les plaisirs dont il rêve. Los Delincuentes est une sorte d’Easy Rider de la pampa : dans les deux films, on vole (drogue ou argent) pour s’offrir, en marge de la société, une escapade hédoniste.
Ravis par le contenu du film, les critiques s’extasient aussi sur son style, sa liberté (justement), sa nonchalance, sa créativité : un « scénario gouleyant et rythmé, prodigue en coups de théâtre, qui vous tiennent en haleine pendant plus de trois heures », selon L’Obs : dans tout cela, il n’y a qu’un élément juste : « trois heures », hélas ! Le reste relève de la plus stricte antiphrase – car on s’ennuie ferme, presque intolérablement : Morán accomplit son hold up dans le premier quart d’heure, après … il ne se passe pratiquement plus rien, qu’une interminable errance dans la pampa, avec baignades, pique-niques, danse folklorique gaucho, même, et beaux panoramiques de paysages au soleil couchant. Les spectateurs pressés, nous dit-on, passeront à côté du film, de sa narration anti-conventionnelle, novatrice : il faut au contraire se laisser aller aux détours et digressions du film. Certes, on pourrait, si on avait l’impression que le réalisateur savait où il va, et qu’il va nous faire découvrir des sentiers neufs. Las, les deux héros ont beau crapahuter dans la pampa, à la fin, ils n’ont pas avancé d’un pas quant à la définition de la liberté (la fin nous ramène à la situation du début : « qu’est-ce que la liberté ? ») et à la recherche d’une sagesse de vie. Tout ce qu’ils ont peut-être appris, c’est des techniques de boy scouts, comme allumer un feu pour faire chauffer son thé, ou son maté (qui existe aussi en sachets).
Le réalisateur affirme qu’il a voulu opposer le temps productiviste de la ville au temps improductif de la vie rurale ; pas besoin d’être soi-même un paysan pour bondir (je renvoie à La Ferme des Bertrand) : c’est là une vision typiquement bobo, ou week-endière, de la campagne et, de fait, les deux filles que les héros rencontrent dans la pampa ressemblent plutôt à des survivantes de la communauté hippy d’Easy Rider, qui se financeraient en faisant pousser de la marihuana, car ce n’est pas en ramassant avec ravissement un œuf par jour qu’elles peuvent vivre ! Du reste, pour occuper leurs loisirs champêtres, elles se font assistantes d’un cinéaste, ou « vidéaste », passionné par les jardins et la nature en général. Jadis, les paysans pratiquaient volontiers un deuxième métier, se faisant horlogers (comme les Montagnons de Rousseau) ou maçons pendant l’hiver ; mais les paysans-cinéastes sont rares !
Dernier argument en faveur du film : le thème du double. Les spectateurs et critiques qui ne veulent pas entendre parler d’analyses sociales ou politiques adorent les faux-problèmes, les mystères (comme dans le Da Vinci Code) : ici, ils se jettent avec enthousiasme sur les noms en anagrammes des personnages (Morán, Román, Norma, Morna, etc). Il faut dire que l’auteur nous a lourdement engagés sur cette piste, par exemple par la technique du split screen (typique, selon les experts, des années 70), avec ces deux scènes où on voit Morán d’un côté, et Román de l’autre, tendre le bras pour chercher une cigarette, ce qui donne l’impression qu’ils se donnent la main. Mais à quoi aboutit ce thème du double ? Aucun des deux ne nous découvre une facette cachée de l’autre, qui donnerait de la profondeur au couple ; au contraire, ils font les mêmes choses, parcourent les mêmes chemins, tombent amoureux de la même femme : du thème du Doppelgänger, on tombe dans la simple redondance. En fait, le vrai double, c’est le cinéaste amateur de jardins, Ramón, et l’auteur du film, Moreno : on retrouve là le procédé favori des années 60-80, la mise en abyme, l’écrivain qui se regarde écrire ou le cinéaste qui se regarde filmer ; et de cette « réflexion » sur le cinéma, il ne sort qu’un cours sur l’opposition entre le jardin à la française et le jardin anglais ; bien sûr, on comprend que Rodrigo Moreno voit son film comme un jardin anglais, mais il nous régale là d’une tarte à la crème deux ou trois fois séculaire.
Toutefois, il y a bien dans le film un doublet intéressant (que personne ne signale), obtenu en confiant à un même acteur (Germán de Silva) le rôle du chef de service, à la banque, et celui du caïd de la prison ; le surnom de celui-ci, Garrincha, nous offre un exposé bien plus intéressant, nous apprenant que l’idole du Brésil, ce n’est pas Pelé, mais Garrincha, footballeur prolo, inculte, fantaisiste, et génial, qui n’a pas su gérer ses succès, et dont le destin rappelle celui de Maradona.
Tant qu’à jouer sur les doubles, on pourrait faire entrer dans cette catégorie deux films : l’argentin Los Delincuentes, et le chilien Los Colonos, sorti aussi cette année : tous deux décrivent des dérives dans la pampa ou la Terre de Feu, mais le deuxième, malgré une narration plus réellement surprenante, est, lui, structuré par une Histoire : celle de la colonisation, et du génocide des Selk’nam. On a peine à reconnaître, en Rodrigo Moreno, l’auteur, en 2007, de El Custodio (Le Garde du corps), qui traitait de façon bien plus efficace de l’aliénation : le garde du corps, après n’avoir longtemps été que l’ombre de son employeur, finissait par retourner contre celui-ci sa frustration et sa rage. Cinéma argentin, oui, mais plutôt le cinéma social de naguère que les actuelles dérives pseudo-poétiques.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir