Difficile d’échapper à l’information. Un membre de l’élite est mort, la classe dominante est en deuil, les médias aussi, et par effet sournois de ruissellement, de conditionnement, le bon peuple de la nation est invité à se recueillir lui aussi, à verser une larme, à participer à la grande communion, à célébrer la messe. *Sanglot*sanglot*, Robert Badinter est mort, *sanglot*sanglot*.
Certes, Robert Badinter a participé à rendre le désastre techno-industriel un peu moins homophobe, il s’est opposé à la peine de mort et a combattu l’extrême droite. Très bien. Mais Robert Badinter était aussi un ardent défenseur de la civilisation industrielle, de l’ordre dominant et de tout ce qu’il implique — intrinsèquement, même si beaucoup de gens, de gauche à droite, fantasment autrement — de dépossession, d’injustices, d’inégalités, de ravages écologiques.
Badinter était un défenseur de la prostitution — un des plus vieux mécanismes de l’oppression des femmes par les hommes. Comme l’avait souligné Isabelle Alonso, lors d’une audition au Sénat en 2014, il avait seriné
« l’antienne patriarcale consistant à juxtaposer des objets et des femmes. Cigarettes, whisky et p’tites pépées : “si vous interdisez la prostitution elle devient clandestine, si vous interdisez l’alcool, on sait ce qu’a donné la prohibition aux USA, vous interdisez la drogue le trafic ne se fait pas dans les pharmacies … ça continuera de façon clandestine.”
La comparaison, fréquente, de la prostitution avec le trafic de drogue, d’alcool et autres substances prohibées fait l’impasse sur un détail. Une broutille. Le cannabis, l’alcool, la cocaïne peuvent être consommées, sniffées, fumées. Elles ne peuvent être maltraitées. On ne peut exercer sur elles ni chantage ni violence. Dans le cas qui nous occupe la substance concernée est un être humain, pas une matière inerte. Ça ne fait pas de différence, apparemment. Considérer le corps vivant d’un être humain comme un produit de consommation en dit long sur la qualité du regard posé sur les personnes prostituées. »
À ses yeux, la prostitution était donc une sorte de mal nécessaire, qu’il fallait bien tolérer.
Badinter défendait une autre forme tout aussi ignoble d’exploitation des femmes : la GPA, la marchandisation et la mise à disposition des capacités reproductrices des femmes — pauvres, précaires — au bénéfice de riches.
Concernant la situation en Palestine, Badinter approuvait le « recours à la force » (meurtrière) qu’employait l’État israélien contre les Palestinien·nes, « recours à la force » qui avait le mérite, selon lui d’assurer « le statu quo » (cf. « L’engrenage fatal », par Michèle Manceaux, Le Monde, 30 août 2001).
Enfin, Badinter était un grand promoteur de la « compétitivité » technoscientifique, il célébrait « la science et la technologie qui, à travers la mise au point de nouveaux procédés et dispositifs, sont de nature à améliorer les conditions de vie des hommes et de protéger l’environnement » (comme on le constate tous, depuis qu’il y a la science et la technologie, l’environnement prospère à fond, et plus il y a de science et de technologie, plus la situation s’améliore). Badinter s’inquiétait de la « perte de compétitivité » de la France, sur le plan du développement technoscientifique, « au niveau européen comme mondial ». Il déplorait la méfiance et la défiance des gens vis-à-vis des chercheurs, scientifiques, ingénieurs, experts et autres technocrates, qu’il considérait comme « nos champions ». (Voir : https://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/Quatre_ministres_nous_e_crivent‑2.pdf)
Les élites peuvent bien se célébrer entre elles. Le monde dont Badinter a été un architecte et un promoteur — même s’il a aussi essayé de le rendre un peu moins ignoble — est une catastrophe tous azimuts vouée à ravager la nature et à nous déposséder toujours plus profondément. Pour notre part, il n’y a rien à célébrer là-dedans. Et aucun hommage à rendre.
Nicolas Casaux
Source: Lire l'article complet de Le Partage