Car seuls les nazis, les fascistes, les zemmouriens et plus généralement les gens d’extrême droite — les débiles ! — s’imaginent que tout ne va pas de mieux en mieux dans le meilleur des mondes. Les gens de gauche, les gens éclairés, les CSP+ ou ++ de chez France Inter, les profs à la Sorbonne ou à Science Po, etc., savent bien, eux, que grâce au progrès, les choses vont bien mieux qu’avant.
Je caricature à peine.
L’élite journalistique de France Inter s’attaque au « déclinisme », donc, au « mythe du “c’était mieux avant”[1] ». Mais avant quoi ? Et où ? Eh bien, d’après Thomas Legrand, le seul type de « déclinisme » qui existe, la seule forme de critique de l’idée de progrès qui existe, provient de l’extrême droite et correspond à une nostalgie du « temps béni des colonies », de l’époque de l’Empire français, de l’époque où l’autorité du père était inscrite dans la loi, de la royauté, des « trente glorieuses », de ce genre de choses.
Et certes, ce « déclinisme » de droite ou d’extrême droite existe et s’avère problématique, dans la mesure où il témoigne d’aspirations à ré-établir des régimes politiques encore plus rigides, strictes, hiérarchiques, et par certains aspects inégalitaires, que ceux qui existent aujourd’hui.
Mais ce n’est pas parce que l’extrême droite critique ce que l’on désigne par le terme de « progrès » que ledit « progrès » est une réalité indubitable. D’ailleurs, l’extrême droite est loin de critiquer tout ce qu’on range derrière le terme « progrès ». Comme le remarque un camarade,
« l’extrême-droite est foncièrement pro-industriel et pro-technologies. Son parti dominant, actuellement dénommé le Rassemblement national, a toujours défendu le nucléaire, la chimie, l’industrie en général. Il ne s’est jamais opposé au progrès technologique, qui d’ailleurs pourrait grandement lui faciliter la tâche lors de sa probable prochaine accession au pouvoir. Pour un gouvernement fasciste, quoi de mieux que la vidéosurveillance biométrique, le flicage numérique, les passes-QR codes pour aller et venir ? Son nouveau patron, Jordan Bardella, a pris dernièrement des positions radicalement technophiles, célébrant les possibilités offertes par le développement de l’intelligence artificielle[2]. »
Même un Julien Rochedy affirme :
« Attention, que l’on me comprenne bien : il ne s’agit pas d’être réactionnaire au sens strict et de vouloir revenir au passé. C’est impossible et contre-productif. Je ne veux pas que le passé revienne, je veux que les vérités du passé nous reviennent ; c’est assez différent. De nos jours, il existe des sociétés ayant de très hauts niveaux de développement technique qui continuent pourtant de communier avec ces vérités des Anciens. […] Je crois possible d’avoir la technologie sans le nihilisme qu’entraîne, encore une fois, toute pensée moderne, je veux dire toute pensée de gauche[3]. »
L’extrême droite apprécie donc une large partie du prétendu « progrès », l’essentiel même — l’essentiel du « progrès technique » en tout cas. À cet égard, elle rejoint largement la gauche des journalistes de France Inter. Gauche et droite, extrême gauche et extrême droite communient dans la célébration du progrès technologique.
En outre, ce n’est pas parce qu’il existe un déclinisme d’extrême droite que toute forme de remise en question du prétendu « progrès » est d’extrême droite. Il existe, depuis longtemps, une critique de gauche du prétendu « progrès » dont les arguments sont très solides. S’imaginer que la seule forme de conception d’un « c’était mieux avant » qu’il puisse exister, c’est une nostalgie du temps béni des colonies, c’est faire preuve d’un eurocentrisme terrible, c’est perpétuer une vision colonialiste (et simpliste) du monde. Comme si les innombrables populations dont les cultures — bien plus égalitaires que la civilisation industrielle, sur le plan social, et bien moins destructrices, sur le plan écologique — ont été anéanties par diverses puissances impérialistes ne pouvaient pas le regretter.
Sur France Inter, Thomas Legrand affirme :
« En dépeignant [“positivement”, sans doute, Legrand a oublié un terme dans cette phrase, comme telle elle n’a pas vraiment de sens] les périodes passées, celles où la femme était l’inégale de l’homme, où les colonies hiérarchisaient le genre humain, où la production et la consommation négligeaient l’environnement, où la moitié de la planète mourait de faim, où l’espérance de vie d’un ouvrier n’excédait que de peu d’années l’âge de sa retraite, où l’homosexualité était criminalisée, où la route faisait 10 000 morts par an, les déclinistes font œuvre de mémoire sélective. »
Il serait fastidieux de lister tout ce qui ne va pas ici. Mais pour faire simple, disons que Thomas Legrand suggère confusément, ici, que l’évolution des sociétés humaines est linéaire, que partout, avant, c’est-à-dire partout sur le globe et à toutes les époques de l’histoire humaine, les inégalités entre hommes et femmes étaient supérieures à ce qu’elles sont aujourd’hui (ce qui est inexact), que partout, avant, « la production et la consommation négligeaient l’environnement » (encore largement faux), etc. En réalité, en écrivant ce passage, Legrand avait surtout en tête une époque et un endroit du monde spécifiques, assez proches de nous spatialement et historiquement. Car certes, à divers égards, la vie dans l’Europe d’aujourd’hui paraît bien meilleure que la vie dans l’Europe du siècle dernier ou de celui d’avant (du XIX ou du XXème siècle). Mais l’évolution des sociétés humaines n’est pas linéaire, et en comparant la vie humaine dans l’Europe contemporaine à la vie humaine à d’autres époques et à d’autres endroits, un tableau différent apparaît. J’y reviendrais.
Plus fort encore, Thomas Legrand réfute même (il fallait oser) l’idée selon laquelle sur le plan écologique, « c’était mieux avant ». L’argument qu’il formule vaut son pesant de cacahuètes :
« Même sur Paris ou sur l’écologie, on entend des voix qui expliquent que c’était mieux avant, alors que quand on regarde des photos d’avant, le parvis de Notre-Dame était un parking par exemple. »
Eh oui, sur le plan écologique, les choses vont beaucoup mieux aujourd’hui qu’avant, parce que le parvis de Notre-Dame n’est plus un parking, mais une zone bitumée piétonne !
Paradoxalement, une intervenante de l’émission de Thomas Legrand met le doigt sur un des problèmes majeurs de leur propre thèse — du progressisme aveugle en général — sans, semble-t-il, le réaliser, en affirmant :
« Y’a toujours ce problème de, par rapport à quoi, par rapport à qui, par rapport à quand on compare s’il y a un déclin ? »
Il s’agit précisément de l’immense lacune de la critique simpliste du « déclinisme » qu’a proposé l’émission de Thomas Legrand, en se contentant de réfuter la validité des thèses déclinistes zemmouriennes (qui sont effectivement ridicules et préjudiciables), en comparant uniquement et assez grossièrement la vie humaine des plus riches des pays riches de la civilisation industrielle contemporaine à la vie dans l’Europe des siècles précédents.
Voici quelques arguments, assez schématiques, formulés depuis une perspective écologiste et socialiste (anarchiste), contre l’idée selon laquelle l’histoire humaine serait celle d’un « progrès » linéaire, et plutôt en faveur de l’idée selon laquelle, effectivement, « c’était mieux avant », :
1. Avant l’avènement de la civilisation, et tout particulièrement avant l’avènement de la civilisation industrielle, les émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique ne posaient pas problème ; il y avait sur Terre beaucoup plus de prairies naturelles et de forêts anciennes qu’aujourd’hui ; il y avait aussi beaucoup moins de perturbateurs endocriniens, de métaux lourds, de plastiques, de polluants et de substances chimiques toxiques diverses et variées (neurotoxiques, reprotoxiques, etc.) dans les sols, les cours d’eau, les fleuves, les rivières, les mers, les océans, les nuages, dans l’air que l’on respire, dans le sang des êtres vivants ; beaucoup moins de déchets nucléaires au fond des mers ou des océans ; beaucoup moins de déchets ultimes enfouis sous terre ; etc.
2. Avant l’avènement de la civilisation, et tout particulièrement avant l’expansion de la céréaliculture et le passage à un régime alimentaire basé sur les glucides, les êtres humains ne souffraient pas des problèmes dentaires comme les caries, leurs mâchoires s’ajustaient parfaitement bord à bord et étaient suffisamment larges pour accueillir toutes leurs dents[4] (il n’y avait aucun besoin de se faire retirer les « dents de sagesse ») ; leurs os étaient bien plus solides ; les épidémies et les pandémies étaient assez rares ; ils et elles ne souffraient probablement pas d’apnée du sommeil, ni de sinusite, ni d’aucun des problèmes respiratoires chroniques qui affectent les populations modernes[5] ; en fait, la plupart des « maladies de civilisation » (diabète, obésité, asthme, allergies, maladies cardio-vasculaires, cancers, dépression, troubles anxieux divers et variés, diverses maladies oculaires comme la myopie, des maladies dégénératives comme Alzheimer ou Parkinson, etc.) étaient rares sinon inexistantes ; la longévité humaine potentielle atteignait déjà 60 à 70 ans, ce qui offrait une vie tout à fait décente (cela dit, il est important de ne pas confondre le quantitatif, la longueur d’une vie humaine, avec le qualitatif, la richesse d’une vie humaine, sa nature, plus ou moins épanouissante)[6].
3. Avant l’avènement de la civilisation, et tout particulièrement avant l’avènement de la civilisation industrielle, les inégalités sociales demeuraient très limitées, largement inférieures à ce qu’on observe aujourd’hui. Il a même existé des sociétés relativement égalitaires en matière de distribution du pouvoir et de propriété, relativement démocratiques — infiniment plus, en tout cas, que la civilisation industrielle contemporaine, que les États modernes, y compris ceux qui se prétendent « démocratiques », difficile de faire pire que l’époque où « 8 milliardaires possèdent autant que 3,6 milliards de pauvres ». Il s’agissait notamment de sociétés de type chasse-cueillette. Comme l’explique l’anthropologue James Suzman, « ces sociétés garantissaient premièrement que la richesse matérielle finirait toujours par être répartie de manière assez égale ; deuxièmement, que tout le monde aurait quelque chose à manger, quelle que soit sa productivité ; troisièmement, que les objets rares ou précieux seraient largement diffusés et librement disponibles pour tout le monde ; et enfin, qu’il n’y aurait aucune raison de gaspiller de l’énergie à tenter d’accumuler plus de richesse matérielle qu’autrui, car cela n’aurait aucune utilité[7] ». Par ailleurs, « de nombreuses sociétés agricoles primitives étaient beaucoup plus égalitaires que les sociétés urbaines modernes, et dans les villages et hameaux anciens, les gens travaillaient souvent en coopération, partageant équitablement le produit de leur travail et thésaurisant les excédents au profit de tous[8] » (Suzman). En effet :
4. Avant l’avènement de la civilisation, et tout particulièrement avant l’avènement de la civilisation industrielle, les sociétés humaines offraient souvent beaucoup plus d’autonomie à leurs membres (ce qui n’est pas bien difficile, étant donné que l’existence de la civilisation industrielle implique une « soumission totale et sans espoir de l’humanité aux rouages économiques et techniques dont elle s’est dotée », dans la mesure où la personne humaine y est « de plus en plus soumise à des ordres qu’elle ne comprend pas, à la merci de forces sur lesquelles elle n’exerce aucun contrôle effectif, en chemin vers une destination qu’elle n’a pas choisie », comme l’écrivait Lewis Mumford). Dans un récent ouvrage, les anthropologues Graeber et Wengrow insistent sur plusieurs libertés, fondamentales à leurs yeux (à juste titre), dont jouissaient, contrairement à nous, les membres des sociétés de chasse-cueillette, parmi lesquelles « la liberté de partir s’installer ailleurs[9] », de quitter, fuir leur groupe social, leur société, et « la liberté d’ignorer les ordres donnés par d’autres ou d’y désobéir ». Dans nombre de petites sociétés de chasse-cueillette, il n’y avait « pas d’autorité centrale ni de dirigeants officiels ». Et à l’image des Hadzas en Afrique, beaucoup — mais pas toutes — étaient « remarquablement non territoriales », tendant à s’octroyer mutuellement la « liberté de vivre n’importe où[10] ». La totalité du globe terrestre n’était pas encore privatisée, couverte de murs, de barrières, de clôtures, de frontières.
5. Avant l’avènement de la civilisation, et tout particulièrement avant l’avènement de la civilisation industrielle, avant l’ethnocide planétaire, et jusqu’à plus ou moins récemment selon les endroits, il a même existé des sociétés où les hommes n’opprimaient pas, ne dominaient pas, n’exploitaient pas les femmes, où l’on observait une relative égalité des sexes (cf. le travail de Heide Göttner-Abendroth, les Khasis en Inde, les Zunis et les Iroquois en Amérique, les Moso en Chine, plusieurs sociétés de Pygmées en Afrique, et certainement beaucoup de sociétés que j’ignore et que nous ignorons, dont aucune trace ne nous est parvenue).
*
Il est consternant, en 2024, au point où nous en sommes rendus du désastre social et écologique, que des gens (des intellectuels de gauche) qui se prétendent éclairés en soient toujours à défendre béatement (et bêtement) le mythe du progrès, à prétendre que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des mondes, à qualifier de réactionnaire quiconque suggère qu’effectivement, à divers égards, c’était mieux avant (mais pas dans n’importe quel avant). Comble d’aveuglement, les intervenants de l’émission de France Inter vont jusqu’à trouver, dans le fait que l’on enseigne l’informatique de plus en plus tôt, à l’école, c’est-à-dire dans le fait que l’on conditionne comme il se doit les humains-machines au monde-machine, une preuve supplémentaire de la réalité de l’idée de progrès. Avec un tel discours, nos brillants penseurs de gauche se font les alliés de la perpétuation de l’ordre établi et du désastre. Sans coïncidence aucune, leur discours rejoint d’ailleurs celui d’un riche conservateur britannique comme le Vicomte Matthew White Ridley, membre héréditaire de la Chambre des lords du Royaume-Uni, qui affirme :
« Nous vivons mieux d’un point de vue économique, mais aussi de la sécurité. Nous sommes globalement plus riches, en meilleure santé, plus intelligents, plus gentils, plus heureux, plus beaux, plus libres et plus égaux que jamais auparavant[11]. »
Mais bien sûr, cher Vicomte ! En réalité, ce qu’on appelle le progrès, c’est en bonne partie un ethnocide et un écocide qui durent déjà depuis plusieurs siècles. L’existence de zemmouriens ou de lepénistes nostalgiques de régimes ou d’époques impérialistes, particulièrement hiérarchiques et autoritaires, n’invalide pas cette réalité.
Échouer à réaliser tout ça, c’est échouer à comprendre d’une part que la situation, sociale et écologique, est franchement catastrophique, et d’autre part que parmi les causes de la catastrophe figurent la technologie, l’agriculture (monoculturale et céréalière, notamment), et finalement une large partie de ce qu’on nomme « civilisation ».
Nicolas Casaux
- https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/en-quete-de-politique/en-quete-de-politique-du-samedi-06-janvier-2024–3267574 ↑
- « Naufrage réactionnaire » : la plaidoirie de la défense, https://lille.indymedia.org/spip.php?article36165 ↑
- [Entretien] Julien Rochedy : “Je veux que les vérités du passé nous reviennent”, https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/lincorrect/entretien-julien-rochedy-je-veux-que-les-verites-du-passe-nous-reviennent ↑
- Cf. « Avant la civilisation : peu de caries, des mâchoires parfaitement adaptées aux dents et des os plus solides », https://www.partage-le.com/2016/08/23/avant-lagriculture-peu-de-caries-et-des-machoires-parfaitement-adaptees-aux-dents-smithsonian-mag-bbc/ ↑
- James Nestor, Respirer — Le pouvoir extraordinaire de la respiration, Solar, 2021. ↑
- Cf. « Les chasseurs-cueilleurs bénéficiaient de vies longues et saines (REWILD) », https://www.partage-le.com/2016/03/21/les-chasseurs-cueilleurs-beneficiaient-de-vies-longues-et-saines-rewild/ ↑
- James Suzman, Travailler, Flammarion, 2021. ↑
- Ibid. ↑
- David Graeber et David Wengrow, Au commencement était…, Les Liens qui Libèrent, 2021. ↑
- Frank Marlowe, cité dans « Sommes-nous plus libres que nos ancêtres préhistoriques ? (par Nicolas Casaux) », https://www.partage-le.com/2022/01/14/sommes-nous-plus-libres-que-nos-ancetres-prehistoriques-par-nicolas-casaux/ ↑
- « Extinction Rebellion et Greenpeace sont juste de bons capitalistes », interview de Matt Ridley dans Le Point, 21/05/2019 : https://www.lepoint.fr/societe/extinction-rebellion-et-greenpeace-sont-juste-de-bons-capitalistes-21–05–2019–2313885_23.php ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage