Photo : Une des dernières images de Julian Assange lors de son arrestation à Londres.
En mars dernier, un de nos journalistes a eu l’opportunité de s’entretenir avec Eva Joly, avocate et ancienne députée, concernant les détails de l’affaire Assange, elle-même connaissant personnellement le principal protagoniste. Au programme de leur échange : retour sur la traque du lanceur d’alerte, ses révélations, ses conditions de détention, son procès. Et en parallèle les interrogations soulevées en matière de liberté d’informer, de Droits de l’Homme et de démocratie. Interview exclusive.
Julian Assange s’est fait connaître par la divulgation d’exactions accablantes sur l’invasion et la guerre étasunienne en Irak et en Afghanistan – deux guerres menées à partir de mensonges – avec notamment la publication en avril 2010 de la vidéo Collateral murder où l’on voit deux reporters de Reuters et plusieurs civils se faire tirer dessus depuis un hélicoptère Apache américain. La même année, WikiLeaks, dont il est le fondateur et porte-parole, a diffusé des centaines de milliers de documents militaires et diplomatiques portant notamment sur des crimes de guerre et des actes de torture commis par l’armée étasunienne.
Afin de se protéger des poursuites étasuniennes masquées derrière un mandat d’arrêt suédois pour des accusations de viol qu’il a toujours récusées, Julian Assange a passé sept années reclus dans l’ambassade équatorienne de Londres où il s’était réfugié en juin 2012. La CIA a espionné ses moindres faits et gestes, ceux de ses proches et défenseurs au sein de l’Ambassade via la société de sécurité UC Global. Le 11 avril 2019, le président équatorien Lenín Moreno met fin à son droit d’asile. Arrêté par la police britannique le jour même, il est depuis incarcéré à la prison de haute sécurité de Belmarsh. Inculpé pour espionnage et 17 autres chefs d’accusation, si la justice britannique accepte la demande d’extradition vers les État-Unis, il risque 175 ans de prison au terme d’un procès hors-norme débuté le 24 février.
Ancienne magistrate, Eva Joly s’est fait connaître durant sa carrière par l’instruction de dossiers politico-financiers comme l’affaire Elf qui a conduit à une trentaine de condamnations dont celle de Loïk Le Floch-Prigent. Députée européenne Europe Ecologie-Les Verts entre 2009 et 2019, elle est aujourd’hui avocate au barreau de Paris.
Eva Joly : Si Julian Assange est extradé, c’est la fin de l’État de droit en Occident
Eva Joly, vous connaissez Julian Assange depuis longtemps, alors que vous travailliez en Islande avec ce jeune informaticien sur le projet de transformer l’Islande en paradis pour le journalisme, pour la protection de l’information. Lors d’une soirée de solidarité avec le lanceur d’alerte le 21 février dernier à la Bourse du travail à Paris, vous avez fait allusion à un avion rempli d’agents du FBI débarqués en Islande en 2011 sous prétexte d’une attaque informatique imminente contre le gouvernement. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Eva Joly : Le FBI suivait Julian Assange, ses agents savaient qu’il était en Islande et ils ont débarqué. Ils avaient contacté le ministre de l’intérieur Ögmundur Jónasson, en lui disant que le système informatique du gouvernement islandais était en danger et que le FBI proposait son aide. Mais Ögmundur Jónasson a compris la manœuvre et il a refusé. Cela est passé inaperçu, mais son témoignage est encore disponible sur Internet [1]. Le fait que Julian Assange était sous surveillance et que les États-Unis souhaitaient mettre la main dessus très tôt est un fait avéré.
Quelle est la situation de Chelsea Manning, condamnée pour la divulgation de la vidéo Collateral Murder publiée par Wikileaks ?
Eva Joly : Nous pouvons constater que les auteurs du crime de guerre qui apparaissent dans cette vidéo n’ont pas été poursuivi et pourtant, ils sont facilement identifiables. Par contre, le lanceur d’alerte qui a montré ce crime de guerre est recherché. Chelsea Manning a été arrêtée et poursuivie. Elle est condamnée pour avoir pénétré un système informatique et diffusé des renseignements confidentiels. Elle a été condamnée à 35 ans d’emprisonnement, puis libérée par grâce présidentielle de Barack Obama le dernier jour de sa présidence, elle avait déjà exécuté sept ans de sa peine. Paradoxalement, elle est toujours détenue [2], après s’être fait condamner à répétition pour injure à la Cour (« attempt of Court »), parce qu’elle a refusé de témoigner devant le grand Jury contre Assange. Cela montre que Julian Assange n’aurait pas un procès équitable aux États-Unis, ce qui est une des conditions pour accepter l’extradition, il faut en effet que le pays requis, en l’occurrence le Royaume-Uni, soit certain que le procès sera équitable.
Edward Fitzgerald, avocat de Julian Assange, a déclaré qu’au premier jour du procès qui s’est ouvert à Londres le 24 février, son client avait été déshabillé et fouillé à deux reprises, menotté à onze reprises et enfermé cinq fois dans différentes cellules de détention. Durant son procès, Julian Assange n’est pas assis auprès de ses avocats comme cela se fait habituellement, mais il est confiné au fond du tribunal, enfermé dans une cage de verre pare-balles. Des conditions qui pénalisent l’accusé et semblent inéquitables puisqu’elles l’empêchent de suivre les débats, mais qui ne paraissent pas déranger la magistrate, Vanessa Baraitser. Un tel dispositif est-il inédit et tout cela est-il bien conforme au droit ?
Eva Joly : On voit là que les anglais ne traitent pas Assange normalement, parce qu’il a été condamné d’abord à 50 semaines pour violation du contrôle judiciaire prononcé en 2012, lorsqu’il faisait l’objet d’une demande d’extradition suédoise. On l’avait laissé en liberté en l’obligeant à pointer. Julian Assange a compris qu’il serait extradé vers la Suède, il était persuadé que c’était une manœuvre pour le livrer aux États-Unis et il s’est réfugié dans l’ambassade d’Équateur à Londres où il a obtenu l’asile consulaire. Il y est resté sept années. Quand Lenin Moreno, le président de l’Équateur a mis fin à cet asile en 2019, la police l’a sorti d’une façon très violente de l’Ambassade. Il a été conduit à la prison Belmarsh, une prison de haute sécurité. Or, Julian Assange est un journaliste multi primé, ce n’est pas un terroriste. D’autant que nous savons que le mandat d’arrêt à l’origine de la demande d’extradition suédoise reposait sur un fondement légal très mince. Nous savons qu’il s’agissait d’une manipulation. Ils ont condamné Julian Assange quasiment au maximum de la peine prévue pour non respect du contrôle judiciaire, à 50 semaines, le maximum étant de 52. Ils lui ont fait exécuter sa peine parmi ceux qui font exploser des bombes et tuent des civils. C’est un signal envoyé par le Royaume-Uni, un choix indigne de la justice anglaise. On voit bien que l’administration pénitentiaire a des instructions pour lui faire exécuter d’abord sa peine puis sa détention provisoire dans les pires conditions possibles.
En prison, il a été placé en isolement, et lorsqu’il a fini de purger sa peine, il a été mis en détention provisoire, de nouveau en attente du procès actuellement en cours. L’isolement n’a pris fin que deux ou trois semaines avant le procès. Il y a également eu des mouvements de prisonniers qui compatissaient et demandaient qu’il sorte de l’isolement. Tout cela est anormal. La place de Julian Assange n’est pas dans une prison de haute sécurité. La situation politique est mauvaise pour Assange. Nous savons qu’il a été torturé et humilié, le rapporteur de l’ONU chargé de l’évaluer a constaté l’impact de la torture sur sa personne.
À l’audience, lorsque ses avocats ont demandé que leur client puisse s’asseoir à côté d’eux, la présidente a refusé. Le Parquet, qui représente l’État, a soutenu la demande des avocats en justifiant le caractère habituel d’une telle pratique. Malgré cela la présidente s’y est opposée. Toute la situation est anormale. D’après les textes, c’est le Westminster Magistrates Courtqui doit rendre un avis, mais l’audience se déroule à Belmarsh Magistrates Court. Pour respecter la loi, le personnel et les juges de Westminster ont été déplacés pour ne pas avoir à transférer Julian Assange.
Sont-ils attaquables sur cet aspect, ou sur les conditions inéquitables du déroulement du procès ?
Eva Joly : Oui, le traitement d’Assange est le traitement d’un terroriste. On a refusé de lui donner ses lunettes de vue pendant six mois, ce qui, avec l’isolement, constitue un mauvais traitement.
Si la justice britannique accepte de l’extrader aux États-Unis à l’issue de ce procès, Julian Assange risque t-il la peine de mort pour espionnage ?
Eva Joly : Il existe une règle fondamentale : On n’extrade pas vers un pays qui pratique la peine de mort, à moins d’avoir des garanties que la peine de mort ne sera pas requise ni prononcée.
Mais, on n’extrade pas non plus pour infractions politiques…
Eva Joly : Absolument, cela fait plus d’un siècle que les prisonniers politiques ne sont plus extradés. Sinon vous vous rendez compte, on aurait extradé les chiliens qui fuyaient Pinochet, les Kurdes qui fuyaient la Turquie, etc. Le monde est plein de conflits et de réfugiés politiques qui se sentent en sécurité parce que s’ils obtiennent un visa, ils savent qu’ils ne pourront pas être extradés. Il est vrai que dans ce procès, l’accusation essaye de prouver que même si les délits reprochés à Assange sont politiques, il pourrait malgré tout être extradé.
L’extradition ne peut-elle être empêchée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme [3] qui protège la liberté d’expression ?
Eva Joly : Tout cela devrait protéger ce journaliste multi primé, mais nous constatons que cela ne le protège pas, ce qui nous fait craindre le pire pour l’avenir. Le FBI suit l’affaire depuis longtemps. Julian Assange a aussi été surveillé par une société espagnole qui travaillait pour le compte de la CIA alors qu’il bénéficiait d’un asile politique au sein de l’ambassade équatorienne à Londres. Si Julian Assange est extradé, c’est la fin de l’État de droit en Occident tel que nous l’avons construit depuis bientôt un siècle. Au nom de la lutte contre le terrorisme nous renonçons à beaucoup de libertés parce que nous pensons que la sécurité est une valeur supérieure. Nous n’avons pas compris qu’en fait, nous allons sacrifier les libertés sans pour autant avoir la sécurité. Ce procès éclaire d’un jour cru ce qui est en train de se passer.
Concernant les accusations de viols à l’encontre de Julian Assange, la justice suédoise a abandonné les poursuites faute de preuves. Cet abandon des poursuites vous surprend-il ?
Eva Joly : Cela a eu un coût très élevé pour Julian Assange. Nous savons aussi que le procureur suédois avait des velléités de mettre fin à l’enquête plus tôt, mais qu’il a été encouragé à garder l’enquête ouverte par le procureur anglais, le Crown Prosecution Service [Service chargé de décider des poursuites judiciaires en Angleterre et au Pays de Galles]. Nous en avons des traces. Nous disposons aussi des traces de l’intervention du FBI dans le dossier, mais le substitut suédois, Marianne Ny, a détruit les mails qu’elle admet avoir reçu du FBI.
Vous avez critiqué le silence médiatique après qu’une soixantaine de médecins internationaux aient tenté d’alerter le monde, sur l’état de santé physique et psychologique de Julian Assange en novembre, alors qu’ils envisageaient sérieusement qu’il puisse « mourir en prison ». Un silence de la part d’une presse qui a pourtant abondamment utilisé et profité des révélations que lui avaient apportées Julian Assange et son équipe, sur les abus et les crimes de guerre commis par les alliés en Irak et en Afghanistan. Comment expliquez-vous un tel changement d’attitude ?
Eva Joly : Absolument. The Guardian, le New York Times ou encore Aftenposten [4] ont gagné de prestigieux prix grâce au travail réalisé à partir des documents de WikiLeaks. Il faut bien comprendre que ce sont les manipulations de la CIA et du FBI qui ont entraîné ce revirement de l’opinion. Le problème n’était plus ce que Julian Assange avait pu prouver, mais s’il avait violé ou non.
Justement, comment peut-on poursuivre Assange pour ses publications, tout en épargnant les médias qui en ont profité et divulgué le contenu ? Ces médias n’ont-il pas agi de la même façon que WikiLeaks en diffusant de l’information transmise par un tiers ?
Eva Joly : Aux État-Unis, les journalistes étasuniens jouissent de la protection du 1er amendement. Cela a été le cas avec les Pentagone papers, où le DOJ (Departement of Justice) avait essayé de poursuivre le lanceur d’alerte Daniel Ellsberg qui les avait fait publier pour espionnage. La Cour Suprême a retenu qu’il n’avait fait qu’utiliser la liberté d’expression et qu’il bénéficiait du 1er Amendement de la Constitution. Donc, nous savons que les citoyens des États-Unis sont protégés par cet Amendement. Par contre, les journalistes étrangers ne le sont pas. Julian Assange aux États-Unis ne pourrait donc pas invoquer le 1er Amendement et, logiquement, il y aurait un risque que les journalistes européens puissent être poursuivis.
Nils Melzer, Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, affirme : « Il ne s’agit pas seulement de protéger Assange, mais d’empêcher un précédent susceptible de sceller le sort de la démocratie occidentale. » Va t-on transformer Julian Assange en martyr pour l’exemple ?
Eva Joly : Si l’on admet l’extradition de Julian Assange, on admet de facto la suprématie du droit étasunien sur le nôtre. Or, en Europe, il n’est pas interdit de publier de vraies informations d’intérêt général, les journalistes sont protégés par la Convention européenne des droits de l’Homme. Ce que Julian Assange a publié n’est donc pas qualifiable d’espionnage au Royaume-Uni, ni ailleurs en Europe. Julian Assange ne peut pas être extradé par défaut de double incrimination, et parce qu’il ne bénéficierait pas d’un procès équitable aux États-Unis. Ce sont deux raisons plus que suffisantes pour s’opposer à cette extradition.
Propos recueillis par Jérôme Duval
Notes :
[2] Chelsea Manning a été libérée le 12 mars 2020 après une tentative de suicide la veille. Les pénalités financières fixées pour la forcer à témoigner sur Wikileaks et son fondateur Julian Assange restent valables et elle devra payer 256 000 dollars d’amendes.
[4] Journal conservateur de Norvège.
Jérôme Duval est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.
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