Dans un article paru le 4 août 2024 sur le site web de The Atlantic, un média de gauche états-unien, une sociologue, Brooke Harrington, souligne comment les ultra-riches utilisent leur pouvoir et leur pognon pour influencer les élections américaines. Certains soutiennent fiévreusement Trump, comme Thiel et Musk, d’autres plutôt les démocrates. Mais les uns comme les autres partagent une mentalité qui les amène à se considérer comme des citoyens (largement) supérieurs aux autres. Comme Brooke Harrington l’écrit :
« Je suis une sociologue qui étudie les ultrariches. Au cours de mes 17 années de recherche, j’ai entendu de nombreux conseillers financiers me dire que leurs clients multimillionnaires et milliardaires se considéraient comme au-dessus des nationalités et des lois. Un conseiller en gestion de patrimoine m’a confié que certains de ses clients “pensent sincèrement qu’ils descendent des pharaons et qu’ils sont destinés à hériter de la terre”.
Cet état d’esprit se retrouve dans un livre de 1997 que Thiel a classé parmi ses préférés de tous les temps : The Sovereign Individual (L’individu souverain), de James Dale Davidson et William Rees-Mogg. Le texte assimile sans ironie aucune les ultrariches aux “dieux de la mythologie grec” et affirme qu’ils ne méritent rien de moins que de dominer le monde : “Disposant de ressources largement supérieures et hors de portée de nombreuses formes de contrainte, l’individu souverain redessinera les gouvernements et reconfigurera les économies.” »
L’occasion de rappeler que de nombreuses études scientifiques ont depuis longtemps confirmé la validité d’un fondement majeur de la perspective anarchiste : l’idée que le pouvoir (et donc l’argent) attire et produit des sociopathes. D’où la remarque de Louise Michel : « Le pouvoir est maudit, c’est pour cela que je suis anarchiste. » C’est aussi le sens de ce mot de Lord Acton, que nombre d’anarchistes auraient pu écrire : « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument ».
Dans son article, Brooke Harrington oppose naïvement et contradictoirement l’État et la démocratie représentative aux désirs et aux agissements anti-démocratiques des ultra-riches. Contradictoirement parce qu’elle remarque elle-même que ces ultra-riches ne le sont devenus que grâce à l’État et aux prétendues « démocraties représentatives ». L’État et le marché ne s’opposent pas. Il ne s’agit que de deux faces de la même pièce. Aucun État n’a jamais été conçu comme un moyen d’assurer la démocratie ou de garantir un traitement juste et équitable à une population donnée. Les États sont des produits de la conquête et du triomphe de certains humains qui sont parvenus à soumettre tous les autres aux règles qu’ils avaient élaborées. L’État français est le produit du royaume de France, puis de l’Empire, puis d’une « révolution » bourgeoise qui a modifié la nature de la classe dominante mais qui n’a pas fondamentalement rebattu les cartes. La structure sociale étatique, ce qu’on appelle l’État, est intrinsèquement anti-démocratique. Elle implique une division entre gouvernants et gouverné∙es, une délégation obligatoire du pouvoir décisionnaire (un asservissement).
En 1798, à l’Assemblée constituante, l’abbé Sieyès fit remarquer que gouvernement représentatif et démocratie sont deux choses différentes (voire opposées), et que « la France n’est point, ne peut pas être une démocratie », puisqu’il « est évident que 5 à 6 millions de citoyens actifs, répartis sur vingt-cinq mille lieues carrées, ne peuvent point s’assembler, il est certain qu’ils ne peuvent aspirer qu’à une législature par représentation. Donc les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes immédiatement la loi : donc ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. […] S’ils dictaient des volontés, ce ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. »
Même les « pères fondateurs » des États-Unis le reconnaissaient. James Madison notait « que dans une démocratie les gens s’assemblent et exercent le pouvoir en personne ; dans une république, ils s’assemblent et gouvernent par le biais de leurs représentants. Une démocratie, conséquemment, ne peut être établie que dans un petit endroit. Une république peut englober une vaste région. » Un autre « père fondateur », Thomas Jefferson, affirmait lui aussi que la « démocratie » est « la seule pure république, mais qu’elle est impraticable hors des limites d’un village ». Un certain Brutus remarque, dans un article en date du 18 octobre 1787 dans le New York Journal :
« Dans une démocratie pure, le peuple est le souverain, et il exprime lui-même sa volonté ; pour cela, le peuple doit se réunir pour délibérer et décider. Cette forme de gouvernement ne peut donc pas exister dans un pays d’une vaste dimension ; il doit être limité à une seule cité, ou à tout le moins maintenu dans des limites telles qu’il est possible pour le peuple de se rassembler facilement, de débattre, de comprendre le sujet qui lui est soumis, et d’exprimer son opinion. »
Bref, il est illusoire de compter sur l’État ou la prétendue « démocratie représentative » pour assurer un fonctionnement social réellement démocratique. Si nous voulons vivre dans de véritables démocraties, nous devons dissoudre les structures sociales dominantes afin de reconstituer des sociétés à taille humaine.
Le pouvoir est maudit. Les dirigeants des gouvernements et les (ultra-)riches le démontrent au quotidien.
Nicolas Casaux
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