Au tournant des années 70, en Bolivie, huit bourgeois assassinèrent seize Indiens innocents. Devant la Cour, ils plaidèrent en faveur de « raisons culturelles » qui les menèrent à considérer les Indiens comme des « animaux » ; « depuis toujours, ajoutent-ils, on fait la chasse aux Indiens dans nos régions » (1). Cette idée selon laquelle un bon Indien est un Indien mort était en fait partagée par tous les bourgeois boliviens sans gêne aucune. En effet, à quoi bon s’en inquiéter, eux qui vivaient dans un pays civilisé, placé sous la protection bienveillante et paternelle du gendarme étasunien (on appelle cette période fasciste « banzerato » (2)) et de ses diverses milices, comme les « Corps de la paix » – dont le but était de stériliser la paysannerie et le prolétariat local ?
Jorge Sanjinés, le réalisateur du film Ukamau, résume la situation par une anecdote : « Un commandant de l’armée bolivienne [Marceliano Vasquez Sempertegui], honteux du sang indien qui coulait dans ses veines, attribua un jour l’échec économique, le sous-développement du pays à la présence de cette masse indigène … [et affirma] que la solution socio-économique pour la Bolivie était l’importation de sperme étasunien, afin d’améliorer la race. » (1)
Sans surprise donc, l’issue de cette affaire fut un classement sans suites, et les huit bourgeois assassins purent jouir d’une impunité totale. Mais à l’époque, une force, incarnée en particulier par la paysannerie, défendait un point de vue radicalement différent de celui de la Cour sur la répression intense qui agitait le pays. D’où l’intérêt croissant qu’elle suscitait chez tous les aficionados du mouvement ouvrier, notamment les fondateurs du groupe Ukamau (qui signifie en langue aymara – une langue andine parlée par plus de deux millions de personnes – « c’est ainsi ») que sont le scénariste Oscar Soria et le cinéaste Jorge Sanjinés.
Ce dernier, qui dirigeait le groupe, projetait de participer à la création d’un cinéma national qui mettrait en avant les cultures indigènes, depuis longtemps marginalisées par la bourgeoisie coloniale et compradore. Il leur fallait alors créer une autre « réalité » (une autre manière de marcher, de parler, etc.), un « autre langage » (3) que ceux des représentations par lesquelles le cinéma étasunien avait formaté l’imaginaire collectif. Singulièrement inspiré par Salvatore Giuliano (1962) de Francesco Rosi ou encore Le Monde d’Apu (1959) de Satyajit Ray (4), Jorge Sanjinés ne croyait pas à « l’universalité de l’image » mais à la création, pour chaque culture, de sa propre « esthétique filmique » (1) – sur laquelle chaque peuple aurait le dernier mot. Ainsi, de la même manière qu’un vrai parti d’avant-garde n’est pas coupé des masses, le groupe Ukamau tenait à projeter ses films dans les campagnes, devant les masses auxquelles il s’adressait, pour recueillir leur avis et ainsi progresser dans un des objectifs qu’il s’était fixé : conscientiser les masses, c’est-à-dire leur montrer « les visages et les noms des sbires, des assassins et des exploiteurs, les systèmes d’exploitation, la véritable histoire et la face cachée de la vérité qui [leur] fut systématiquement refusée » et les « causes [des injustices] et non pas les effets [ce que se reproche d’avoir fait Jorge Sanjinés dans ses premiers films] » (5).
Cette conscientisation passait aussi par l’utilisation d’images d’archives (donc documentaires), par la reconstitution de scènes s’étant réellement déroulées (en particulier concernant la répression) avec celles et ceux qui les ont vécues, autrement dit des figurants et des acteurs et actrices non professionnels. Ce dispositif filmique doublé aux plans de diffusion dans les campagnes d’Amérique latine (le groupe Ukamau se déplaçait beaucoup et était aussi composé de cinéastes venant d’autres pays du sud du continent) prouva toute la justesse et l’efficacité de leur théorie ; citons en particulier « l’expulsion des « Corps de la Paix » de Bolivie en 1969 […], conséquence directe de l’impact de Yawar Mallku [film du groupe Ukamau de 1969] . » (1) Ainsi, comme le disait Jorge Sanjinés : « C’est donc la pratique qui confirmait qu’un cinéma révolutionnaire pouvait être une arme. » (5)
Analyse et critique d’Ukamau
Isolés sur les berges d’un lac ancestral, le Titicaca, isolés dans leur langue, isolés dans leurs vêtements, les paysans aymara le sont aussi par rapport aux métis (plus blancs qu’Indiens) de la ville ; c’est que la séparation est avant tout raciale (6) :
« Nous avons pensés qu’il était nécessaire d’analyser les relations entre les deux classes qui composent la société bolivienne : les Indiens et les métis […] nous voulions approfondir la connaissance de la réalité de notre pays rendue très complexe par la cohabitation de diverses classes et cultures raciales et économiques. », disait Jorge Sanjinés. (7)
Mais matériellement, avant tout, les paysans doivent manger, et c’est parce qu’ils sont dépendants des bourgeois que les choses se compliquent. C’est la raison pour laquelle le paysan choisit de ne pas se venger immédiatement du bourgeois Ramos qui a violé et tué sa femme. Il prend le temps de consulter les membres de sa communauté, d’écarter les mauvais esprits, de méditer sur son passé, de penser à ces objets qui « ne bougent plus » parce que sa femme n’est plus là, avant d’agir par necessité (on ne lui achète plus ses récoltes). Mais la sagesse et la patience qu’il oppose à ce bourgeois tricheur, mauvais bagarreur, qui bat sa femme – violeur et tueur – lui donne une présence telle que sa figure (l’importance donnée au visage est marquée par la récurrence des gros plans sur les personnages du film), devient, à l’instar d’un western spaghetti, un paysage à part entière. (8) Il est impossible, pour le bourgeois, de rivaliser avec la sagesse indigène. La terre, qu’il connaît, qu’il travaille, dont il fait partie comme une grosse pierre dans l’eau du lac (pierres sur lesquelles s’ouvre le film), tout comme sa femme dont la mort fait pencher les fleurs, ne convient pas à la démesure et à la dangerosité du bourgeois, sans cesse en rivalité avec ses congénères, jusqu’à en venir aux poings comme le fera Ramos. De la même manière, la guitare divertissante des bourgeois, statiques, fait pâle figure comparée aux sons de la flûte mélancolique du paysan aymara, dont la silhouette lancinante donne vie aux contours charbonneux des sentiers qu’il emprunte. Et c’est au cœur d’une terre désolée, presqu’inhabitée, encore vierge des mains sales des bourgeois, « que la violée obtient vengeance » (le film est un rape and revenge, genre cinématographique qui signifie, en anglais, « viol et vengeance »). Là, ni bourgeois ni paysan, seulement deux corps l’un contre l’autre, et disposant d’une même arme : une grosse pierre. L’arme « endormie » est maintenant sortie de sa méditation et levée par le paysan contre l’ennemi de classe, avec tout le soutien de la terre ; Ramos s’en munit, en vain : « c’est ainsi » qu’au centre de cette plaine qui ressemble à un autre monde (un au-delà ?), la longue méditation de la vengeance du paysan se concrétise en une volée de coups qui enfonce définitivement le corps bourgeois dans le ventre de la terre.
Maxime-JRCF
Sources :
1. L’expérience du groupe UKAMAU : pour un cinéma militant et populaire, Jean Jonassaint
(article)
2. De la révolution nationale à la victoire d’Evo Morales Retour sur un demi-siècle de luttes en
Bolivie populaire (1952-2007), Hervé Do Alto (article)
3. Deux essais pour le cinéma (suivi d’un entretien avec Catherine Roux), Chimères. Revue des
schizoanalyses, N°54-55, automne 2004 (article)
4.Jorge Sanjines : amérindien mon frère, Luc Chaput (article)
5. Cinéma révolutionnaire : l’expérience bolivienne, Jorge Sanjines (article)
Texte de Jorge Sanjinés : http://derives.tv/le-cinema-du-groupe-ukamau/
6. Jorge Sanjines ou comment créer un cinéma andin, Olivia Harris (article)
7. Entretien avec Jorge Sanjines, Revue cinéma N°144 mars 1970 (article)
8. “Dans le western italien, les visages deviennent des paysages”, Jean-François Giré in
https://www.telerama.fr/cinema/dans-le-western-italien-les-visages-dev…
paysages-jean-francois-gire,118144.php
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir