Par M.K. Bhadrakumar – Le 20 octobre 2023 – Source Indian Punchline
Il ne fait aucun doute que le “smart power” améliore la politique étrangère. Depuis que la notion de “smart power” a fait son entrée dans la diplomatie internationale il y a une vingtaine d’années, une grande puissance régionale, l’Iran, l’applique à une situation de conflit réel.
Le “smart power” désigne l’utilisation stratégique de la diplomatie, de la persuasion, du renforcement des capacités et de la projection de puissance et d’influence, combinés ensemble de manière rentable et avec une légitimité politique et sociale.
Il est certain que Téhéran investit massivement dans des alliances, des partenariats et des institutions (et des acteurs non étatiques) à tous les niveaux afin d’étendre son influence et sa capacité et d’établir la légitimité de son action dans la situation qui se développe autour de Gaza.
Les remarques du ministre iranien des affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, lors d’une interview télévisée lundi, à l’issue d’une tournée régionale qui l’a conduit en Irak, au Liban, en Syrie et au Qatar et de réunions à huis clos avec les dirigeants des groupes de résistance, constituent une démonstration audacieuse de smart power visant à orienter la situation sur le terrain vers la voie diplomatique à un moment crucial où le dialogue et la diplomatie sont au premier plan.
Le plus haut diplomate iranien, diplomate de carrière avant d’entrer en politique au poste de vice-ministre des affaires étrangères, a averti que les chefs de la résistance “ne permettront pas au régime sioniste de faire quoi que ce soit dans la région” et pourraient prendre “des mesures préventives dans les heures à venir“.
Amir-Abdollahian a déclaré que lors de ses rencontres avec les dirigeants du front de résistance, ceux-ci ont estimé qu’il fallait “donner l’occasion de trouver des solutions politiques” pour mettre fin aux frappes brutales d’Israël contre la bande de Gaza, qui est totalement sous blocus. Cependant, tous les scénarios sont ouverts aux groupes de résistance, en particulier au mouvement libanais Hezbollah, et ils ont également fait des calculs méticuleux.
Une telle dextérité à combiner le hard power et le soft power dans une stratégie réussie place l’Iran dans une position influente à un moment décisif de la géopolitique du Moyen-Orient. L’attitude prudente de l’Occident à l’égard de l’Iran depuis l’éclatement de la crise le 7 octobre témoigne de cette réalité.
Dès le début, les hauts responsables américains (et israéliens) ont déclaré que l’Iran était complice de l’attaque du Hamas du 7 octobre, mais leurs services de renseignement n’ont pas pu identifier un rôle iranien direct. Ni la CIA ni le Mossad n’ont recueilli de renseignements sur un complot soutenu par l’Iran avant l’assaut du Hamas.
Le général Charles Q. Brown, président de l’état-major interarmées, a mis en garde l’Iran contre toute implication. “Nous voulons envoyer un message très fort. Nous ne voulons pas que cela se propage et l’idée est que l’Iran reçoive ce message haut et fort“, a-t-il déclaré à la presse le 10 octobre. Le président Biden a réitéré cet avertissement.
Mercredi, les déclarations de Biden lors de sa visite en Israël ont également évité toute rhétorique à l’encontre de l’Iran. Tout en réaffirmant qu’Israël doit agir dans le cadre du droit international et en exhortant Netanyahu à faire preuve de retenue, Biden a implicitement souligné l’importance cruciale d’éviter un conflit avec l’Iran.
C’est ce qui s’est passé lors du discours de Biden à la nation à son retour à la Maison Blanche, le 19 octobre. Au cours des quatre dernières décennies d’hostilité mutuelle, les États-Unis et l’Iran ont acquis la maîtrise d’un code de conduite non écrit visant à éviter que les points de friction ne débouchent sur une confrontation et un conflit. Ils ont largement réussi à maintenir les choses en l’état. Il est tout à fait concevable que dans la situation fluide actuelle, Washington et Téhéran communiquent l’un avec l’autre, d’autant plus que ni l’un ni l’autre ne souhaite une guerre régionale aujourd’hui. (Voir mon article « Pourquoi Biden a menti sur l’attaque de l’hôpital de Gaza »)
Cette matrice doit être comprise en dépit du fait qu’il n’y a aucune différence entre Téhéran et le Hezbollah – et que le Hezbollah est de loin le plus fort et le plus coriace des groupes de l’”axe de résistance” dirigé par l’Iran au Moyen-Orient.
Il est certain que l’Iran n’a pas froid aux yeux en ce qui concerne le hard power. Par coïncidence, le 18 octobre, la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations unies est devenue caduque sans condition, levant les restrictions imposées à l’Iran concernant les activités liées aux missiles balistiques conçus pour servir de vecteurs à des armes nucléaires. Le ministère iranien de la défense a depuis affirmé dans un communiqué qu’il avait l’intention de développer ses capacités en matière de missiles et d’armes, de participer au commerce des armes et de “répondre aux besoins de sécurité du pays, et de participer plus activement aux affaires internationales que par le passé“.
Il ne fait aucun doute que cela renforcera non seulement le “hard power” de l’Iran, mais approfondira et élargira également sa coopération militaire avec la Russie et la Chine. Les conséquences sont considérables, car l’Iran est aujourd’hui le principal “influenceur” pour éviter une guerre régionale. Il n’est donc pas surprenant que, pour la première fois depuis le début de la crise de Gaza, le chef d’état-major des forces armées iraniennes, le général Mohammad Baqeri, ait eu une conversation téléphonique avec le ministre russe de la défense, Sergei Shuigo, jeudi, et ait insisté sur le fait que les “comportements sauvages d’Israël ne seront pas tolérés et que les gouvernements indépendants doivent faire preuve d’une réaction sérieuse“.
Baqeri a ajouté : “La poursuite des crimes du régime sioniste et le soutien et l’assistance directs que lui apportent certains pays ont encore compliqué la situation et peuvent conduire à l’implication d’autres acteurs“.
De même, sur le plan du soft power, Téhéran a réussi à sortir de son isolement régional. Fondamentalement, le rapprochement irano-saoudien, négocié par la Chine, change la donne dans la géopolitique de la région et constitue un multiplicateur de force pour l’exercice par Téhéran de son “smart power“. Mercredi dernier, c’est par un appel téléphonique du président Ebrahim Raisi au prince héritier saoudien Mohammed bin Salman que Téhéran a passé à la vitesse supérieure sur la voie diplomatique.
Il s’agissait d’un geste profond de la part de l’Iran. Abdollahian a également rencontré le ministre saoudien des affaires étrangères, le prince Faisal bin Farhan Al Saud, hier à Djeddah, en marge de la réunion des ministres des affaires étrangères de l’OCI du 19 octobre.
Comme en témoignent les démarches saoudiennes, Riyad s’est rapidement placé sur le devant de la scène pour dialoguer avec Pékin. En effet, la position saoudienne transforme l’ambiance régionale et rend la poursuite de l’ancienne stratégie “diviser pour régner” très difficile pour Washington, comme le montre la rebuffade saoudienne au secrétaire d’État américain Antony Blinken. Les États de la région qui prenaient traditionnellement leurs distances avec les groupes de résistance ont appelé au cessez-le-feu et à la désescalade, et refusent de condamner le Hamas.
La grande question reste cependant entière : Qu’en est-il de la détermination israélienne à décapiter le Hamas et à occuper Gaza ? Israël reste prêt à lancer l’assaut militaire dans la bande de Gaza. Il est significatif que le pronostic russe sur ce front soit plutôt sombre. Le vice-ministre russe des affaires étrangères, Sergei Ryabkov, a déclaré lors d’une réunion au Kremlin avec Poutine, lundi, que la situation “tend à s’aggraver. Les opérations menées par l’armée israélienne sont aveugles. La menace d’une opération terrestre comprenant une incursion dans la bande de Gaza demeure… Les efforts diplomatiques sur différents fronts s’intensifient. En principe, le risque que ce conflit échappe à tout contrôle est important“.
Le paradoxe est que, si personne ne veut d’une guerre au Moyen-Orient, cela ne suffira peut-être pas à l’éviter si le prochain assaut de l’armée israélienne à Gaza n’atteint pas son objectif de détruire le Hamas et/ou si Netanyahou décide d’élargir la guerre à des fins géopolitiques et/ou pour prolonger sa carrière politique chancelante qui se trouve dans l’impasse.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone