Un des principaux thèmes qui imprègnent les livres de Bookchin, notamment ses derniers, c’est sa défense de la technologie et de la science modernes. Bookchin s’en prend virulemment aux « technophobes » (Ellul, Winner, Zerzan, etc., il fait un grand sac dans lequel il jette plein de gens aux idées assez disparates), qu’il accuse de nombreux torts, parfois à juste titre, mais le plus souvent — et dans l’ensemble — à grand renfort de sophismes pathétiques. Entre autres choses, il reproche aux « technophobes » de laisser « sans réponse la question stratégique de savoir comment une société véritablement démocratique pourrait être possible si ses membres n’ont pas les moyens de vivre et le temps libre d’exercer leurs libertés ».
Car pour Bookchin, sans machines, sans technologies modernes, les êtres humains ne peuvent pas disposer de temps libre, ils se retrouvent contraints de passer toute leur vie à trimer dur pour trouver à peine de quoi survivre (même si, jusqu’ici, Bookchin reconnaît que la machine ne nous a pas beaucoup libéré, mais ça viendra !). Bookchin considère les sociétés « pré-industrielles » ou non-industrielles, les sociétés primitives, autochtones, de chasse-cueillette, etc., comme des sociétés violentes, accablées par des superstitions débiles, par « une peur commune des esprits démoniaques qui habitent les systèmes de croyance animistes », comme des sociétés où les gens vivaient des vies horribles, tristes, malheureuses, où l’esclavage était « une condition normale de la vie », où l’existence était asservie à la difficulté de survivre dans un environnement hostile, où il n’existait pas de morale : « le massacre d’individus, systématique ou sporadique, n’aurait pas été considéré comme inacceptable à l’époque prémoderne ; aujourd’hui, il est considéré comme odieux et suscite une indignation morale généralisée ». Parce qu’aujourd’hui, nous sommes civilisés, alors que les barbares, les primitifs, les amérindiens, les aborigènes d’Australie, etc., etc., n’étaient que des bêtes inconscientes et immorales, qui, d’ailleurs, détruisaient tout autant la nature que les capitalistes (la seule différence se situait au niveau des moyens disponibles pour la détruire). En effet, selon Bookchin, « nos sensibilités ont nettement évolué » par rapport à celles des humains des temps « prémodernes » — ce ramassis de brutes insensibles. Bref, les propos de Bookchin sur les sociétés « prémodernes » et primitives, non-industrialisées, « animistes », etc., sont faux à de nombreux égards et peuvent sans doute être considérés comme racistes.
Bookchin s’imaginait que les technologies actuelles pourraient être utilisées de manière « plus rationnelle dans une société meilleure ». Tout ce que nous avons à faire, c’est bien concevoir « la façon dont nous nous comportons les uns avec les autres et avec les puissants moyens technologiques dont dispose la société pour remodeler la planète ». Selon lui, la grande majorité des technologies sont neutres, la seule question c’est leur usage. Nous disposons de tout ce qu’il faut pour constituer des sociétés anarchistes, égalitaires, technologiques et écologiques : « la maîtrise des technologies, des instruments de communication étendus, une connaissance approfondie du monde naturel et de grandes capacités intellectuelles ». Bookchin affirmait qu’il était possible de rejeter « l’économie monétaire, le pouvoir étatique, le système du crédit, la paperasserie et la police » tout en conservant l’essentiel de la civilisation techno-industrielle.
Dans son célèbre livre sur l’« anarchisme post-rareté » (traduit en français par Au-delà de la rareté : L’anarchisme dans une société d’abondance), Bookchin s’imaginait même que la société éco-anarchiste qu’il envisageait pourrait être alimentée, entre autres choses, par l’énergie de centrales « thermonucléaires ». Il est cependant revenu sur cette idée par la suite en désavouant le nucléaire.
Faire les bons choix, donc, arranger les rapports sociaux de manières égalitaires, démocratiques, et pif paf pouf, techno-monde éco-anarchiste, nous voici. Grâce à la machine :
« Dans une société coopérative — différente de celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui — l’introduction d’un robot dans une usine pourrait affranchir les gens des tâches pénibles et des corvées à la chaîne, leur offrant la liberté de s’adonner à des activités agréables et créatives. »
Les robots nous libèreront et permettront l’avènement tant espéré de la société anarchiste. Les robots, et aussi les voitures électriques : « La voiture électrique, silencieuse, propre, pas trop rapide, pourrait assurer pour l’essentiel les transports urbains à la place de l’automobile bruyante, polluante et dangereuse, et des monorails pourraient relier entre elles les communautés, ce qui permettrait de réduire le nombre d’autoroutes qui défigurent le paysage. » J’achète ! Mais le plus génial, c’est quand même que « des machines automatisées et cybernétisées » assumeront « l’extraction, la préparation et le transport des matières premières puis le dégrossissage des produits » et laisseront « aux membres de la communauté les derniers stades de la fabrication impliquant habileté manuelle et sens artistique ». Ainsi « les machines travailleraient pour l’être humain. On verrait des collectivités libres postées à la sortie de la chaîne industrielle automatisée avec des caddies pour ramener les marchandises à la maison. La séparation entre l’humain et la machine ne serait pas comblée, elle serait seulement ignorée. » Merveilleux.
Bookchin estimait que « les progrès technologiques » qui se profilaient offraient « la possibilité d’une sécurité matérielle, d’un temps libre et d’un bien-être physique sans précédent, ainsi que d’une réharmonisation de nos relations avec le monde naturel ». Il célébrait ardemment « le rôle important de la technologie dans la maturation des conditions de la liberté », « la valeur de la technologie dans la libération de l’humanité », il souhaitait que « les ressources scientifiques et technologiques de la société soient mobilisées en faveur de la coopération sociale, de la liberté et de la communauté ». Il prétendait qu’il était possible d’utiliser les « ressources technologiques du monde capitaliste avancé pour créer les bases matérielles d’une société sans classes et d’une véritable liberté » (il était persuadé qu’il était possible d’avoir les technologies produites par le capitalisme sans le capitalisme). Il affirmait qu’il était possible d’établir une société anarchiste « dans laquelle les besoins matériels seraient satisfaits par la technologie et la science modernes », mais qui incorporerait également « la solidarité des modes de vie villageois antérieurs ». Il était persuadé « qu’une société rationnelle aura besoin des technologies de production et de communication pour libérer l’humanité du labeur et des incertitudes matérielles (ainsi que naturelles) qui, dans le passé, ont enchaîné l’esprit humain à un souci presque exclusif de subsistance ».
À travers tout ça, il se montrait assez fidèle à la tradition de l’anarchisme classique, dont le « père fondateur », Pierre-Joseph Proudhon, soutenait par exemple qu’avec « l’introduction des machines dans l’économie, l’essor est donné à la LIBERTÉ. La machine est le symbole de la liberté humaine, l’insigne de notre domination sur la nature, l’attribut de notre puissance, l’expression de notre droit, l’emblème de notre personnalité. »
Et c’est sans doute pour ça, pour ces promesses d’un avenir à la fois anarchiste, écologique et technologique, que Bookchin plait tant, encore aujourd’hui, à beaucoup d’anarchistes et de gens de gauche, incapables ne serait-ce que d’imaginer devoir renoncer à la technologie, à l’industrie.
Cela dit, si Bookchin faisait montre d’une mauvaise foi, d’une bêtise et d’une agressivité terribles dans ses attaques contre celles et ceux qu’il qualifiait de « technophobes », il ne disait pas que des âneries. Il avait raison de déplorer l’idéalisation des sociétés non-industrielles, des « temps prémodernes », pour reprendre ses mots. Les sociétés de chasse-cueillette n’étaient certainement pas le paradis que dépeignent des primitivistes comme John Zerzan. Mais, passant d’un écueil à l’autre, face à l’essentialisation idéaliste, Bookchin versait dans une essentialisation dépréciative en dépeignant les sociétés « prémodernes » comme un monolithe de choses horribles.
Il semblait en outre maitriser l’art de ne pas examiner les principaux arguments de celles et ceux qu’il qualifiait de « technophobes », préférant leur reprocher des absurdités infantiles comme (je paraphrase) « ah mais, vous utilisez la technologie alors que vous la critiquez ! Salopards hypocrites ! Vous n’êtes pas en train de vivre dans la nature, c’est bien la preuve que la technologie c’est formidable ! » (Dans ces moments, c’est comme s’il oubliait l’existence de l’État et du capitalisme industriel, les contraintes sociales, la privatisation du monde entier, etc., entre autres choses).
Bookchin défendait des idées hautement contradictoires, antithétiques. D’un côté, il défendait vivement l’« échelle humaine », la décentralisation politique radicale du pouvoir, la « démocratie directe », en « face à face », en assemblées libertaires, où les gens pourraient échanger directement et élaborer les règles de leur auto-gouvernance, acquérir et préserver leur autonomie. De l’autre, il défendait l’industrialisme et la technologie, le progrès technique. Il ne semble pas s’être sérieusement demandé si l’échelle humaine et la démocratie directe pouvaient être compatibles avec la techno-industrie.
La question de la technologie est cruciale. Qu’implique une technologie donnée, matériellement (écologiquement) et socialement ? Les technologies sont-elles « neutres » ? Sur quel(s) plan(s) ? Différentes technologies impliquent-elles différentes choses ? Une technologie conçue (imaginée) et produite grâce à une vaste division hiérarchique du travail et à une division internationale de l’exploitation de la nature peut-elle l’être par une société anarchiste composée de « communautés de communes » libertaires et écologiques ? Bookchin n’examine jamais sérieusement ces questions. Il se contente de proposer de belles idées abstraites, des « écotechnologies » prétendument « libératrices », le solaire photovoltaïque, l’éolien, l’hydroélectrique, le recyclage, des assemblées anarchistes, et abracadabra, le tour est joué. En tant que propositions politiques, tout ça paraît extrêmement idéaliste, franchement absurde.
Tant qu’ils n’examineront pas sérieusement les tenants et les aboutissants de la technologie, les mouvements sociaux et écologistes se condamneront, en grande partie, à passer à côté d’une problématique fondamentale, et donc à nourrir de vains espoirs.
(Il me semble aussi qu’accuser des adversaires ou des ennemis politiques de « phobie », d’être quelque-chose-« phobe », souvent, c’est une rhétorique qui signale une faiblesse argumentaire et de la fourberie. Il s’agit, faute d’arguments solides, d’accuser l’autre d’être en proie à une « peur irrationnelle », à une sorte de folie. Brillant. Et ça s’avère particulièrement ridicule/ironique quand c’est un type qui se prétend à la pointe de la contestation sociale de l’ordre dominant qui accuse de « phobie » celles et ceux qui critiquent une des forces les plus sacrées — un des principaux caractères — de l’ordre dominant.)
Nicolas Casaux
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Les citations de Bookchin que je mentionne proviennent soit de Re-Enchanting Humanity : A Defense of the Human Spirit Against Antihumanism, Misanthropy, Mysticism and Primitivism (1995), soit de Post-Scarcity Anarchism (1971), soit de son essai « Whither Anarchism ? A Reply to Recent Anarchist Critics » (1998).
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