par Fulvio Scaglione
Sur la photo ci-dessous, celle de gauche est une couverture de The Economist (Royaume-Uni) datant de 2012 : le titre indique «Le début de la fin pour Poutine». Celle de droite, en revanche, est la page d’accueil de Foreign Affairs (États-Unis) d’il y a quelques jours, en juin 2023 : le titre dit «Le début de la fin pour Poutine ?». En douze ans, la seule différence réside dans ce petit point d’interrogation. Douze ans pour s’interroger.
Ce ne sont là que deux exemples de l’éternel vice de l’Occident, particulièrement prononcé lorsqu’il s’agit de la Russie. Celui de prendre les souhaits pour des réalités, les hypothèses pour des faits. Deux exemples qui, à vrai dire, ne figurent même pas parmi les plus flagrants. Pour 2012, The Economist a évoqué la «révolution blanche», c’est-à-dire la vague de protestations qui a suivi les élections générales, selon de nombreux observateurs russes et étrangers, falsifiées par la fraude en faveur de Russie unie, le parti de Poutine. Foreign Affairs, quant à lui, examine la situation en Russie après le soulèvement manqué de Evgueni Prigojine, le fondateur et dirigeant du groupe Wagner, la puissante armée de mercenaires qui, jusqu’à récemment, était un instrument fidèle de la politique du Kremlin. Mais on pourrait citer bien d’autres exemples de prédictions exagérées dans la même veine. Alors, pourquoi cela se produit-il ?
La tendance à juger Vladimir Poutine et sa structure de pouvoir de la même manière que celle d’un Kadhafi ou d’un Saddam Hussein nous a empêchés, au fil des ans, de comprendre deux questions fondamentales de la Russie post-soviétique. La première est que Poutine n’est pas arrivé au Kremlin par un coup d’État, ni même par un coup de force. En d’autres termes, il n’a pas pris le pouvoir par la force et ne l’a pas monopolisé après être arrivé au sommet par accident. Poutine a été choisi pour ce rôle. Il n’est pas le seul, mais le seul à aller au fond de la sélection darwinienne impitoyable exercée par la politique russe pendant les années Boris Eltsine. En repensant à ces années, les noms de ceux qui auraient pu être Poutine et qui ne l’ont pas été viennent à l’esprit : Sergei Kirienko, par exemple, pendant quelques mois en tant que très jeune premier ministre ; Sergei Nemtsov, qui a été vice-Premier ministre ; Sergei Stepashin, un universitaire devenu homme politique, ministre de la Justice, puis de l’Intérieur et pendant trois mois Premier ministre. Au lieu de cela, ce fut le tour de Poutine, qui n’avait pas de grandes cartes à jouer et qui, à un moment donné, a été choisi par ceux qui exerçaient le pouvoir réel. Il suffit de lire sa biographie pour s’en rendre compte. En 1991, il quitte son poste plutôt obscur d’officier du KGB en poste en Allemagne de l’Est et rentre en Russie. Presque immédiatement, il devient, lui du KGB, assistant puis adjoint de Anatolyj Sobciak, le maire ultra-progressiste de Saint-Pétersbourg. En 1996, Sobciak se présente aux élections municipales et Poutine est appelé à Moscou et devient chef adjoint du département des biens de la présidence. En 1997, il devient chef adjoint du personnel présidentiel et conseiller d’État, le rang le plus élevé de l’administration civile russe. En 1998, il devient chef du FSB (l’une des deux branches des services secrets russes) avec le rang de ministre, membre du Conseil de sécurité puis secrétaire de celui-ci. En 1999, il devient premier ministre et, en mars 2000, président pour la première fois.
Il est bien entendu que cette carrière, en plus de ne pas être violente, n’était même pas une carrière normale. Il s’agit plutôt d’une carrière préparée par les «pouvoirs forts» de l’époque, surtout depuis que le déclin irréversible de Boris Eltsine est devenu évident. Derrière l’ascension de Poutine, il n’y a donc pas un coup de main armé ou un hasard, mais le choix des milieux les plus importants : à l’époque, les services secrets (qui, avec Jurij Andropov, avaient d’ailleurs déjà facilité l’ascension de Mikhaïl Gorbatchev) et les leaders des mouvements réformateurs. Une fois son pouvoir acquis et consolidé, Poutine a ensuite fait prévaloir les premiers. Les siloviki, les hommes qui dirigent les ministères de la force (sila, en russe), c’est-à-dire ceux qui ont des départements armés : Défense, Intérieur, les deux branches des services secrets, Urgences. Poutine tombera ou partira tôt ou tard, c’est certain. Mais cela ne se décidera pas par des manifestations de rue ou les coups de tête d’un chef de guerre, mais par la volonté des structures qui ont tant contribué à le choisir et qui, ces dernières années, ont décidé de le maintenir au sommet.
Le deuxième élément que beaucoup d’experts occidentaux ne saisissent pas (ou, plus simplement, refusent d’accepter) est que Poutine a toujours bénéficié, au cours de son long mandat, d’un noyau dur de consensus spontané, qui n’est pas dû à des fraudes ou à des lois répressives ou à des contraintes diverses. Personne ne semble se souvenir, en effet, qu’avant son arrivée au pouvoir, les Russes avaient connu, à partir de la mort de Leonid Brejnev (1982), deux décennies de bouleversements qui ont culminé avec la perestroïka, la fin de l’URSS et la transition dramatique vers l’économie de marché sous l’ère Eltsine. Au cours de cette période, pour ne citer qu’un exemple, l’espérance de vie des Russes a chuté de huit ans, ce qui s’est traduit dans les faits par une décimation de la population.
L’arrivée de Poutine au pouvoir a coïncidé avec une stabilisation substantielle de l’État, qui risquait la désintégration en raison des poussées centrifuges de nombreuses républiques (de la république armée de Tchétchénie aux républiques économiques du Tatarstan et de la Sibérie), et avec un redressement tout aussi visible de l’économie, évidemment facilité par une saison de prix élevés pour le gaz, le pétrole et d’autres matières premières. Le déclin démographique, qui a brutalement fait vieillir la population, et la fin d’une longue période de troubles ont créé ce que j’ai appelé une «base de consensus spontanée» pour Poutine. Dire cela semblait une hérésie mais le temps a prouvé la cohérence de cette thèse, jusqu’au consensus plébiscitaire que tous les sondages ont enregistré au moment de la réannexion de la Crimée (2014).
Il est évident qu’il y a eu des fraudes et des pressions dans le passé, tout comme il est évident que les lois répressives adoptées depuis le début de l’invasion de l’Ukraine ont faussé les relations entre les autorités et le peuple. Mais si nous ne gardons pas ces considérations à l’esprit, nous ne comprendrons jamais pourquoi Poutine ne tombe pas. Et surtout pourquoi il ne tombe pas quand on voudrait qu’il tombe.
source : El Siglo
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