De retour en France, je contemple pensivement un grand sac en toile, un sac de courses assez solide, ramené de mon voyage au Xinjiang : il y a écrit dessus « Xinjiang is a Nice Place », et à côté, la même chose en caractère chinois.
Je n’y avais pas prêté attention au début, c’est un sac touristique, banal, une publicité pour la région. Et pour une fois, ce n’est pas écrit en ouïghour, contrairement à tous les panneaux officiels, car c’est destiné au public qui vient, de plus en plus, de l’Est de la Chine.
Sauf que, de l’autre côté du globe, comme vous le savez, on ne parle pas de « nice place », on parle plutôt d’extermination, on vote même au Parlement à propos de l’extermination, on raconte que des Chinois Hans ne viennent pas ramener des souvenirs dans des sacs en toile mais plutôt se glisser en masse dans le lit de femmes ouïghoures dont le mari est injustement emprisonné pour avoir tenté de lire le Coran. Comme j’ai pu visiter à Urumqi une école coranique où l’on forme trois mille imams par an, j’ai eu quelques doutes sur cette information, forcément.
De l’autre côté du globe, on parle aussi de trafics d’organes vers l’Arabie saoudite et cette intox a duré jusqu’au moment où l’Arabie saoudite a exigé… ce quelque chose qu’on ne demande plus vraiment aux journalistes par chez nous et qui s’appelle des preuves.
Alors, oui, ils ne sont sans doute pas encore très nombreux, les Européens et Américains, à se rendre au Xinjiang, vu ce qu’on leur raconte. Contrairement à certains de mes compatriotes, je n’ai pas trop le fantasme colonial de Tarzan qui rêve d’être le seul blanc perdu dans la jungle, mais c’est un peu ce qui m’est arrivé lorsque je m’y suis retrouvé là-bas avec Maxime Vivas. Sauf que ce n’était pas la jungle, c’était même très développé.
En tout cas, je consulte la plupart des articles écrits en français sur la question du Xinjiang et beaucoup de choses s’éclairent désormais sur l’arrière-cuisine de « nos » médias. Je vois que la presse rétropédale avec l’énergie d’un maillot jaune et joue sur d’autres leviers. Et comme il va finir par se savoir que la région se développe et devient un endroit touristique attrayant, il va finir par y avoir beaucoup de témoins de passage, tel ce touriste venu des Etats-Unis, dont je découvre le témoignage sur youtube :
C’est une armoire à glace de plus de cent kilos, arborant fièrement une casquette à la Michael Moore, prototype du héros du film hollywoodien sans préjugés et sans trop de culture politique non plus, mais se rendant compte, subitement, qu’on lui a raconté des salades au sujet de l’éradication de la langue ouïghoure qu’il voit reproduite sur tous les panneaux des routes qu’il traverse.
A l’instar de son compatriote Edgar Snow, surnommé par l’Armée de Mao, « l’homme qui vint en premier », ce touriste est lui aussi l’un des premiers à revenir du Xinjiang comme une fleur et à témoigner. Le problème, pour la crédibilité de « nos » journalistes, est qu’il y en aura beaucoup, beaucoup d’autres…
Il est amusant, dans ce contexte, de lire ce que raconte un certain M. Darbré. Fin 2022, Eric Darbré, qui en est, comme je disais, à son troisième long métrage et une BD sur les Ouïghours, répondait à une interview pour un documentaire promu par Télérama et La Chaîne parlementaire.
Lisons-le : « La première fois que je suis allé au Xinjiang, la région était officiellement bilingue et l’écriture en caractères arabes dominait sur les panneaux l’écriture chinoise. Puis les proportions se sont inversées, et désormais il n’y a plus que des inscriptions en langue chinoise. Petit à petit, la langue, la culture ouïghoures sont effacées dans le but très clair d’éradiquer leur civilisation. »
Donc, il s’agissait, en Occident, d’inventer une éradication de la langue. Mais désormais, comment vont-ils s’en tirer de voir la région devenir… touristique ?
« Trois hommes font un tigre » (三人成虎), disent les Chinois quand ils veulent évoquer quelque chose d’absurde. Ici, dans la presse française, la traduction de cet adage chinois donnerait à peu de choses près :
« Après leur génocide, les Ouïghours ressuscitent et se reconvertissent dans le tourisme. Mais tout cela est tout de même bien horrible, c’est une gigantesque mise en scène sordide avant leur complète éradication. »
Par exemple, on nous raconte que Kashgar, capitale culturelle ouïghoure et là où les Ouïghours sont les plus nombreux, est désormais transformée en ville-musée. En légende de la photo illustrant le même interview, on pouvait lire : « Au Xinjiang, la vieille ville de Kashgar, capitale culturelle ouïghoure, a été transformée en musée vivant folklorique pour les touristes chinois. Les Ouïghours sont fortement incités à se laisser prendre en photo… et avec le sourire. »
Le sourire imposé, comme à Disneyland-Paris ? Bigre ! Je n’ai pas vu pareilles horreurs à Kashgar, j’ai vu des gens divers, des badauds, des gens enjoués, des gens n’ayant pas envie de se faire photographier, un peu renfrognés comme les paysans de l’ancien temps. J’ai vu des gens amusés par les touristes blancs que nous étions, Maxime et moi, et curieux de nous parler.
« Un musée vivant folklorique pour les touristes chinois » ?
Musée vivant ? : il y a beaucoup de musées au Xinjiang, un musée qui montre les horreurs du terrorisme islamique qu’a connues la région pendant vingt-cinq ans, un musée de l’aménagement de la ville de Kashgar. Il n’y a ni réserves indiennes, ni attractions de type Vénus hottentote, comme l’Occident en a connues.
Musée folklorique ? S’il s’était agi d’éradiquer un peuple, on n’aurait pas joué la carte de la préservation folklorique. Tout n’est pas ramené au seul folklore. Le muqâm, par exemple, est un art savant et mis en valeur en tant que tel, par les autorités locales dans le grand théâtre d’Urumqi, comme par l’UNESCO.
Musée pour touristes chinois ? pas spécifiquement. Les Ouïghours aussi sont citoyens de la République populaire de Chine, et jouissent des mêmes droits.
Les aménagements avaient commencé à il y a longtemps, mais en effet, depuis l’éradication du terrorisme en 2016, c’est devenue une vraie destination touristique, mais toute la région y gagne, le centre-ville a été complètement réhabilité (les travaux ont commencé en 2008), l’insalubrité éliminée, et en restant dans l’esprit du lieu. Et ça crée de l’emploi.
Peut-être voudraient-ils nous faire croire, c’est que les Ouïghours vont à leur boulot avec le pistolet sur la tempe ?
Alors, certes, il y a, comme partout, beaucoup de choses sublimes à voir et aussi beaucoup de choses de mauvais goût dans le commerce touristique, mais enfin, ce serait comme raconter qu’au prétexte qu’on vend à Paris des tours Eiffel dans des boules qu’on retourne et qui font de la neige, cela prouverait que la population parisienne qui ne se livre pas à ce commerce a été victime d’un génocide…
En réalité, les Chinois me semblent fiers de leurs particularismes et de leurs 56 ethnies. Et cela déclenche des réactions diverses de leur part, qui vont de l’achat de babioles jusqu’au musicologue envoyé par le parti pour recueillir les enregistrements des plus grands virtuoses.
Bref, « les Chinois sont des hommes comme les autres » et même s’ils sont communistes !
Tourisme ou génocide, donc, j’ai envie de dire : ce n’est pas fromage et dessert, il faut choisir. De retour du Xinjiang, je me rends compte que la polémique, donc, désenfle. Désormais, après le génocide, il s’agit de montrer une forme de normalisation.
Je conçois que si l’on est militant indépendantiste, on se sente agacé par le tourisme et qu’on conçoive cela comme une occupation. Question de point de vue ! Mais enfin, force est de constater que si les 10 millions de Ouïghours prenaient le pouvoir sur un territoire vaste comme trois fois la France (en prenant l’hypothèse, purement théorique, qu’il s’agisse de leur volonté), on ne peut certainement pas dire qu’ils seraient indépendants des Etats-Unis. Et vu ce que les Etats-Unis font des pays musulmans après leur passage (Irak, Syrie,Libye, Afghanistan), on peut rêver pour les Ouïghours d’un autre destin.
Alors, oui, en Europe, on joue aux apprentis-sorciers de l’ethno-linguistique et on aimerait bien refaire les frontières de 1945. En Ukraine, on voit ce que cela donne de faire passer les nationalistes ukrainiens bandéristes pour des combattants de la liberté. A ce jeu ethno-linguistique, la Bretagne ne serait plus en France. Mais si l’on va sur ce terrain, certes on pourrait remonter à l’indépendance d’avant Anne de Bretagne. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas jouer à défendre l’indépendance de la Gaule face à l’arrivée, de Cornouailles, des ancêtres de ceux qui parlent – dans la mesure où ils le parlent encore – ce breton qui est en fait si proche du gallois ? Bref, on ne s’en sort pas. Mieux vaut, et c’est ce que font tous les jours l’immense majorité de nos compatriotes, se dire français au sens de citoyen membre d’une communauté nationale obéissant aux lois de la République et se rappelant de cette nuit du 4 août où nous avons aboli d’un coup les privilèges féodaux. En Chine il s’est passé la même chose… quand l’Armée chinoise a libéré le Tibet en 1949.
Je m’arrête là, de plus en plus certain qu’en mon pays, où je ne suis pas plus prophète qu’ailleurs, je ne vais décidément pas me faire que des amis.
Revenons donc à la sagesse chinoise et à nos trois hommes (Bondaz, Glucksmann, Darbré ?) qui font un tigre. A l’époque des royaumes combattants, un certain Pang Cong a demandé au roi de Wei s’il croirait hypothétiquement au rapport d’un civil selon lequel un tigre parcourait les marchés de la capitale, ce à quoi le roi répondit par la négative. Pang Cong demanda alors ce que le roi penserait si deux personnes rapportaient la même chose, et le roi lui dit qu’il commencerait à s’interroger. Finalement, Pang Cong lui dit : « Et si trois personnes prétendaient toutes avoir vu un tigre ? » Le roi répondit qu’il y croirait.
Alors Pang Cong rappela au roi que la notion d’un tigre vivant dans un marché bondé était pourtant absurde, mais lorsqu’elle était répétée par de nombreuses personnes, elle semblait réelle.
Quant à moi, je n’ai pas vu de tigre dans le marché ouïghour.
Aymeric MONVILLE, 27 août 2023.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir