Simone Weil (1909-1943) a porté bien des titres durant sa brève existence. Bien qu’issue de la classe bourgeoise, celle qui a été philosophe, écrivaine, militante pacifiste, et qu’on a qualifiée de mystique, n’a eu de cesse de s’engager corps et âme auprès des plus opprimés de son époque. Déjà, toute petite, se révélait chez elle le désir du don de soi, selon le mot de Gustave Thibon, un ami chez qui elle séjourna comme ouvrière agricole: «Elle est restée […] l’enfant inflexible qui s’asseyait dans la neige et refusait d’avancer parce que ses parents avaient confié à son frère les bagages les plus lourds.»
[Cet article a été publié initialement dans l’édition papier de la revue Le Verbe, à l’été 2018.]
À l’école du philosophe Alain, Simone prend rapidement conscience que la vie intellectuelle et l’activité du corps ne vont pas l’une sans l’autre. Durant la période de la Grande Crise et de l’entre-deux-guerres, quand le taux de chômage atteint un sommet, elle verse la quasi-totalité de son salaire aux familles qui en sont affectées, offre des cours gratuits de culture générale aux travailleurs, écrit des lettres aux directeurs d’usine. Elle va même jusqu’à quitter son poste de professeure de philosophie au lycée pour s’exposer à la vie d’ouvrière.
Entre décembre 1934 et 1935, malgré les migraines qui l’assaillent, elle deviendra découpeuse sur presses chez Alsthom, manœuvre chez J.-J. Carnaud et Forges, puis fraiseuse chez Renault. Elle ne sortira pas indemne de cette expérience qui façonnera ses réflexions sur le travail et sur la vie humaine.
Se frotter au réel
Comme philosophe, Simone désire purifier ses illusions sur le réel et abolir les ambigüités entre le moi et le monde. Le travail étant ce par quoi l’homme fait l’expérience de la nécessité et se heurte à l’extériorité pure, il deviendra une composante essentielle de sa philosophie.
Pour confronter ses analyses théoriques des enjeux sociaux à la réalité des travailleurs, Simone ne se contente pas de meubler l’arrière-plan d’une usine en tenant à la main un calepin et un stylo. Au contraire, elle plonge les deux pieds dans l’univers de la répétition machinale, sans faire attention aux mises en garde de ses proches sur les risques d’hypothéquer son intelligence:
«[J]e regarde le travail physique comme une purification – mais une purification de l’ordre de la souffrance et de l’humiliation. On trouve aussi, tout au fond, des instants de joie profonde, nourricière, sans équivalent ailleurs. Pourquoi attacherais-je beaucoup de prix à cette partie de mon intelligence dont n’importe qui, absolument n’importe qui, au moyen de fouets et de chaines, ou de murs et de verrous, ou d’un morceau de papier couvert de certains signes, peut me priver? Si cette partie est le tout, alors je suis tout entière chose de valeur presque nulle, et pourquoi me ménager? S’il y a autre chose d’irréductible, c’est cela qui a un prix infini. Je vais voir s’il en est ainsi.»
S’expatrier à l’usine
L’apprentie ouvrière perçoit rapidement l’usine comme un laboratoire où se cristallise le déracinement spirituel de la société. Non pas que l’usine le crée, mais elle en est plutôt la conséquence et contribue à le renforcer. Il faut déjà être déraciné en quelque sorte pour se plier à de telles conditions de travail. Il faut déjà avoir renoncé à la pensée; et ce renoncement doit avoir déjà commencé, en dehors des usines, par l’entremise des institutions culturelles en place.
Où rien ne rappelle la nature, où rien n’est gratuit, il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris.
Simone Weil
Dans un univers où lescourroies, les bruits métalliques et la froide ferraille prennent toute la place, «où rien ne rappelle la nature, où rien n’est gratuit, où tout est heurt […], il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris», remarque-t-elle. À l’usine, l’ouvrier n’est pas chez lui. «Aucune intimité ne lie les ouvriers aux lieux et aux objets parmi lesquels leur vie s’épuise, et l’usine fait d’eux, dans leurs propres pays, des étrangers, des exilés, des déracinés.»
La novice qui entre le matin à l’usine avec un numéro pour l’identifier, qui manipule toute la journée des pièces ayant un nom et une fiche descriptive détaillée et dont la relation avec les autres employés y est subordonnée, est forcée de constater que ce sont les ouvriers qui sont devenus les pièces interchangeables.
Cette dépersonnalisation, cette réduction de l’homme à la machine le plonge dans un sommeil, un avilissement et une lassitude que Simone décrit ainsi:
«Le corps est parfois épuisé, le soir, au sortir de l’usine, mais la pensée l’est toujours, et elle l’est davantage. […] Combien on aimerait pouvoir déposer son âme, en entrant, avec sa carte de pointage, et la reprendre intacte à la sortie! Mais le contraire se produit. On l’emporte avec soi dans l’usine, où elle souffre; le soir, cet épuisement l’a comme anéantie, et les heures de loisir sont vaines.»
Une rationalité déplacée
Un combat cher à Simone Weil était de réconcilier le travail manuel et le travail intellectuel, longtemps considérés comme opposés. Faire son travail en «perdant son âme» est pour elle une conséquence néfaste du taylorisme qui, en visant le meilleur rendement possible, a opéré une séparation entre la rationalité de la tâche à accomplir et son exécution. Ainsi, l’ouvrier d’usine qui ne possède pas la pleine conscience de la finalité des gestes à accomplir est devenu lui-même un rouage dans un processus mécanique. Pour Simone qui pèse le poids des mots par son expérience, la disqualification du travail annonce la fin de la civilisation, rien de moins.
«Le travail libre, dit-elle, implique que chaque travailleur ait lui-même à contrôler, sans se référer à aucune règle extérieure, non seulement l’adaptation de ses efforts avec l’ouvrage à produire, mais encore leur coordination avec les efforts de tous les autres membres de la collectivité […]. La technique devrait être de nature à mettre perpétuellement à l’œuvre la réflexion méthodique […].»
L’essence même du travail contient l’appel à un dépassement de soi et pave une voie spirituelle.
Pour l’auteure, le travail manuel a une résonance sur la vie intellectuelle; d’ailleurs, elle les voit comme intrinsèquement liés. Dans son travail d’ouvrière, elle observe que la moindre erreur, le moindre manque d’attention peuvent produire des conséquences catastrophiques. Combien ne devrait-il pas en être autant, sinon plus, pense-t-elle, des erreurs intellectuelles ou morales, dont les conséquences sont plus dommageables et auxquelles on ne tient pourtant pas rigueur égale?
Mais bien plus encore, l’essence même du travail contient l’appel à un dépassement de soi et pave une voie spirituelle. «Le travail physique consenti est, après la mort consentie, la forme la plus parfaite de la vertu d’obéissance», note l’auteure dans ses cahiers, en nuançantqu’«acceptation» ne veut pas dire «soumission», l’acceptation concernant les «souffrances physiques et morales inévitables dans la mesure précise où elles sont inévitables».
S’enraciner au ciel
À l’encontre du marxisme ambiant dans bien des milieux ouvriers, la militante conclut qu’aucune révolution sociale ne viendra à bout de cette condition intrinsèque à la nature du travail: la seule vraie révolution sera intérieure.
Mais selon toute apparence, rien ne destine à l’intériorité dans le travail industriel harassant et abrutissant. Devant l’effacement quotidien de toute forme de beauté, comment donc accéder à cette parcelle d’âme qu’on sacrifie à la sueur de son front?
Le travail d’usine a ce caractère unique de ne rien avoir à offrir aux ouvriers pour rassasier leur soif de finalité et de liberté. «Il y a dans le travail des mains, et en général le travail d’exécution, et le travail proprement dit, un élément irréductible de servitude que même une parfaite équité sociale n’effacerait pas. C’est le fait qu’il est gouverné par la nécessité, non par finalité. On l’exécute à cause d’un besoin, non en vue d’un bien; “parce qu’on a besoin de gagner sa vie”, comme disent ceux qui y passent leur existence.»
Contrairement à d’autres formes de travail, le gagne-pain des ouvriers d’usine ne peut pas leur servir d’idole; les travailleurs doivent trouver leur raison d’être ailleurs. «Pour [eux], il n’y a pas d’écran. Rien ne les sépare de Dieu. Ils n’ont qu’à lever la tête», nous dit celle qui a réussi à rencontrer Dieu dans la condition ouvrière.
Quiconque travaille, soulève des fardeaux, manie des leviers doit aussi de son faible corps faire contrepoids à l’univers.
Simone Weil
Lever la tête vers le Christ. Telle est la vocation de l’ouvrier qui n’a nulle part ailleurs où fixer son regard et n’a guère le choix de porter des fardeaux à longueur de journée. Seul le Christ peut l’aider à supporter la pesanteur existentielle quotidienne, nous exprime poétiquement Simone Weil: «Dans une balance, un poids considérable et proche du point d’appui peut être soulevé par un poids très faible placé à une très grande distance. D’une manière infiniment différente, mais assez analogue pour servir d’image, quiconque travaille, soulève des fardeaux, manie des leviers doit aussi de son faible corps faire contrepoids à l’univers. Cela est trop lourd, et souvent l’univers fait plier le corps et l’âme sous la lassitude. Le corps du Christ était un poids bien faible, mais par la distance entre la terre et le ciel, il fait contrepoids à l’univers. […] Celui qui s’accroche au ciel fera facilement contrepoids.»
L’homme, dans sa condition charnelle, est malgré tout fait pour l’éternel, pense celle qui a voulu fonder une spiritualité du travail: «Ce monde où nous sommes tombés existe réellement; nous sommes réellement chair; nous avons été jetés hors de l’éternité; et nous devons réellement traverser le temps, avec peine, minute après minute. Cette peine est notre partage, et la monotonie du travail en est seulement une forme. […] Mais il n’est pas moins vrai que notre pensée est faite pour dominer le temps, et que cette vocation doit être préservée intacte en tout être humain.»
*
Un jour de 1935, lors d’une procession de femmes de pêcheurs, Simone fut saisie devant la beauté du mystère: «Quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux.»
Depuis, elle ne s’est jamais relevée. Elle est restée inclinée devant Celui qui a pris la dernière place, le modèle de sa vie offerte.
Pour aller plus loin:
Simone Weil, Œuvres, Quarto-Gallimard.
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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