Les échecs des tueurs à gages économiques en Turquie : La réélection d’Erdogan

Les échecs des tueurs à gages économiques en Turquie : La réélection d’Erdogan

Par Tom Luongo – Le 2 juin 2023 – Source Gold Goats ‘N Guns

La réélection du président Erdogan en Turquie est un échec monumental de la pression occidentale. C’est pourquoi il est temps de quitter l’Ukraine des yeux et de se tourner vers un autre théâtre de la Troisième Guerre mondiale, dont les implications sont tout aussi importantes, sinon plus.

La Turquie fait partie d’une longue série d’échecs d’opérations de tueurs à gages économiques et de révolutions de couleur. La dernière grande opération à avoir échoué s’est déroulée en Biélorussie en 2020, après la réélection d’Alexandre Loukachenko.

La Turquie a fait l’objet d’une campagne durant sept ans pour se débarrasser d’Erdogan, qui a commencé avec la tentative de coup d’État de 2016 organisée à partir de la base aérienne de l’OTAN à Incerlik. La Turquie a connu une dévaluation brutale de sa monnaie, la lire, pendant cinq ans, la voyant passer de moins de 2 par rapport au dollar américain à près de 21 cette semaine dans le sillage de la victoire d’Erdogan.

J’ai couvert cette histoire en détail (voir mes archives sur la Turquie ici), étant l’une des seules voix à essayer d’analyser les actions de politique monétaire d’Erdogan qui, selon moi, visaient à dédollariser les engagements de change de la Turquie et à se forger une voie indépendante.

Erdogan, rusé comme un renard, joue habilement avec les États-Unis et la Russie/Chine depuis des années, positionnant la Turquie à la fois comme un membre de l’OTAN, le gardien de la mer Noire et le carrefour financier et commercial reliant l’Est et l’Ouest.

La campagne occidentale visant à renverser le président Assad en Syrie, qui a débuté en 2011, n’aurait pas pu se poursuivre sans l’aide d’Erdogan. Ce dernier s’y est prêté de bonne grâce, après avoir reçu la promesse que la Turquie revendiquerait la province d’Idlib, à l’ouest, et s’emparerait de la majeure partie du nord du pays. Vladimir Poutine a accepté l’invitation d’Assad à l’aider à combattre ISIS et les animaux de compagnie d’Erdogan à Idlib (Hay’at Tahrir al-Sham ou HTS) ont commencé à défaire ces plans.

Le SU-31 russe abattu par la Turquie en novembre 2015 était censé pousser Poutine à la guerre contre la Turquie, donnant à l’OTAN toutes les raisons de s’engager directement contre les Russes. Mais Poutine et Erdogan sont parvenus à un accord sur cet incident, ce qui implique que ce n’est pas sur les ordres d’Erdogan que l’avion russe a été abattu, mais plutôt sur ceux des suspects habituels de Foggy Bottom, Langley et GCHQ à Londres.

Si vous vous demandez pourquoi je ne suis jamais inquiet de la dernière tentative foireuse d’entraîner la Russie dans un conflit plus large en Ukraine par des événements tels que les bombardements du Nordstream ou du pont du détroit de Kertch, c’est parce que Poutine a su gérer ce moment avec Erdogan et plus tard l’abattage de l’avion russe IL-20 ELINT au-dessus de la Syrie par quelqu’un qui n’était certainement pas la Syrie, laquelle a assumé le blâme pour éviter la Troisième Guerre mondiale.

Il s’agissait de moments où la Russie et l’OTAN étaient poussées à entrer en conflit et où Poutine a refusé de suivre le scénario tout fait à la Tom Clancy préparé pour lui par les espions qui ne semblent jamais être à court de coups de batte, quel que soit le nombre de fois qu’ils font un strike out.

C’est dans ce contexte qu’il convient d’analyser l’échec total de la campagne occidentale visant à chasser Erdogan et son parti, l’AKP, du pouvoir en Turquie.

Les années ZIRP, de politique de taux d’intérêts nuls, en Occident ont coïncidé avec la forte dégradation des finances turques, Erdogan ayant invité les investissements occidentaux à entrer dans le pays pour soutenir ses ambitions territoriales. Mais, comme l’a souligné Baris Doster de l’Université de Marmara :

Le gouvernement à la tête de la Turquie est extrêmement pragmatique, ce qui se traduit par sa capacité à opérer un virage serré en matière de politique étrangère” , a déclaré M. Doster à Sputnik. “Les exemples sont nombreux : il s’agit des relations avec Israël, le Qatar, les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Arabie saoudite. Lorsque les relations avec l’Est ne sont pas bonnes, la Turquie se tourne vers l’Ouest, et en cas de difficultés avec l’Ouest, elle se tourne vers l’Est. Toutefois, dans la situation actuelle, je pense que le vecteur politique existant restera intact”.

Je suis d’accord. En effet, le pragmatisme d’Erdogan l’a conduit à presque toutes les actions qu’il a entreprises au cours de la dernière décennie, en suivant l’OTAN lorsqu’elle était à l’offensive, mais en pivotant rapidement et en abandonnant sa politique à la minute où elle était placée sur la défensive (cf. mes commentaires ci-dessus sur la Syrie).

En fait, il est facile d’affirmer que le point de rupture d’Erdogan avec l’Occident au sujet de la Syrie est ce qui a dominé les manchettes géopolitiques au cours des sept dernières années. Il se complaît dans le rôle de celui qui exerce une influence sur toute la politique de l’OTAN en Méditerranée orientale et en mer Noire, dont il contrôle l’accès grâce au Convention de Montreux de 1936.

Il tient toujours l’entrée de la Suède en otage, ce que j’ai l’impression que le nouveau gouvernement de Stockholm préfère.

Avec sa réélection et l’amélioration des finances turques, l’importance de la Turquie ne fera que croître. Elle ne quittera pas l’OTAN de son plein gré, mais utilisera son droit de veto pour ralentir la progression des néocons, des eurocrates et des mondialistes qui l’ont trahi, lui et la Turquie. Malgré toutes ses aspirations, Erdogan est un nationaliste turc jusqu’au bout des ongles.

Il va maintenant jeter davantage de sable dans les engrenages des plans de l’OTAN pour un conflit plus large dans la région, de l’Ukraine à l’Iran et à l’Arménie, jusqu’à ce que l’Occident chasse la Turquie ou que quelqu’un l’assassine.

Pendant ce temps, il continuera à faire entrer l’argent russe, iranien et chinois en Turquie dans le but de réduire la dépendance de ce pays à l’égard des échanges d’énergie avec l’étranger, réglés en dollars.

Le peuple turc lui a donné cinq ans de plus pour achever cette transition en s’éloignant de l’Occident et en devenant une plateforme commerciale indépendante. Si l’Occident est intelligent, il ne le contrariera pas davantage.


En début de semaine, Sputnik News m’a demandé mon avis sur ces questions. Vous trouverez mes commentaires dans ces deux articles (ici et ici). Comme toujours, je publie l’intégralité des questions-réponses ci-dessous dans un souci de transparence et pour que le contexte de mes commentaires ne soit pas perdu.


À l’approche des élections du 28 mai, la lire turque a été soumise à une pression sans précédent de la part des principaux géants financiers. Par exemple, les analystes des banques occidentales JPMorgan Chase et HSBC Holdings ont commencé à diffuser des informations sur l’affaiblissement inévitable de la lire jusqu’à des niveaux de 24-25 lires pour un dollar. Nous avons également vu de nombreux autres investisseurs financiers occidentaux vendre à découvert la livre turque.

Voici les questions auxquelles nous avons réfléchi :

Pourquoi pensez-vous que les géants financiers occidentaux ont pris ces mesures contre la lire ces derniers jours ? S’agit-il d’une tentative d’influencer les élections turques ?

Oui, absolument. Les États-Unis n’ont pas caché leur mécontentement quant à la manière dont le président Erdogan a mené sa politique étrangère ces dernières années. J’ai estimé et publié précédemment que la lire subit des attaques constantes de la part d’acteurs étrangers depuis l’été 2018, lorsque cette question a commencé à faire surface.

À l’époque, seule la reconnaissance du fait que les banques italiennes et françaises avaient investi dans des dettes d’entreprises turques libellées en dollars, mettant ainsi leurs bilans en péril, a mis fin à cette série de pressions. Erdogan, pour sa part, a vu la situation telle qu’elle était et a pris le contrôle de la banque centrale pour arracher le contrôle de la politique monétaire au FMI.

Il n’y avait pas d’autre choix et la lire était destinée à cette hyperdévaluation par rapport au dollar. La position nette du passif de change de la Turquie, qui s’élevait à plus de 240 milliards de dollars en 2018, était son talon d’Achille.

Aujourd’hui, ce chiffre est tombé à ~80 milliards de dollars, selon les données récentes de la Banque de Turquie. Ainsi, bien que la situation s’améliore, c’est toujours le vecteur sur lequel Erdogan est le plus vulnérable. Pour y remédier, Erdogan a, à juste titre, invité des capitaux chinois et russes en Turquie et a conclu d’importants accords énergétiques avec Poutine afin d’atténuer les déficits chroniques de la balance courante et de la balance commerciale en tant que grand importateur d’énergie.

Ainsi, oui, l’instabilité financière et monétaire, l’hyperinflation écrasante de la lire et les interventions géopolitiques douteuses ont sapé le soutien populaire d’Erdogan, le plaçant aujourd’hui au second tour de l’élection.

Les récentes notes des banques américaines ne font que pousser la situation à l’extrême. La Turquie n’a d’autre choix que de continuer à se dédollariser.

Selon vous, qui l’administration Biden et les géants financiers occidentaux préfèrent-ils dans cette élection ? Pourquoi ?

Clairement pas Erdogan. Ils ont apporté un soutien considérable à son adversaire Kemal Kilicdaroglu, rassemblant une “table des six” anti-Erdogan, l’opposition à Erdogan étant leur seul point d’accord. Cette coalition n’est pas sans rappeler la coalition “Pas d’Orban” de l’année dernière en Hongrie.

Les résultats ont été bien plus embarrassants pour les néolibéraux de l’UE et des États-Unis, car Orban n’était pas confronté aux problèmes chroniques de devises qui affligent Erdogan. Cela dit, la victoire d’Erdogan ne faisait pas vraiment de doute après les élections générales, qu’il a presque remportées haut la main.

Biden et l’Europe veulent une Turquie loyale à l’OTAN et à leur programme de confrontation maximale avec l’axe Russie/Chine/Iran. Erdogan est une épine dans ce programme depuis fin 2015 et l’intervention de la Russie en Syrie a mis à nu sa complicité et celle de l’OTAN dans la balkanisation de ce pays.

Il a joué les deux camps l’un contre l’autre pour forger une voie indépendante pour la Turquie. Nombre de ses actions ont été discutables, mais vu sous cet angle, la logique de son comportement est assez claire. Ses tentatives de forger un accord de paix entre l’Ukraine et la Russie l’année dernière ont probablement été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour l’Occident.

La Turquie est le pivot de la Méditerranée orientale et du maintien de la présence américaine au Moyen-Orient. Malgré les difficultés économiques de la Turquie, il a réussi à les faire passer pour une poursuite du comportement anti-arabe des États-Unis. À partir de là, alors qu’il est au pouvoir pour encore quatre ans (et probablement pour la dernière fois), il a une lourde tâche à accomplir pour stabiliser les finances de la Turquie. Il a déjà fait valoir avec succès que l’OTAN tournait le dos à la Turquie, il va maintenant devoir transformer cela en une politique pérenne.

La politique monétaire peu orthodoxe d’Erdogan a fait l’objet de nombreuses discussions parmi les économistes occidentaux. Quelle est votre évaluation de cette politique ?

J’ai déjà écrit sur ce sujet en détail ici. La politique monétaire “non conventionnelle” d’Erdogan a été à la base de sa stratégie de sortie de l’Occident pour la Turquie. Erdogan a remis en question la politique conventionnelle du FMI consistant à augmenter les taux d’intérêt pour attirer les investisseurs étrangers.

Pourquoi voudriez-vous attirer les mêmes personnes qui ont précédemment retiré leur argent de votre pays, le déstabilisant ainsi ? L’afflux de capitaux étrangers dans le cadre de ce modèle n’est que du chantage, laissant le gouvernement dépendant des largesses étrangères.

S’ils n’aiment pas vos politiques, ils retirent leur argent, font s’effondrer la monnaie et espèrent mettre en place des réformes politiques plus à leur goût. Ce qu’Erdogan a fait à la fin de l’année 2021, lorsque la lire a atteint un pic de 18,2 par rapport au dollar, c’est utiliser le bilan relativement sain de la Turquie (moins de 40 % de dette par rapport au PIB) pour encourager les Turcs à épargner et à investir en lires (ce que j’ai expliqué en détail dans l’article cité ci-dessus), tout en encourageant les investissements russes et chinois dans la dette souveraine turque et dans les projets d’infrastructure et de commerce.

Ces investissements ont été excellents pour ces investisseurs. En novembre 2021, la dette turque à 10 ans rapportait plus de 23 %. Aujourd’hui, ce taux est de 9,2 %. La lire s’est dépréciée, passant d’une moyenne de 15 à 20 aujourd’hui par rapport au dollar. Même en tenant compte des pertes de change, ces rendements sont excellents. N’oublions pas que les prix des obligations augmentent lorsque les rendements baissent.

Aujourd’hui, avec sa réélection, Erdogan et la Turquie sont à l’abri du risque politique d’un changement de cap de la part de nouveaux dirigeants. La Turquie n’est pas encore sortie d’affaire, mais les données économiques s’améliorent, dans certains domaines comme la confiance dans le secteur manufacturier (108) et l’utilisation des capacités (75,4 %), assez rapidement.

La stabilité politique est ce dont nous avons besoin aujourd’hui. Pas d’aventurisme militariste. Erdogan s’est vu accorder quatre années supplémentaires pour achever le redressement et la réorganisation de l’économie turque.

Tom Luongo

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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