Aujourd’hui, c’est un laboratoire de pointe. Dans les années 1950 et 1960, il fut le centre des expériences les plus sombres du gouvernement étatsunien. En 1954, un médecin de la prison du Kentucky a isolé sept détenus noirs et leur a administré des doses « doubles, triples et quadruples » de LSD pendant 77 jours d’affilée. Personne ne sait ce qu’il est advenu des victimes. Elles sont peut-être mortes sans savoir qu’elles faisaient partie du programme très secret de la CIA visant à développer des moyens de contrôler les esprits — un programme mis en place sur une base de l’armée au passé sombre et peu connue, Fort Detrick.
L’étalement urbain a aujourd’hui englouti ce qu’était Fort Detrick, une base militaire située à 80 km de Washington, dans la ville de Frederick, dans le Maryland. Il y a soixante-seize ans, cependant, lorsque l’armée a choisi Detrick pour développer ses plans super-secrets de guerre bactériologique, la zone autour de la base était bien différente. En fait, elle avait été choisie pour son isolement. C’est parce que Detrick, toujours florissant aujourd’hui en tant que base principale de l’armée pour la recherche biologique et comprenant maintenant près de 600 bâtiments sur plus de 5 000 hectares, fut pendant des années le centre nerveux de l’empire caché de la CIA spécialisé dans les produits chimiques et le contrôle des esprits.
Detrick est aujourd’hui l’un des laboratoires de pointe au monde pour la recherche sur les toxines et les antitoxines, le lieu où sont développées les défenses contre tous les fléaux, de la culture des champignons à l’Ebola. Son rôle de leader dans ce domaine est largement reconnu. Toutefois, une grande partie des activités menées à la base est resté un secret bien gardé pendant des décennies. Les directeurs du programme de contrôle mental MK-ULTRA de la CIA, qui utilisait Detrick comme base stratégique, ont détruit la plupart de leurs archives en 1973. Certains des secrets de ce programme ont été révélés dans des documents déclassifiés, lors d’entretiens et à la suite d’enquêtes du Congrès. Ensemble, ces sources révèlent le rôle central de Detrick dans MK-ULTRA et dans la fabrication de poisons destinés à tuer des dirigeants étrangers.
En 1942, alarmée par des rapports indiquant que les forces japonaises menaient une guerre bactériologique en Chine, l’armée étatsunienne a décidé de lancer un programme secret pour développer des armes biologiques. Elle a engagé un biochimiste de l’université du Wisconsin, Ira Baldwin, pour diriger le programme et lui a demandé de trouver un site pour établir un nouveau complexe en recherches biologiques. Baldwin a choisi une base de la Garde nationale, essentiellement désaffectée et située sous la montagne Catoctin, appelée Detrick Field. Le 9 mars 1943, l’armée annonçait qu’elle avait rebaptisé le camp de campagne Detrick, l’avait désigné comme quartier général des laboratoires de guerre biologique de l’armée, et avait acheté plusieurs fermes adjacentes afin de disposer de plus d’espace de travail et d’une large zone autour pour en assurer la discrétion.
Après la Seconde Guerre mondiale, Detrick perdit de son importance. La raison en était simple : les États-Unis possédaient des armes nucléaires, il ne semblait donc plus très urgent de développer des armes biologiques. Cependant, au début de la guerre froide, deux événements apparemment sans rapport entre eux, survenus dans des parties opposées du monde, ont stupéfié la toute nouvelle CIA et ont donné à Detrick une nouvelle mission.
Le premier de ces événements fut le procès pour trahison du primat catholique romain de Hongrie, le cardinal Joseph Mindszenty, en 1949. Lors de ce procès, le cardinal est apparu désorienté, a parlé d’un ton monotone et a avoué des crimes qu’il n’avait manifestement pas commis. Puis, après la fin de la guerre de Corée, il fut révélé que de nombreux prisonniers étatsuniens avaient signé des déclarations critiquant les États-Unis et, dans certains cas, avaient confessé des crimes de guerre. La CIA a alors fourni la même explication dans les deux cas : le lavage de cerveau. Les communistes, a conclu la CIA, ont dû développer une drogue ou une technique qui leur a permis de contrôler les esprits humains. Aucune preuve de cela n’est jamais apparue, mais la CIA s’est laissée prendre au jeu de cette fiction.
Au printemps 1949, l’armée a créé une petite équipe super-secrète de chimistes à Fort Detrick, appelée la Division des opérations spéciales. Sa mission était de trouver des utilisations militaires aux bactéries toxiques. L’utilisation coercitive des toxines était un domaine nouveau, et les chimistes de la Division des opérations spéciales devaient décider des moyens à utiliser pour initier leurs recherches.
Au même moment, la CIA venait de créer son propre corpus de magiciens chimistes. Les agents de la CIA en Europe et en Asie capturaient régulièrement des agents ennemis présumés et voulaient développer de nouveaux moyens pour — lors des interrogatoires — dissocier les prisonniers de leurs personnalités, les inciter à révéler des secrets et peut-être même les programmer pour qu’ils commettent des actes contre leur volonté. Allen Dulles, qui dirigeait la direction des opérations secrètes de la CIA et serait bientôt promu à la tête de l’agence, considérait son projet de contrôle des esprits — d’abord appelé Bluebird, puis Artichoke, puis MK-ULTRA — comme étant d’une importance suprême, et incarnant la différence entre la survie et l’extinction des États-Unis.
En 1951, Dulles a engagé un chimiste pour concevoir et superviser une recherche systématique de la clé du contrôle de l’esprit. L’homme qu’il choisit, Sidney Gottlieb, ne faisait pas partie de l’aristocratie né avec une cuillère d’argent dans la bouche au sein de laquelle la plupart des officiers de la première CIA avaient été recrutés, mais n’était qu’un juif boiteux et bègue de 33 ans issu d’une famille d’immigrants. Il pratiquait aussi la méditation, vivait dans une cabane isolée sans eau courante et se levait avant l’aube pour traire ses chèvres.
Gottlieb voulait utiliser les ressources de Detrick pour propulser son projet de contrôle de l’esprit vers de nouveaux sommets. Dans cette perspective, il a demandé à Dulles de négocier un accord qui officialiserait le lien entre l’armée et la CIA. Selon un rapport ultérieur, les dispositions de l’accord incluaient que « la CIA acquière les connaissances, les compétences et les installations de l’armée pour développer des armes biologiques adaptées à l’usage de la CIA ».
Profitant de cet arrangement, Gottlieb a créé une enclave cachée de la CIA à l’intérieur de Camp Detrick. Sa petite troupe de chimistes de la CIA a si étroitement collaboré avec leurs camarades de la Division des opérations spéciales qu’ils sont devenus une seule et même unité. Certains scientifiques extérieurs à ce groupe soudé avaient des soupçons sur leurs réelles activités. L’un d’entre eux demanda des années plus tard :
« Savez-vous ce qu’est une opération autonome et standard ? La CIA en menait une dans mon laboratoire. Ils testaient des produits psycho-chimiques et faisaient des expériences dans mes laboratoires sans me le dire. »
Gottlieb a cherché sans relâche un moyen de dynamiter les esprits humains pour en implanter de nouveaux. Il a testé une étonnante variété de combinaisons de médicaments, souvent en conjonction avec d’autres supplices comme les électrochocs ou la privation sensorielle. Aux États-Unis, ses victimes étaient des sujets involontaires répartis dans des prisons et des hôpitaux, notamment une prison fédérale à Atlanta et un centre de recherche sur la toxicomanie à Lexington, dans le Kentucky.
En Europe et en Asie de l’Est, les victimes de Gottlieb étaient emprisonnées dans des centres de détention secrets. L’un de ces centres, construit dans le sous-sol d’une ancienne villa de la ville allemande de Kronberg, pourrait bien avoir été la première prison secrète de la CIA. Pendant que les scientifiques de la CIA et leurs anciens camarades nazis étaient assis devant une cheminée de pierre pour discuter des techniques de contrôle de l’esprit, les prisonniers des cellules du sous-sol étaient préparés pour devenir des sujets d’expériences brutales et parfois fatales.
Ce sont les expériences les plus macabres que le gouvernement étatsunien ait jamais menées sur des êtres humains. Dans l’une d’entre elles, ils ont administré à sept prisonniers de Lexington, dans le Kentucky, de multiples doses de LSD pendant 77 jours d’affilée. Dans une autre, ils ont administré à des Nord-Coréens capturés des médicaments dépresseurs, suivis de puissantes doses de stimulants et les ont ensuite exposés à une chaleur intense et à des électrochocs alors qu’ils étaient dans un état de très grand affaiblissement. Ces expériences ont détruit de nombreux esprits et causé un nombre inconnu de morts. Nombre des potions, pilules et aérosols administrés aux victimes ont été créés à Fort Detrick.
L’une des victimes les plus connues des expériences MK-ULTRA est Frank Olson. Olson était un officier de la CIA qui avait passé toute sa carrière à Fort Detrick et en connaissait les secrets les plus sombres. Lorsqu’il s’est mis à envisager de quitter la CIA, ses camarades y ont vu une menace. Gottlieb a convoqué l’équipe à une retraite et s’est arrangé pour qu’Olson soit drogué au LSD. Une semaine plus tard, Olson est mort après être tombé d’une fenêtre d’hôtel à New York, décès attribué à un suicide par la CIA. La famille d’Olson pense qu’il a été jeté par la fenêtre pour empêcher qu’il ne révèle les manœuvres en cours à l’intérieur de Fort Detrick.
Une décennie d’expériences intenses a permis à Gottlieb d’apprendre qu’il existe effectivement des moyens de détruire un esprit humain. Il n’a cependant jamais trouvé le moyen d’en implanter un nouveau dans le vide laissé par ses expériences. Le Graal qu’il cherchait lui échappait. MK-ULTRA s’est soldé par un échec au début des années 1960. Gottlieb a, après coup, admis :
« La conclusion de toutes ces activités était qu’il était très difficile de manipuler le comportement humain de cette façon. »
Néanmoins, Fort Detrick, tel que rebaptisé en 1956, est resté le lieu principal de recherche sur les produits chimiques de Gottlieb. Après la fin de MK-ULTRA, il l’a utilisé pour développer et stocker l’arsenal des poisons de la CIA. Dans ses congélateurs, il conservait des agents biologiques susceptibles de provoquer des maladies comme la variole, la tuberculose et l’anthrax, ainsi qu’un certain nombre de toxines organiques, notamment du venin de serpent et du poison paralysant issu de mollusques. Il a aussi développé des poisons destinés à tuer le leader cubain Fidel Castro et le leader congolais Patrice Lumumba.
Durant cette période, la mise en lumière des expériences menées à Fort Detrick s’est accrue de façon inconfortable. Personne ne savait que la CIA y fabriquait des poisons, mais son rôle en tant que principal centre de recherche du pays dans le domaine de la guerre biologique et de la guerre bactériologique menée contre les cultures agricoles était devenu évident. De la mi-1959 à la mi-1960, les manifestants se réunissaient une fois par semaine devant les grilles de Fort Detrick, et ont écrit dans une déclaration :
« Aucune justification rationnelle de « défense » ne peut justifier les ravages d’une destruction agricole de masse ni des maladies qui en découlent. »
En 1970, le président Richard Nixon a ordonné à toutes les agences gouvernementales de détruire leurs réserves de toxines biologiques. Les scientifiques de l’armée s’y sont conformés. Gottlieb hésita. Il avait passé des années à rassembler cette pharmacopée mortelle et ne voulait pas la détruire. Après avoir rencontré le directeur de la CIA Richard Helms, il a — à contrecœur — reconnu qu’il n’avait pas le choix.
Un lot constitué d’un poison extrêmement puissant issu de mollusques, et connu sous le nom de saxitoxine [cyanotoxines de types alcaloïdes et aux effets neurotoxiques – NdT], a toutefois échappé à la destruction. Deux bidons contenant près de 11 grammes de saxitoxine — assez pour tuer 55 000 personnes — se trouvaient dans le dépôt de Gottlieb à Fort Detrick. Avant que les techniciens de l’armée ne puissent les retirer, deux officiers de la division des opérations spéciales les ont mis dans le coffre d’une voiture et les ont conduits au Bureau of Medecine and Surgery à Washington [agence du Département de la Marine des États-Unis qui gère les activités de soins de santé pour la Marine et le Corps des Marines – NdT], où la CIA conservait un petit entrepôt de produits chimiques. Un des assistants de Gottlieb a témoigné plus tard qu’il avait ordonné cette opération sans en informer son patron. Au moment où la saxitoxine a été découverte et détruite en 1975, Gottlieb avait pris sa retraite.
Pendant le XXe siècle, Gottlieb fut le citoyen inconnu le plus puissant aux État-Unis — à moins que quelqu’un d’autre n’ait mené des expériences brutales sur trois continents et n’ait obtenu un permis de tuer délivré par le gouvernement étatsunien. Fort Detrick, son indispensable base, recèle encore des pans entiers de données inconnues illustrant la cruauté qui y a vu le jour — à seulement 80 km du siège gouvernemental qui les a maintenues scellées pendant des décennies.
Le dernier ouvrage de Stephen Kinze s’intitule Poisoner in Chief: Sidney Gottlieb and the CIA Search for Mind Control – « Les Maîtres empoisonneurs – Les recherches en contrôle de l’esprit de Sidney Gottlieb et de la CIA », ouvrage non traduit en français – NdT.
Source de l’article initialement publié le 15 septembre 2019 : Politico
Traduction : Sott.net
Source: Lire l'article complet de Signes des Temps (SOTT)