Personne, sauf les naïfs indécrottables, ne devrait être surpris que les services de sécurité mentent et qu’ils soient pratiquement certains de brouiller les pistes lorsqu’ils mènent des opérations qui violent le droit national ou international et/ou qui seraient rejetées par leurs propres populations si elles en avaient connaissance.
C’est une raison suffisante pour que ceux qui s’intéressent aux explosions de septembre dernier qui ont endommagé trois des quatre gazoducs Nord Stream de la mer Baltique approvisionnant l’Europe en gaz russe, se méfient de tout ce que les agences occidentales disent sur la question.
En fait, la seule chose dont le public occidental peut être sûr, c’est que, selon tous les « enquêteurs » , les trois explosions sur les gazoducs – une quatrième charge n’a apparemment pas explosé – étaient des actes de sabotage, et pas des accidents.
Quelqu’un a fait exploser les gazoducs Nord Stream, provoquant une catastrophe écologique sans précédent, car les tuyaux ont laissé échapper d’énormes quantités de méthane, un gaz puissant qui contribue au réchauffement de la planète. Il s’est agi d’un acte de terrorisme industriel et environnemental sans précédent.
Si Washington avait pu imputer les explosions à la Russie, comme il avait espéré pouvoir le faire, il l’aurait fait avec toute la vigueur voulue. Le plus grand désir des États occidentaux est d’attiser la fureur mondiale contre Moscou, pour soutenir les efforts de l’OTAN pour « affaiblir » la Russie par le biais de sa guerre par procuration en Ukraine.
Mais, l’histoire de la destruction par la Russie de ses propres oléoducs n’a pas tenu plus d’une semaine ou deux dans les médias. Il était trop difficile de faire coire aux gens que Moscou avait voulu détruire une partie essentielle de sa propre infrastructure énergétique.
Non seulement les explosions ont causé un grand préjudice financier à la Russie – les revenus du gaz et du pétrole représentaient près de la moitié de son budget annuel -, mais elles ont également privé Moscou de son influence sur l’Allemagne, qui était jusqu’alors fortement dépendante du gaz russe. Malgré leurs efforts, les médias n’ont pas pu faire croire au public occidental que le président Vladimir Poutine s’était volontairement tiré une balle dans le pied, perdant ainsi le seul moyen de pression dont il disposait pour contrer la volonté européenne d’imposer des sanctions économiques à son pays.
D’autant qu’à l’absence totale de mobile russe, s’ajoutait l’impossibilité pour les États occidentaux de monter un dossier technique plausible contre Moscou pour les explosions de Nord Stream.
Devant l’impossibilité d’exploiter les explosions à des fins de propagande, l’Occident officiel s’est désintéressé des pipelines Nord Stream, en dépit de l’importance de l’événement. Et on n’en a plus entendu parler pendant des mois.
Lorsque la question était soulevée, c’était pour dire que les enquêtes menées séparément par la Suède, l’Allemagne et le Danemark n’aboutissaient à rien. La Suède a même refusé de partager ses conclusions avec l’Allemagne et le Danemark, au motif que cela porterait atteinte à sa « sécurité nationale« .
Personne dans les médias occidentaux n’a sourcillé ou manifesté le moindre intérêt pour ce qui se passait réellement en coulisses. Les États occidentaux et leurs médias complices semblaient tous prêts à conclure qu’il s’agissait d’un mystère entouré d’une énigme.
Isolés et sans amis
Cela aurait pu durer éternellement, si ce n’est qu’en février, un journaliste – l’un des journalistes d’investigation les plus admirés du dernier demi-siècle – a publié un article qui a enfin démystifié les explosions. S’appuyant sur un informateur anonyme et haut placé, Seymour Hersh a montré du doigt l’administration américaine et le président Joe Biden lui-même.
Le récit détaillé de Hersh sur la planification et l’exécution des explosions de Nord Stream avait l’avantage – du moins pour ceux qui souhaitent connaître la vérité sur ce qui s’est passé – de correspondre parfaitement aux éléments connus.
At a Senate hearing, top US diplomat Victoria Nuland celebrated the Nord Stream 2 pipeline bombing:
« Senator Cruz, like you, I am, and I think the administration is, very gratified to know that Nord Stream 2 is now, as you like to say, a hunk of metal at the bottom of the sea. » pic.twitter.com/KS5OM4N165
— Aaron Maté (@aaronjmate) January 27, 2023
Des personnalités de premier plan de Washington, du président Biden au secrétaire d’État Anthony Blinken et à sa haute fonctionnaire néoconservatrice Victoria Nuland – un pilier de l’obscure ingérence antirusse des États-Unis en Ukraine au cours de la dernière décennie – avaient soit appelé à la destruction des gazoducs Nord Stream, soit célébré les explosions peu de temps après qu’elles aient eu lieu.
Si quelqu’un avait un motif pour faire exploser les gazoducs russes – et un motif hautement proclamé – c’était bien l’administration Biden. Elle s’est opposée dès le départ aux projets Nord Stream 1 et 2, exactement pour les mêmes raisons que Moscou.
My latest: If, as seems likely, the US was behind the pipeline blasts, it shows it’s ready to turn the whole of Europe into a battlefield – and bully, betray and potentially sacrifice the continent’s population as cruelly as it has treated the Global South https://t.co/cIN1INfiOQ
— Jonathan Cook (@Jonathan_K_Cook) October 6, 2022
En particulier, la deuxième paire de gazoducs, Nord Stream 2, qui a été achevée en septembre 2021, aurait doublé la quantité de gaz russe bon marché disponible pour l’Allemagne et l’Europe de l’Ouest. Le seul obstacle sur sa route a été l’hésitation de l’autorité allemande chargée de la certification, l’Agence fédérale des réseaux, qui a mis un coup d’arrêt à la procédure de certification en novembre 2021.
Nord Stream signifiait que les principaux pays européens, et plus particulièrement l’Allemagne, dépendraient entièrement de la Russie pour l’essentiel de leur approvisionnement en énergie. Cette situation entrait en conflit avec les intérêts des États-Unis. Pendant deux décennies, Washington a élargi l’OTAN en tant qu’alliance militaire anti-Moscou englobant toujours plus de pays d’Europe, au point de se rapprocher agressivement des frontières de la Russie.
Les efforts secrets du gouvernement ukrainien pour devenir membre de l’OTAN – qui menaçaient l’équilibre fragile de dissuasion nucléaire entre Washington et Moscou – ont été l’une des raisons qui ont poussé la Russie à envahir son voisin en février de l’année dernière.
Nearly a year into the Ukraine war, the western narrative of an ‘unprovoked attack’ by Moscow has become impossible to sustain https://t.co/xTaHEibKax
— Jonathan Cook (@Jonathan_K_Cook) January 10, 2023
Washington voulait isoler Moscou et le couper de ses amis européens. L’objectif était de faire de la Russie l’ennemi numéro 2 – après la Chine – et d’empêcher les Européens de se tourner vers Moscou pour leur salut énergétique.
Les explosions du Nord Stream ont précisément atteint ce but. Elles ont mis fin à la principale raison qu’avaient les États européens de s’entendre avec Moscou. A la place, les États-Unis ont commencé à expédier leur gaz naturel liquéfié hors de prix à travers l’Atlantique vers l’Europe, ce qui a rendu les Européens plus dépendants de Washington en matière d’énergie tout en les escroquant par dessus le marché.
Mais revenons à Hersh. Même si son explication correspondait aux preuves circonstancielles, pourrait-elle résister à un examen plus approfondi ?
Une incurie particulière
On touche ici au cœur du sujet. On aurait pu supposer que les États occidentaux s’empresseraient d’enquêter sur les faits exposés par Hersh, ne serait-ce que pour voir s’ils concordent ou pour élaborer une autre version plus plausible de ce qui s’est passé.
Dennis Kucinich, ancien président d’une sous-commission d’enquête du Congrès américain sur le contrôle du gouvernement, s’st étonné que personne au Congrès n’ait utilisé ses pouvoirs d’assignation à comparaître pour entendre de hauts fonctionnaires américains, tels que le secrétaire à la marine, afin de vérifier la version des événements de Hersh. Comme le fait remarquer M. Kucinich, de telles citations à comparaître pourraient être émises en vertu de l’article 1, section 8, clause 18 du Congrès, qui prévoit « des pouvoirs constitutionnels pour recueillir des informations, y compris pour enquêter sur la conduite d’une fonction administrative « .
De même, et de manière encore plus extraordinaire, lorsque la Russie a demandé au Conseil de sécurité des Nations unies à la fin du mois dernier de voter pour mettre en place une commission internationale indépendante chargée d’enquêter sur les explosions, la proposition a été rejetée catégoriquement.
Si elle avait été adoptée, le secrétaire général des Nations unies aurait nommé lui-même les experts chargés de l’enquête et les aurait aidés dans leur travail en mettant à leur disposition un vaste secrétariat.
Trois membres du Conseil de sécurité, la Russie, la Chine et le Brésil, ont voté en faveur de la commission. Les douze autres – les États-Unis et leurs alliés ou les petits États sur lesquels ils peuvent facilement exercer des pressions – se sont abstenus, ce qui constitue le moyen le plus sûr d’empêcher discrètement la création d’une telle commission d’enquête.
Les excuses invoquées pour rejeter la création d’une commission indépendante étaient toutes bancales. L’argument avancé est qu’elle interférerait avec les enquêtes déjà menées par le Danemark, la Suède et l’Allemagne. Pourtant, ces trois pays avaient montré qu’ils n’étaient pas pressés de parvenir à une conclusion. La semaine dernière, la Suède a une nouvelle fois déclaré qu’elle ne parviendrait peut-être jamais à faire toute la lumière sur les événements survenus en mer Baltique.
Comme l’a fait remarquer un diplomate européen lors de réunions entre les responsables politiques de l’OTAN, la devise est la suivante : « Ne parlez pas de Nord Stream » : « Ne parlez pas de Nord Stream ». Le diplomate a ajouté : « C’est l’histoire du cadavre dans un placard. On préfère ne pas savoir ».
Il n’est peut-être pas surprenant que les États occidentaux préfèrent ignorer qui a commis l’acte de terrorisme international de faire exploser les gazoducs de Nord Stream, étant donné que le coupable le plus probable est la superpuissance du monde qui peut faire de leur vie un calvaire.
Mais ce qui est encore plus étrange, c’est que les médias occidentaux n’ont absolument pas cherché à découvrir la vérité. Ils sont restés totalement indifférents à un événement d’une importance et d’une conséquence internationales considérables.
Non seulement la presse occidentale a fait comme si le récit de Hersh n’existait pas, mais aucun média ne semble avoir même tenté de mener sa propre enquête afin de vérifier la véracité de son récit.
« Un acte de guerre »
L’enquête de Hersh est remplie de détails qui pourraient être vérifiés – et validés ou réfutés – si quelqu’un le souhaitait.
Hersh décrit une longue phase de planification qui a débuté au second semestre 2021. Il nomme l’unité responsable de l’attaque de l’oléoduc : le Centre de plongée et de sauvetage de la marine américaine, basé à Panama City, en Floride. Il explique pourquoi cette unité a été choisie pour cette tâche plutôt que le Commandement des opérations spéciales des États-Unis : parce qu’une opération secrète du premier n’aurait pas besoin de l’aval du Congrès.
En décembre 2021, selon son informateur, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan a réuni un groupe de travail composé de hauts fonctionnaires de l’administration et du Pentagone à la demande de Joe Biden lui-même. Ils ont convenu que les explosions ne devaient pas pouvoir être retracées jusqu’à Washington, faute de quoi, comme l’a noté la source, « il s’agissait d’un acte de guerre ».
La CIA a fait appel aux Norvégiens, piliers de l’OTAN et fortement hostiles à la Russie, pour mettre en place la logistique nécessaire pour attaquer les oléoducs. Oslo y avait intérêt, car les explosions rendent l’Allemagne plus dépendante du gaz norvégien, aussi bien que des approvisionnements américains.
Le site précis de l’attaque a été choisi en mars de l’année dernière, peu après l’invasion de l’Ukraine par la Russie : dans les eaux peu profondes de la Baltique, au large de l’île de Bornholm, au Danemark, où le fond de la mer ne se trouve qu’à 260 pieds sous la surface, où les quatre gazoducs sont proches les uns des autres et où il n’y a pas de forts courants de marée.
Un petit nombre de fonctionnaires suédois et danois ont été informés des activités de plongée inhabituelles pour que leurs marines ne donnent l’alerte.
Les Norvégiens ont également contribué à la dissimulation des charges explosives américaines afin qu’elles ne soient pas détectées par la surveillance russe dans la région.
The story no one wanted told. Seymour Hersh reveals how the US blew up the Nordstream gas pipelines, one of the great environmental disasters of our time. I’m guessing Hersh published on Substack because no establishment media outlet dared touch his expose https://t.co/B2IxQj5kuh
— Jonathan Cook (@Jonathan_K_Cook) February 9, 2023
<
p class= »ydpdebee86cMsoNormal »>Les États-Unis ont ensuite trouvé la couverture idéale. Depuis plus de vingt ans, Washington parraine un exercice naval annuel de l’OTAN dans la Baltique au mois de juin. Les États-Unis ont fait en sorte que l’événement de 2022, Baltops 22, se déroule à proximité de l’île de Bornholm, ce qui a permis aux plongeurs de poser les charges sans se faire remarquer.
Il était prévu que les explosifs soient déclenchés à l’aide d’une bouée sonar larguée par avion au moment choisi par le président Biden. Des dispositions complexes ont dû être prises pour s’assurer que les explosifs ne soient pas déclenchés accidentellement par des navires de passage, des forages sous-marins, des phénomènes sismiques ou des créatures marines.
Trois mois plus tard, le 26 septembre, la bouée sonar a été larguée par un avion norvégien et, quelques heures plus tard, trois des quatre pipelines étaient mis hors service.
Une campagne de désinformation
La réaction des médias occidentaux au récit de Hersh est peut-être l’aspect le plus révélateur de toute cette saga.
Ce n’est pas seulement le fait que les médias de l’establishment aient été si uniformément et remarquablement réticents à se pencher sur la signification de ce crime capital – au-delà des accusations prévisibles et non prouvées contre la Russie – mais aussi le fait qu’ils aient si manifestement rejeté le récit de Hersh sans même chercher à confirmer ou infirmer ses dires.
La raison invoquée a été que Hersh ne s’appuyait que sur une seule source anonyme. Hersh lui-même a noté que, comme pour d’autres de ses célèbres enquêtes, il ne peut pas toujours mentionner les sources qu’il utilise pour confirmer des détails parce que ces sources ne le veulent pas.
Cela n’a rien d’étonnant puisque ses informateurs sont issus d’un tout petit groupe d’initiés de Washington qui n’ont aucune envie d’être identifiés, compte tenu des antécédents de l’administration américaine en matière de persécution des lanceurs d’alerte.
Mais le fait qu’il ne s’agissait en fait que d’un prétexte de la part des médias de l’establishment devient beaucoup plus clair si l’on considère que les mêmes journalistes qui ont rejeté le récit de Hersh, ont allègrement mis en avant une version alternative semi-officielle parfaitement invraisemblable des événements.
Au début du mois de mars, sans ce qui ressemble étrangement à une publication coordonnée, le New York Times et le journal allemand Die Zeit ont publié des articles promettant de résoudre « l’un des principaux mystères de la guerre en Ukraine ». Le titre du Times posait une question à laquelle il laissait entendre qu’il était sur le point de répondre : « Qui a fait sauter les pipelines Nord Stream ? »
Au lieu de cela, les deux journaux ont présenté un récit peu détaillé de l’attaque du Nord Stream et totalement invraisemblable. Cette nouvelle version des événements était vaguement attribuée à des sources anonymes des services de renseignement américains et allemands – ceux-là mêmes qui, selon Hersh, étaient responsables à la fois de l’exécution et de la dissimulation des explosions du Nord Stream.
En fait, cette histoire avait toutes les caractéristiques d’une campagne de désinformation visant à détourner l’attention de l’enquête de Hersh. Elle a donné du grain à moudre aux médias de l’establishment : l’objectif principal était de libérer les journalistes de la nécessité d’explorer les pistes de Hersh. Désormais, ils pouvaient s’agiter, en donnant l’impression qu’ils faisaient leur travail de « presse libre », tout en poursuivant une fausse piste fournie par les agences de renseignement américaines.
C’est pourquoi ce récit a été largement diffusée, bien plus que le récit beaucoup plus crédible de Hersh.
Que racontait donc le New York Times ? Qu’un mystérieux groupe de six personnes avait loué un yacht de 50 pieds et s’était rendu sur l’île de Bornholm pour faire exploser les oléoducs. L’opération, digne de James Bond, aurait été menée par un groupe de « saboteurs pro-ukrainiens » – sans lien apparent avec le président Volodymyr Zelenskiy – qui voulaient se venger de l’invasion de la Russie. Ils avaient utilisé de faux passeports.
Le Times a encore brouillé les pistes en citant des sources selon lesquelles quelque 45 « navires fantômes » seraient passés à proximité du site de l’explosion avec des transpondeurs hors d’état de marche.
L’intérêt de cette version est qu’elle détournait l’attention de la seule possibilité réelle, que la source de M. Hersh avait soulignée : seul un acteur étatique aurait pu mener l’attaque contre les pipelines Nord Stream. Cette opération très sophistiquée et extrêmement difficile à réaliser devait en outre être dissimulée aux autres États, y compris la Russie, qui surveillaient étroitement la région.
Les médias de l’establishment ont donc pris une toute autre direction. Ils ont cessé de s’intéresser aux États – et surtout à celui qui avait le mobile, la capacité et l’opportunité les plus évidentes.
Ils se sont mis à jouer les reporters. Ils ont rendus visite aux plaisanciers danois pour demander si quelqu’un se souvenait du yacht impliqué, l’Andromeda, ou de personnages suspects à son bord, et ils ont cherché la société polonaise qui avait loué le voilier. Les médias avaient une histoire comme ils les aiment : une histoire digne d’Hollywood, celle d’une équipe de choc à la Jason Bournes qui met une bonne branlée à Moscou avant de disparaître dans la nuit.
Un mystère bienvenu
Un mois plus tard, le débat médiatique porte toujours exclusivement sur le mystérieux équipage du yacht, même si – après s’être heurté à une série de culs de sac dans une histoire qui était censée aboutir à un cul de sac – les journalistes de l’establishment se sont mis à poser quelques questions timides. Mais, notons-le, il ne s’agit absolument pas de questions sur une éventuelle implication des États-Unis dans le sabotage de Nord Stream.
Le quotidien britannique Guardian a publié la semaine dernière un article dans lequel un « expert en sécurité » allemand se demandait si un groupe de six marins était réellement capable de mener à bien une opération extrêmement aussi complexe. C’est une question qui aurait pu venir à l’esprit du journal un mois plus tôt, s’il ne s’était pas contenté de régurgiter servilement l’article de désinformation du Times.
Mais malgré le scepticisme de l’expert en sécurité, le Guardian ne décide toujours pas d’aller au fond des choses. Il conclut commodément que l’ »enquête » menée par le procureur suédois, Mats Ljungqvist, n’apportera probablement jamais de « réponse concluante ».
Ou, comme l’observe Ljungqvist : « Nous espérons pouvoir confirmer qui a commis ce crime, mais il convient de noter que cela sera probablement difficile compte tenu des circonstances ».
Le Guardian continue d’ignorer le récit de Hersh, sauf pour la référence dédaigneuse à plusieurs « théories » et « spéculations » différentes de la ridicule histoire du yacht. Le Guardian ne cite pas Hersh dans son rapport, ni le fait que sa source très bien placée a pointé du doigt les États-Unis pour le sabotage de Nord Stream. Au lieu de cela, il note simplement qu’une théorie – celle de Hersh – s’est « concentrée sur l’exercice de l’OTAN, Baltops 22, deux mois avant » l’attaque.
Tout cela reste un mystère pour le Guardian – et un mystère tout à fait bienvenu si l’on en croit la teneur de ses articles.
Le Washington Post a rendu un service similaire à l’administration Biden de l’autre côté de l’Atlantique. Un mois plus tard, il utilise l’histoire du yacht pour épaissir le mystère au lieu de l’éclaircir.
Le journal rapporte que des « représentants des forces de l’ordre » anonymes pensent désormais que le yacht Andromeda n’était pas le seul navire impliqué, ajoutant : « Le bateau pourrait avoir été un leurre, mis à l’eau pour détourner l’attention des véritables auteurs, qui courrent toujours, selon des responsables ayant connaissance d’une enquête menée par le procureur général de l’Allemagne ».
Les reportages complaisants du Washington Post sont certainement une aubaine pour les « enquêteurs » occidentaux. Ils contribuent à façonner une enigme de plus en plus élaborée, ou un « polar international », comme s’en réjouit le journal. Selon lui, des fonctionnaires anonymes « se demandent si les traces d’explosifs – collectées des mois après que le bateau loué a été rendu à ses propriétaires – n’étaient pas destinées à faire croire aux enquêteurs que l’Andromeda était le navire utilisé pour l’attentat alors que ce n’était pas le cas ».
Le journal cite ensuite quelqu’un qui a une bonne « connaissance de l’enquête » : « La question est de savoir si l’histoire du voilier est là pour détourner l’attention ou si elle fait partie du tableau ».
Comment le journal réagit-il à cette remarque ? Eh bien il l’ignore et se lance dans une consciencieuse diversion de son cru en consacrant une grande partie de son article à se demander si la Pologne n’aurait pas été impliquée elle aussi dans les explosions. Souvenez-vous, c’est une mystérieuse société polonaise qui a loué ce yacht qui a mis les enquêteurs sur une fausse piste.
La Pologne, note le journal, avait un mobile. Elle s’opposait depuis longtemps aux gazoducs Nord Stream au motif qu’ils rendraient l’Europe plus dépendante de la Russie en matière d’énergie. C’est exactement le même mobile, il faut le dire – même si, bien sûr, le Washington Postrefuse de le faire – que l’administration Biden.
Le journal donne par inadvertance un indice sur l’origine probable de l’histoire du mystérieux yacht. Le Washington Post cite un responsable allemand de la sécurité qui affirme que Berlin « s’est d’abord intéressé au navire [Andromeda] après que l’agence de renseignement du pays a reçu un « tuyau très concret » d’un service de renseignement occidental selon lequel le bateau aurait pu être impliqué dans le sabotage ».
Le fonctionnaire allemand « a refusé de nommer le pays qui a donné l’information » – une information qui détourne commodément l’attention de toute implication américaine dans les explosions de l’oléoduc et la redirige vers un groupe de sympathisants ukrainiens sans foi ni loi qu’il est impossible de retrouver.
Le Washington Post conclut que les dirigeants occidentaux « préféreraient ne pas avoir à gérer la possibilité que l’Ukraine ou des alliés soient impliqués ». Et il semble que les médias occidentaux – les chiens de garde du pouvoir – pensent exactement la même chose.
Une parodie de services secrets
Dans un article complémentaire publié la semaine dernière, M. Hersh a révélé que Holger Stark, le journaliste à l’origine de l’article de Die Zeitsur le mystérieux yacht et que M. Hersh a connu lorsqu’ils travaillaient ensemble à Washington, avait partagé avec lui des informations intéressantes provenant des services de renseignement de son pays.
Selon Hersh : « Les autorités allemandes, suédoises et danoises avaient décidé, peu de temps après l’explosion du gazoduc, d’envoyer des équipes sur le site pour récupérer la seule charge d’explosif qui n’avait pas explosé. [Holger] a déclaré qu’ils étaient arrivés trop tard ; un navire américain était venu sur le site un jour ou deux après l’explosion et avait récupéré les explosifs et d’autres choses ».
Selon Hersh, Holger n’attachait aucune importance à la hâte et la détermination de Washington à récupérer cette pièce à conviction essentielle : « Il m’a dit, avec un geste de la main, : « Vous savez comment sont les Américains. Ils veulent toujours être les premiers ». Hersh note : « Il y avait pourtant une autre explication tout à fait évidente ».
Hersh s’est également entretenu avec un expert du renseignement sur la plausibilité de l’histoire du yacht mystérieux avancée par le New York Times et Die Zeit. Il l’a qualifiée de « parodie » de renseignement qui n’a trompé les médias que parce que c’était exactement le genre d’histoire qu’ils voulaient entendre. Il a relevé quelques-unes des failles les plus flagrantes du récit :
« Toute personne qui étudierait sérieusement l’événement comprendrait qu’on ne peut pas ancrer un voilier dans des eaux de 260 pieds de profondeur’ – la profondeur à laquelle les quatre pipelines ont été détruits – ‘mais l’histoire n’était pas destinée aux gens sérieux mais à la presse qui est incapable de faire la différence entre la parodie et la réalité ».
Plus loin :
On ne peut pas se promener dans la rue avec un faux passeport et louer un bateau. Il faut soit accepter le skipper fourni par l’agent de location ou le propriétaire du yacht, soit embaucher un skipper muni d’un certificat de compétence, comme l’exige le droit maritime. Quiconque a déjà loué un yacht le sait ». Des preuves similaires d’expertise et de compétence pour la plongée en haute mer impliquant l’utilisation d’un mélange spécialisé de gaz seraient aussi exigées pour et par les plongeurs et le médecin ».
Et :
« Comment un voilier de 49 pieds peut-il trouver des pipelines dans la mer Baltique ? Les pipelines ne sont pas très grands et ne figurent pas sur les cartes qui accompagnent le bail. L’idée était peut-être de mettre les deux plongeurs à l’eau – ce qui n’est pas très facile à faire à partir d’un petit yacht – et de les laisser chercher. Combien de temps un plongeur peut-il rester dans l’eau avec son équipement ? Peut-être un quart d’heure. Cela signifie qu’il faudrait quatre ans à un plongeur pour fouiller un kilomètre carré ».
La vérité est que la presse occidentale n’a aucun intérêt à déterminer qui a fait exploser les pipelines Nord Stream parce que, tout comme les diplomates et les politiciens occidentaux, les entreprises médiatiques ne veulent pas connaître la vérité si elle ne peut pas être utilisée comme arme contre un État ennemi officiel.
Les médias occidentaux ne sont pas là pour aider le public à contrôler les centres de pouvoir, à faire en sorte que nos gouvernements soient honnêtes et transparents, ou à traduire en justice ceux qui commettent des crimes d’État. Ils sont là pour nous maintenir dans l’ignorance et faire de nous des complices des crimes qui sont perçus comme faisant progresser sur la scène mondiale les intérêts des élites occidentales – y compris les sociétés transnationales qui dirigent nos médias.
C’est précisément la raison pour laquelle les explosions de Nord Stream ont eu lieu. L’administration Biden savait non seulement que ses alliés seraient trop craintifs pour dénoncer cet acte de terrorisme industriel et environnemental sans précédent, mais aussi que les médias s’aligneraient consciencieusement derrière leurs gouvernements nationaux et fermeraient les yeux.
La facilité avec laquelle Washington a pu commettre un pareille ignominie, qui a provoqué une hausse du coût de la vie pour les Européens, les laissant sans chauffage et sans argent pendant l’hiver, et qui accélère la désindustrialisation des économies européennes, enhardira les États-Unis à continuer à agir de manière tout aussi infâme à l’avenir.
Dans le contexte d’une guerre en Ukraine où plane la menace constante d’un recours aux armes nucléaires, il n’est que trop évident que tout cela ne peut mener qu’à la catastrophe.
Jonathan Cook
Article original en anglais :
Why the Media Don’t Want to Know the Truth About the Nord Stream Blasts
MintPress News, 11 avril 2023
Traduction : Dominique Muselet pour Mondialisation.ca
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