Une voix pour Ismène, l’oubliée

Une voix pour Ismène, l’oubliée

En façonnant une parole à la discrète sœur d’Antigone, Carole Fréchette propose avec Ismène (Leméac, 2023), l’un de ses plus percutants textes.

« Où se trouve la ligne entre le compromis et la lâcheté? Peut-on sortir du conflit et arrêter le cycle des morts? » Telle est l’interrogation de l’autrice sur la désobéissance faite en secret d’Ismène, la modérée, qui s’exprime ici de sa propre voix, « peut-être moins tapageuse et violente, mais plus présente et attentive aux autres ».

Dans le répertoire de l’autrice, la présence de la sœur de l’intransigeante Antigone rejoint l’humanisme de personnages comme Hélène (Le Collier d’Hélène), Simon (Les Sept jours de Simon Labrosse), ou encore, Élisa, cette raconteuse d’histoires d’amour (La Peau d’Élisa dans leur vérité qui  « se décline en une infinité de demi–teintes, entre beauté et laideur, grandeur et abjection1 »).  

Dans la mythologie grecque, Ismène reste effacée par rapport aux autres membres de sa famille. Née de la relation incestueuse d’Œdipe et de Jocaste, elle a deux frères, Étéocle et Polynice, sans oublier sa sœur Antigone. Elle meurt assassinée par Tydée.  

Sa mère a inspiré des nouvelles, des pièces de théâtre (dont la Jocaste de l’autrice uruguayenne Mariana Percovich, monologue brillamment incarné à Montréal et en Amérique latine par la polyvalente femme de théâtre Julie Vincent). Son intransigeante frangine a connu d’innombrables vies, autant scéniques (Sophocle, Jean Anouilh, Jean Cocteau), musicales, picturales que cinématographiques (une adaptation québécoise réalisée par Sophie Deraspe). Son père a marqué à tout jamais l’art et la psychologie.  

Curieusement, le destin d’Ismène a peu attiré les regards, à l’exception notamment d’un poème à son nom par le Grec Yannis Ritsos (1972)2 et d’une œuvre dramatique, le monologue Sœur de, par une dramaturge des Pays-Bas, Lot Vekemans.  

Donner vie et la parole à une femme méconnue s’inscrit dans la philosophie féministe de Carole Fréchette, qui a écrit une vingtaine de pièces traduites en autant de langues et jouées à travers le monde. En saillie de la parution de sa première pièce en solo, Baby blues (Les Herbes rouges, 1989), celle-ci soulignait avoir gardé de son époque militante au Théâtre des Cuisines (de 1974 au début des années 1980) – première troupe de théâtre féministe au Québec – « le sens de la responsabilité et de l’engagement total, le souci de l’accessibilité et la passion du sens ». Sa plume s’est démarquée également par la publication, entre 1985 et 1989 de textes toujours d’acuité dans la revue de théâtre Jeu3, et deux sensibles romans jeunesses avec des adolescentes comme protagonistes, dans les années 1990 (Carmen en fugue mineure, Do pour Dolorès).  

La parution du monologue d’Ismène nous permet de découvrir l’une de ses plus belles réalisations. À ce titre, soulignons Les Quatre morts de Marie (hymne polyphonique à l’imaginaire sur les « deuils symboliques » d’une femme du même nom de l’enfance à l’âge mûr), et Je pense à Yu (une traductrice québécoise voit son existence chambardée à l’annonce de la sortie de prison d’un journaliste chinois qui a lancé de la peinture sur le portrait de Mao lors des manifestations de la place Tiananmen au printemps 1989).  

Un jeudi pluvieux, la dramaturge raconte les diverses étapes de son aventure singulière, relatée également dans la postface du livre (Ismène en trois temps). « En mars 2014, j’ai reçu une invitation de Michelle Parent (comédienne, metteure en scène et directrice artistique de la compagnie Pirata Théâtre). Elle donnait des ateliers à des jeunes filles en difficulté qui devaient écrire une lettre à un personnage féminin du répertoire. J’ai dit oui. Michelle m’a envoyé deux lettres, une adressée à Mère Courage (Bertolt Brecht), et une seconde, à Ismène. Ce dernier choix m’a surpris et j’y ai prêté attention. »       

De cette figure « peu glorieuse, définie par la négative », effacée devant sa célèbre sœur, Carole Fréchette n’avait pas gardé de souvenirs indélébiles. Elle a vu des productions d’Antigone, notamment une de la Nouvelle Compagnie théâtrale (aujourd’hui le Théâtre Denise-Pelletier), montée par Louise Laprade en 1992. Comme elle avoue : « ce n’était pas ma pièce fétiche même si j’admirais son courage de se tenir debout. »     

L’autrice a sorti de sa bibliothèque la seule version qu’elle possédait, petit livre jauni de ses années au collège. « J’ai abordé le récit du point de vue d’Ismène. Je n’avais jamais porté une grande importance à cette figure secondaire (présente seulement dans deux scènes) qui donnait l’impression d’être là que pour mettre en valeur l’héroïsme de sa sœur. »  

Sur Ismène, les mots de Julie (la participante aux ateliers) l’ont ébranlé. « Julie y percevait un beau geste lorsqu’elle tente d’empêcher sa sœur d’enfreindre la loi (ensevelir le corps de leur frère mort Polynice). Pour elle, il ne valait pas la peine de mourir pour une idée, que la vie mérite d’être vécue. Je savais alors que je n’en avais pas fini avec Ismène, cette figure de l’ombre, de la nuance, que je désirais explorer son histoire. »       

Carole Fréchette reçoit ensuite une invitation du festival Le Paris des femmes (édition 2016). Le défi : écrire une courte pièce sur le thème « Crimes et Châtiments ». Ismène s’est imposée, car « elle a demandé un châtiment pour un crime qu’elle n’a (ou n’aurait) pas commis ». Dans cette version d’une trentaine de minutes, la dramaturge a laissé Ismène à l’époque de la tragédie grecque, alors qu’elle s’adresse directement au public d’aujourd’hui (comme une conférence) pour raconter, «ce qu’elle a vécu intérieurement lors des événements racontés par Sophocle. Je voulais la sortir des limbes du théâtre.»   

Au fil des ans, la fascination pour Ismène se poursuit. Un courriel de la metteure en scène Imma Colomer, qui avait orchestré à Barcelone une production d’Ismène, mentionne un article de la professeure à la Brown University dans l’État du Rhode Island, Bonnie Honig (« Ismene’s Forced Choice : Sacrifice and Sorority in Sophocle’ Antigone4 »). Est émise l’hypothèse « que le premier des deux enterrements, survenu la nuit sans témoin, aurait pu être commis par Ismène. Une telle analyse m’a intrigué. Le roi Créon accuse Antigone pour les deux enterrements, alors que celle-ci a clamé haut et fort qu’elle braverait les interdits en pleine lumière, prête à défier la loi et la mort ».  

Carole Fréchette a repris l’écriture en imaginant qu’Ismène (« celle qui observe, qui ressent, qui agit ») avait commis un geste d’une « désobéissance impure », mélange de courage et de peur, pour sauver ses proches et éviter le conflit. «Ismène dit à Antigone que, comme femmes, elles ne sont pas nées pour lutter contre des hommes, mais peut-être davantage investies de la mission de préserver le vivant. Si on ne préserve pas la vie, qui le fera ? Certainement pas nos frères!»     

Carole Fréchette, dramaturge. Un théâtre sur le qui-vive, Nota bene, 2018, p. 328.
2 Pour entendre une version audio avec Isabelle Adjani dans le rôle-titre : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/fictions-theatre-et-cie/ismene-de-yannis-ritsos-7819168
https://www.erudit.org/fr/revues/jeu/#back-issues
4 Paru dans la revue académique Arethusa de la Johns Hopkins University.

 

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Source: Lire l'article complet de L'aut'journal

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