La question de la gestion des masses est la véritable problématique oligarchique ; une problématique intrinsèquement liée à la révolution libérale de 1789. En fondant pour la première fois la cité sur une classe (la bourgeoisie) et non sur un principe (la cité antique était fondée sur le principe guerrier et la cité monarchique sur le principe divin), la démocratie libérale moderne a donné naissance au prolétariat. Un prolétariat nié et cadenassé depuis l’origine puisque la loi Isaac Le Chapelier – qualifiée par Karl Marx de « coup d’État des bourgeois » – interdit dès 1791 les grèves, les mutuelles, les corporations et la constitution de syndicats et réussit là où Turgot, le contrôleur général des finances du roi Louis XVI, a échoué : son édit de 1776 supprimant les corporations et libéralisant le commerce des grains avait en effet provoqué émeutes et protestations contre la baisse des salaires et l’augmentation du prix du pain à tel point que le roi se sépara de son conseiller et abrogea sa loi.
Préfigurant la lutte des classes, le rapport de force entre les masses ouvrières et les nouvelles élites se met en place : plus que la remise en cause radicale du système capitaliste et de ses écarts sociaux inhérents, les travailleurs du début du XIXe siècle combattent pour leur condition d’existence et leur dignité. En pleine révolution industrielle, les ouvriers des petits ateliers, épouvantés devant la vie des ouvriers de fabriques, comprennent la dynamique. Économiquement contenus, il faudra attendre 1864 et la loi Ollivier sous le Second Empire de Napoléon III pour que le mouvement syndical français prenne vie. La loi Waldeck-Rousseau de 1884 confirmera l’abrogation de la loi Le Chapelier et la peur bourgeoise de l’organisation ouvrière. Initiée par Jules Ferry, cette loi « progressiste » soumettait en réalité le fonctionnement des syndicats à plusieurs règles strictes et confirmait la volonté d’encadrement de la révolte.
Les premiers syndicats ne songent pas à la conquête du pouvoir politique ; ils prétendent à la défense de leurs intérêts, travaillent à la mutualité et à l’éducation. Le rapport de force s’intensifiant à mesure des perfidies bourgeoises, la solidarité de classe tend à s’affirmer et à dépasser la solidarité de métier. Rapidement, la prise de conscience de la capacité de la force ouvrière et de l’importance de l’action au-delà du droit écrit et du sens juridique annonce l’ascendant du syndicalisme révolutionnaire et son principe guerrier de grève générale sur le syndicalisme réformiste de collaboration sous contrôle de l’État bourgeois. Les Bourses du travail deviennent très vite les bastions de l’indépendance syndicale, loin des simples salles de réunion et documentation pour lesquelles le conseil municipal de Paris les a créées…
En 1895 le congrès de Limoges accouche de la Confédération générale du travail : incarnant dès lors une unité de fait du mouvement syndical français, la CGT inscrit dans ses statuts une voie résolument révolutionnaire. L’idée de la destruction du pouvoir s’impose et s’implante par la propagande syndicale dans le milieu ouvrier, loin des partis politiques républicains. L’idée de grève générale séduit et réunit les différentes factions du socialisme de l’époque : anarchistes, allemanistes, blanquistes et même certains réformistes. Consacrée en 1906 au congrès d’Amiens, la victoire du syndicalisme révolutionnaire sur les autres conceptions du syndicalisme sera contrecarrée en trois temps par le Système :
L’affaire Dreyfus qui pousse une partie des socialistes radicaux à se battre aux côtés des libéraux et des républicains, donnant ainsi naissance officiellement (c’est la thèse de Jean-Claude Michéa) à la « gauche ». Pour la première fois, les valeurs « progressistes » (antiracisme) prennent le pas sur la lutte sociale. L’arrivée au pouvoir de quelques socialistes (Millerand, par exemple) en échange de cette alliance n’apportera rien au prolétariat : les grèves sont désormais brisées par ce même Clemenceau que la victoire dreyfusarde a largement contribué à mettre en place ;
La corruption et la cooptation des leaders socialistes : le réformiste Auguste Keufer se déclare être « un fidèle de la religion de l’humanité », les chefs syndicalistes s’apaisent devant les avantages de la paix sociale que leur propose le pouvoir en place, Jean Jaurès et Jules Guesde coulent le marxisme dans la démocratie parlementaire en créant la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) qui deviendra plus tard le Parti socialiste… Malgré la résistance et l’intégrité des authentiques syndicalistes révolutionnaires comme Georges Sorel et Édouard Berth qui professent la rupture totale avec le monde démocratique bourgeois capitaliste, les masses deviennent difficiles à mobiliser, épuisées par les divisions ;
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale est le coup de grâce : à la faveur de « l’union sacrée », toute une frange du syndicalisme se rallie non pas à la nation mais au gouvernement. Sans compter les pertes humaines, la démocratie préférant toujours honorer un soldat mort plutôt qu’un travailleur révolutionnaire…
La fièvre bolcheviste de 1917 aggravera encore les divergences. Toujours vivace, la colère populaire mettra plusieurs années pour retrouver une unité syndicale désormais sous les auspices de l’épopée communiste. Une unité fragile dans un contexte européen en ébullition qui aboutira, sous la pression des financiers cosmopolites et des États ploutocratiques, à la Seconde Guerre mondiale et à la relégation de la question sociale derrière la désormais sacro-sainte Shoah…
Livrées au parlementarisme républicain, les masses productives radicales vont connaître après-guerre une nouvelle vague de « gauchisation ». Pour contrer la domination intellectuelle du marxisme et la puissance politique du PCF, Sartre et les philosophes post-structuralistes (Deleuze, Derrida, Foucault, Lacan, Althusser) sont mis en avant par les sociaux-démocrates. La réduction au subjectivisme et l’individualisme qui en découle accompagnent la mise en place de la société de consommation américanisée du plan Marshall que la dimension libérale-libertaire de Mai 68 couronnera. Évacuation de la question de la praxis et négation du peuple : la « nouvelle vague » remplace la révolution sociale par la révolution sexuelle et le consommateur transgressif de classe moyenne (le « rebelle ») devient le nouveau modèle à suivre (tout est chez Clouscard). Le prolétaire, lui, devient peu à peu « ringard », « beauf », « réac », « facho »…
Les années 1980 voient les sociaux-libéraux succéder aux sociaux-démocrates, la parenthèse des Trente Glorieuses cède sa place aux Trente Piteuses, à la désindustrialisation et au chômage, le capitalisme se mondialise, la souveraineté nationale se soumet aux superstructures du Marché (Union européenne, FMI, Banque mondiale, etc.) et aux lobbies, le principe de famille est combattu et l’immigration massive bouleverse la cohérence ethnico-culturelle des masses populaires : en quelques années, les problématiques sécuritaires et communautaires deviennent majoritaires dans le débat public. La ploutocratie oligarchique montre son vrai visage, passant en deux siècles de la « démocratie bourgeoise » au libéralisme sécuritaire, c’est-à-dire à la sanctuarisation policière d’une élite libre de dominer en totale impunité (on est passé de l’État de droit à l’État d’urgence). Une « hyper-classe » qui présente comme un idéal une démocratie mondiale pleine de sous-citoyens expropriés, sans droits de vote (les Grecs sont les premiers sous-citoyens de l’Europe, tout un symbole…) et corvéables à merci (les « hyper-nomades » chers à Jacques Attali). Une mise en esclavage progressive mais assez peu progressiste !
Cette stratégie de dissolution de l’idée sociale et de la tendance révolutionnaire dans le magma libéral démocratique s’est également appliquée en parallèle aux autres pôles de l’organisation française : l’histoire du catholicisme intransigeant (Pie IX et Pie X) et du nationalisme intégral (Maurras et l’Action française) en témoignent. Les tentatives d’articulation de ces pôles restant comme les plus fructueuses et riches de l’expérimentation politique française (Albert de Mun, René de la Tour du Pin et le « catholicisme social », Georges Valois et le Cercle Proudhon).
Endigué, méprisé et trimbalé de droite à gauche depuis Mitterrand, le peuple est redescendu massivement dans la rue en 2018. Face à lui, les mêmes mécanismes de domination : gauchisation, division, cooptation, chantage à l’antisémitisme pour finir par une répression sanglante éminemment appréciée par les chantres bourgeois du pacifisme et de l’humanisme.
En creux, toujours la question de la gestion de la masse productive par une oligarchie antisociale incommensurablement moins légitime que sous l’Ancien Régime.
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