Par M.K. Bhadrakumar – Le 11 mars 2023 – Source Indian punchline
L’accord annoncé vendredi à Pékin concernant la normalisation des relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et l’Iran et la réouverture de leurs ambassades est un événement historique. Cela va bien au-delà d’une question de relations saoudo-iraniennes. La médiation de la Chine signifie que nous assistons à un profond déplacement des plaques tectoniques dans la géopolitique du 21e siècle.
La déclaration conjointe publiée vendredi à Pékin commence par affirmer que l’accord entre l’Arabie saoudite et l’Iran a été conclu « en réponse à la noble initiative du président Xi Jinping« . L’Arabie saoudite et l’Iran ont exprimé leur « appréciation et leur gratitude » à Xi Jinping et au gouvernement chinois « pour avoir accueilli et parrainé les pourparlers, ainsi que pour les efforts qu’ils ont déployés en vue de leur réussite« .
Le communiqué conjoint mentionne également l’Irak et Oman pour avoir encouragé le dialogue saoudo-iranien en 2021-2022. Mais le fait marquant est que les États-Unis, qui sont traditionnellement la puissance dominante dans la politique de l’Asie occidentale depuis près de huit décennies, ne figurent nulle part dans le communiqué.
Il s’agit pourtant d’une réconciliation entre les deux plus grandes puissances régionales du golfe Persique. Le retrait des États-Unis dénote un échec colossal de la diplomatie américaine. Cela restera un point noir dans l’héritage du président Biden en matière de politique étrangère.
Mais Biden doit en assumer la responsabilité. Cet échec cataclysmique est largement imputable à sa ferveur à imposer ses dogmes néoconservateurs en complément de la puissance militaire américaine et à l’insistance fréquente de Biden lui-même sur le fait que le sort de l’humanité dépend de l’issue d’une lutte cosmique entre la démocratie et l’autocratie.
La Chine a montré que l’hyperbole de Biden est illusoire et qu’elle se heurte aux réalités. Si la rhétorique moralisatrice et irréfléchie de Biden a aliéné l’Arabie saoudite, ses initiatives contre l’Iran se sont heurtées à la résistance obstinée de Téhéran. En fin de compte, Biden a littéralement poussé Riyad et Téhéran à rechercher des forces compensatrices qui les aideraient à repousser son attitude oppressive et dominatrice.
L’exclusion humiliante des États-Unis du centre de la scène politique d’Asie occidentale constitue un « moment Suez » pour la superpuissance, comparable à la crise vécue par le Royaume-Uni en 1956, qui a obligé les Britanniques à comprendre que leur projet impérial était dans l’impasse et que l’ancienne façon de faire – mettre au pas les nations plus faibles en tant qu’obligation nécessaire du leadership mondial – ne fonctionnerait plus et ne mènerait qu’à un bilan désastreux.
Ce qui est stupéfiant ici, c’est la puissance cérébrale, les ressources intellectuelles et le « soft power » que la Chine a mis en jeu pour surpasser les États-Unis. Les États-Unis disposent d’au moins 30 bases militaires en Asie occidentale – cinq rien qu’en Arabie saoudite – mais ils ont perdu leur rôle de leader. À bien y réfléchir, l’Arabie saoudite, l’Iran et la Chine ont fait leur annonce historique le jour même où Xi Jinping a été élu pour un troisième mandat présidentiel.
Ce que nous voyons, c’est une nouvelle Chine, sous la direction de Xi Jinping, qui atteint le dessus du panier. Elle adopte pourtant une attitude effacée et ne s’attribue aucun titre de gloire. Il n’y a aucun signe de « syndrome de l’empire du Milieu« , contre lequel les propagandistes américains mette sans arrêt en garde.
Au contraire, pour le public mondial – en particulier des pays comme l’Inde ou le Viêt Nam, la Turquie, le Brésil ou l’Afrique du Sud – la Chine a présenté un exemple salutaire de la manière dont un monde multipolaire démocratisé peut fonctionner à l’avenir – comment il est possible d’ancrer la diplomatie des grandes puissances sur une politique consensuelle et conciliante, sur le commerce et l’interdépendance et d’aboutir à un résultat « gagnant-gagnant« .
Un autre message important est implicite : La Chine devient un facteur d’équilibre et de stabilité au niveau mondial. L’Asie-Pacifique et l’Asie occidentale ne sont pas les seules à nous observer. Le public comprend également l’Afrique et l’Amérique latine – en fait, l’ensemble du monde non occidental qui forme la grande majorité de la communauté mondiale et qui est connu sous le nom de « Global South« .
Ce que la pandémie et la crise ukrainienne ont fait remonter à la surface, c’est la réalité géopolitique latente qui s’est accumulée au fil des décennies, à savoir que le Sud mondial rejette les politiques de néo-mercantilisme menées par l’Occident sous le couvert de l’ »internationalisme libéral« .
L’Occident poursuit un ordre international hiérarchique. Le chef de la politique étrangère de l’Union européenne, Josep Borrell, l’a récemment déclaré à l’improviste, avec des accents racistes, lorsqu’il a déclaré dans une tribune publique que « l’Europe est un jardin, le reste du monde est une jungle. Le reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin« .
Demain, la Chine pourrait tout aussi bien contester l’hégémonie américaine sur l’hémisphère occidental. Le récent document du ministère chinois des affaires étrangères intitulé « L’hégémonie américaine et ses dangers » nous indique que Pékin ne veut plus rester sur la défensive.
Entre-temps, un réalignement des forces sur la scène mondiale est en cours, avec la Chine et la Russie d’un côté et les États-Unis de l’autre. Le fait que, la veille même de l’annonce historique faite à Pékin vendredi, le ministre saoudien des affaires étrangères, le prince Faisal bin Farhan Al Saud, ait atterri soudainement à Moscou pour une « visite de travail » et se soit entretenu avec le ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, visiblement ravi, n’est-il pas un message important (ici, ici et ici) ?
Bien entendu, nous ne saurons jamais quel rôle Moscou aura joué en coulisses, en coordination avec Pékin, pour jeter des ponts entre Riyad et Téhéran. Tout ce que nous savons, c’est que la Russie et la Chine coordonnent activement leurs actions en matière de politique étrangère. Il est intéressant de noter que le 6 mars, le président Poutine a eu une conversation téléphonique avec le président iranien Ebrahim Raisi.
Certes, la géopolitique de l’Asie occidentale ne sera plus jamais la même. En réalité, le premier moineau du printemps est apparu, mais la glace n’a fondu qu’à trois ou quatre encablures du rivage. Néanmoins, les rayons du soleil donnent de l’espoir, annonçant des jours plus chauds.
Il est concevable que Riyad n’ait plus rien à voir avec les complots diaboliques ourdis à Washington et à Tel-Aviv pour créer une alliance anti-iranienne en Asie occidentale. Il n’est pas non plus envisageable que l’Arabie saoudite participe à une attaque israélo-américaine contre l’Iran.
Cette situation isole gravement Israël dans la région et rend les États-Unis impuissants. Sur le fond, cela réduit à néant les efforts fébriles déployés dernièrement par l’administration Biden pour cajoler Riyad afin qu’il rejoigne les accords d’Abraham.
Toutefois, il est significatif qu’un commentaire du Global Times ait noté avec une certaine audace que l’accord saoudo-iranien « constitue un exemple positif pour d’autres points chauds de la région, tels que l’apaisement et le règlement du conflit israélo-palestinien. À l’avenir, la Chine pourrait jouer un rôle important dans la construction d’un pont entre les pays pour résoudre les problèmes épineux de longue date au Moyen-Orient, comme elle l’a fait cette fois-ci« .
En effet, le communiqué conjoint publié à Pékin indique que « les trois pays [l’Arabie saoudite, l’Iran et la Chine] ont exprimé leur volonté de déployer tous les efforts possibles pour renforcer la paix et la sécurité régionales et internationales« . La Chine peut-elle sortir un lapin de son chapeau ? L’avenir nous le dira.
Pour l’heure, le rapprochement saoudo-iranien aura certainement des retombées positives sur les efforts déployés en vue d’un règlement négocié au Yémen et en Syrie, ainsi que sur la situation politique au Liban.
Le communiqué conjoint souligne que l’Arabie saoudite et l’Iran ont l’intention de relancer l’accord général de coopération de 1998 dans les domaines de l’économie, du commerce, de l’investissement, de la technologie, de la science, de la culture, des sports et de la jeunesse. Dans l’ensemble, la stratégie de pression maximale de l’administration Biden à l’égard de l’Iran s’est effondrée et les sanctions occidentales contre l’Iran sont devenues inefficaces. Les options politiques des États-Unis à l’égard de l’Iran se sont réduites. L’Iran gagne en profondeur stratégique pour négocier avec les États-Unis.
Le tranchant des sanctions américaines réside dans les restrictions imposées au commerce du pétrole iranien et à l’accès aux banques occidentales. Il est tout à fait concevable qu’un retour de bâton soit sur le point de se produire alors que la Russie, l’Iran et l’Arabie saoudite – trois des principaux pays producteurs de pétrole et de gaz – commencent à accélérer leur recherche de mécanismes de paiement pour contourner le dollar américain.
La Chine discute déjà d’un tel arrangement avec l’Arabie saoudite et l’Iran. Les transactions commerciales et économiques entre la Chine et la Russie tentent d’éviter le dollar américain pour les paiements. Il est bien entendu que toute érosion significative du statut du dollar en tant que « monnaie mondiale » ne sonnera pas seulement le glas de l’économie américaine, mais affaiblira également la capacité des États-Unis à mener des « guerres éternelles » à l’étranger et à imposer leur hégémonie mondiale.
En définitive, la réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Iran est également un précurseur de leur intronisation en tant que membres des BRICS dans un avenir proche. Il est certain qu’il existe déjà une entente entre la Russie et la Chine à ce sujet. L’adhésion de l’Arabie saoudite et de l’Iran aux BRICS réinitialisera radicalement la dynamique du pouvoir dans le système international.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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