Dans un texte écrit en 1903, l’année de sa mort, Sullivan Cook, un agriculteur états-unien (né en 1834), se rappelle comment, enfant, dans le nord de l’Ohio, il devait
« souvent aller avec un fusil chasser les colombes voyageuses [aussi appelées tourtes voyageuses ou pigeons migrateurs] des champs de blé nouvellement semés. À cette époque, le blé était semé à la volée, et les colombes venaient par milliers et ramassaient le blé avant qu’il ne soit recouvert par la traînée. Mon père disait : “prends le fusil et tire sur toutes les colombes que tu vois”. Et souvent je les voyais venir des bois et se poser sur le champ nouvellement semé, si nombreuses que le sol devenait bleu de ces magnifiques oiseaux.
Je me cachais dans un coin du terrain. Lorsque ces oiseaux se posaient sur le sol, ils s’alignaient en une longue rangée, parcourant le champ à la recherche de grains. Et lorsque les oiseaux de derrière s’élevaient et volaient au-dessus de ceux de devant, ils rappelaient les petits brisants sur la plage de l’océan, et ressemblaient à un andain de foin roulant à travers le champ.
J’attendais que la fin de cette vague soit en face de ma cachette, puis je me levais et je tirais dans cet andain de beauté vivante et animée. Il m’est arrivé de ramasser jusqu’à vingt-sept oiseaux morts tués d’un seul coup avec un vieux fusil à silex à canon lisse. Plus tard à l’automne, ces oiseaux venaient par millions se nourrir du mât sauvage de noix de hêtre et de glands, et chaque soir, ils passaient au-dessus de notre maison, se dirigeant à l’ouest de celle-ci vers ce qu’on appelait le marais de Lodi.
Maintes et maintes fois, j’ai vu des nuées d’oiseaux qui s’étendaient aussi loin que l’œil pouvait atteindre, et le bruit de leurs ailes était comme le rugissement d’une tempête. »
(La colombe voyageuse a longtemps suscité l’admiration des humains. Ses grandes volées stupéfièrent les premiers colons et visiteurs européens. En 1615, un observateur de l’État de Virginie les décrivait ainsi : « Au-delà du nombre et de l’imagination, j’ai vu pendant trois ou quatre heures des troupeaux défiler dans l’air, si épais qu’ils nous ont même caché le ciel. » En 1947, Aldo Leopold se souvenait : « La colombe [voyageuse] n’était pas un simple oiseau, c’était une tempête biologique […] et chaque année, cette tempête de plumes montait, descendait et parcourait le continent de long en large. »)
Dans la suite du texte, Cook explique à quel point la chasse de cet oiseau — qui peuplait autrefois les Amériques par milliards et se déplaçait en volées interminables — était un sport apprécié. Tellement que l’espèce fut entièrement éradiquée par les colonisateurs. Ses derniers représentants moururent au début du XXème siècle. Cook écrit :
« Les jeunes hommes qui cherchent aujourd’hui quelque chose à tirer et qui se demandent ce qu’est devenu notre gibier doivent entendre avec colère et regret des rapports comme celui-ci, provenant de l’ouest du Michigan, il y a quelques années : “En trois ans, 990 000 douzaines de colombes ont été capturées et expédiées à New York et dans d’autres villes de l’Est, et au cours des deux années suivantes, les mêmes hommes qui ont capturé les colombes à Hartford ont estimé qu’il y avait un tiers de plus de pigeons expédiés depuis Shelby que de Hartford ; et depuis Petoskey, dans le comté d’Emmett, deux ans plus tard, C. H. Engle, un habitant de la ville ayant participé à ce massacre impie, affirme maintenant que cinq wagons par jour ont été expédiés pendant trente jours, avec une moyenne de 8 250 douzaines par wagon. Alors, quand on vous demande ce qu’il est advenu des colombes sauvages, référez-vous à C. H. Engle, Stephen Stowe, Chas. Sherburne, Hiram Corwin et un homme du nom de Miles, du Wisconsin, qui en a attrapé 500 douzaines en une seule journée. Et si l’on vous demande ce qu’il est advenu des colombes sauvages, faites la somme des factures d’expédition et vous verrez ce qu’il est advenu de cet oiseau, le plus grandiose gibier à plumes ayant jamais fendu l’air d’un continent.” »
Mais le plus extraordinaire, c’est la conclusion de son texte, le dernier paragraphe :
« Mes jeunes amis, je veux humblement vous demander pardon d’avoir pris une petite part dans la destruction de ce sport, le plus excitant qui soit. Et il n’y a pas un seul d’entre nous qui n’ait honte du massacre qui vous a privé de ce plaisir. Si nous avions été retenus par les lois de l’humanité, vous auriez pu, vous aussi, profiter de ce sport pour les années à venir. »
Cook et ses congénères ont exterminé les colombes voyageuses jusqu’à extinction. Ils les ont massacrées pour le sport, parce qu’il s’agissait pour eux d’un sport incroyablement plaisant. Et une fois la colombe voyageuse (« le plus grandiose gibier à plumes ayant jamais fendu l’air d’un continent ») éteinte, la seule chose qu’il semble regretter, c’est que ses descendants ne pourront pas eux aussi connaitre le plaisir de massacrer des colombes voyageuses. Ce qu’il regrette, c’est « la destruction de ce sport », pas « la destruction de la colombe voyageuse ».
C’est démentiel. Psychopathique. Monstrueux. C’est aussi un sentiment que nombre de ses semblables devaient partager — et une illustration frappante du « suprémacisme humain » caractéristique de la psychologie de la civilisation dans son ensemble, et de l’immense majorité des civilisés (aujourd’hui encore). Je suis en train de revoir la traduction d’un livre de Derrick Jensen que nous allons bientôt publier sur le sujet, intitulé Le Mythe de la suprématie humaine, et que vous pouvez précommander ici : https://www.editionslibre.org/produit/le-mythe-de-la-suprematie-humaine-derrick-jensen/
(Et puis, évidemment, il y a « l’amnésie écologique ». On regrette rarement ce que l’on n’a pas connu. Si, aujourd’hui, beaucoup ne réalisent pas à quel point la vie sur Terre a été appauvrie, atrophiée — et/ou s’en moquent —, c’est parce qu’ils sont nés à une époque tardive de l’entreprise de ravage de la nature appelée civilisation. Nous n’avons jamais vu de nos yeux et donc ressenti ces volées extraordinaires de colombes voyageuses, ni les grands troupeaux de bisons, ni les mers pullulantes de baleines, etc. Nous, on fait pipi sous la douche et on applaudit le développement des technologies de production d’énergies vertes, propres, renouvelables et décarbonées et les mines de lithium.)
Nicolas Casaux
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