Les éditions L’Échappée rééditent ce très bon livre de Kirkpatrick Sale sur l’histoire des luddites, initialement paru en 1995, augmenté d’une préface de Célia Izoard, la traductrice, dont voici un extrait :
« En janvier 1995, année de publication de ce livre, [Kirkpatrick Sale] a mis en scène le pilonnage d’un ordinateur au marteau lors d’une conférence à l’hôtel de ville de New York, face à un public de 1500 personnes. Interviewé par Kevin Kelly, entrepreneur-gourou de la Silicon Valley et fondateur du magazine Wired, il explique : “En plus des méfaits écologiques et sanitaires liés à leur production et à leur usage, les ordinateurs posent deux problèmes éthiques. Le premier est que l’informatisation renforce la puissance immense de notre civilisation en lui permettant, de façon encore plus rapide et efficace, d’accomplir ses tristes desseins : accumuler de l’argent et produire des objets. […] Le second est que l’informatique donne à cette puissance les moyens de détruire la nature plus rapidement et plus efficacement que jamais auparavant.” De fait, le rôle décisif qu’a joué l’informatique dans la mise en place du néolibéralisme et la mondialisation des chaînes de valeur lui donne raison. Depuis trente ans, cette production dont les réseaux ont assuré le déploiement à l’échelle planétaire a accru la déforestation, les émissions de carbone et la pollution à une échelle inédite. Et aux problèmes de surconsommation de ressources et d’énergie qui semblaient déjà insolubles dans les années 1990 est venue s’ajouter une infrastructure numérique insoutenable. C’est la production de milliards de puces et d’objets électroniques mobilisant une longue chaîne d’extraction de métaux, c’est aussi l’infrastructure du big data, avec ses antennes, ses câbles, et ses centres de données aux millions de serveurs qui consomment, à eux seuls, en 2022, autant d’électricité qu’un pays comme l’Australie. Sans oublier les montagnes de déchets électroniques qui s’accumulent, exportés en masse au Ghana, en Chine ou au Mexique. »
Dans l’entretien de 1995 entre Kevin Kelly et Kirkpatrick Sale que Célia Izoard mentionne, on trouve en outre cet échange :
« Kelly : Alors pourquoi sommes-nous ici ? Pourquoi les humains sont-ils ici ?
Sale : [Pause.] Pour exister.
Kelly : C’est intéressant. Et comment mesurer la réussite d’une culture humaine ?
Sale : En fonction de sa capacité à exister en harmonie avec le reste de la nature.
Kelly : Je rejette totalement cette idée. Ce n’est pas suffisant.
Sale : Pas suffisant ?!
Kelly : Oui. L’existence nue [se contenter d’exister], c’est pour les animaux. C’est en fait tout ce que les animaux sont capables de faire : exister en harmonie avec leur environnement.
Sale : Et qu’y a‑t-il de mal à cela ?
Kelly : Plein de choses. Nous avons quitté cette phase il y a des lustres. »
À la fin de l’interview, Kirkpatrick Sale prédisait que d’ici quelques décennies, en raison de la continuation de la civilisation industrielle, il se produirait des « catastrophes environnementales à grande échelle ».
Bien évidemment, Kevin Kelly n’était pas de cet avis : « Je vous parie 1 000 dollars qu’en 2020, nous ne serons même pas proches du type de catastrophe que vous décrivez — une convergence de trois catastrophes : l’effondrement de la monnaie mondiale, un conflit significatif entre les riches et les pauvres, et des catastrophes environnementales d’une certaine ampleur. Nous n’en serons même pas proches. Je parie sur mon optimisme. »
Bien évidemment, Kevin Kelly, cet énorme crétin, avait tort. Le désastre — qui était déjà bien entamé à l’époque — n’a fait qu’empirer. Les catastrophes, nous y sommes. Et bien entendu, Kevin Kelly n’a pas changé d’avis. Il continue de célébrer la technologie comme un fou furieux.
Bref. Écoutons (ou, plutôt, lisons) ce que les luddites ont à nous dire, au travers de l’ouvrage de Kirkpatrick Sale.
Nicolas Casaux
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